– Comment se fait-il que je n'aie rien deviné de votre don, rien soupçonné jusqu'ici ?

– J'avais demandé qu'on ne vous en parlât pas. Et peut-être n'étiez-vous pas très attentive à découvrir mes talents ?

– Oh ! c'est trop fort ! répéta Angélique.

Mais le premier moment de fureur passé, elle avait brusquement envie de rire. Dire qu'il avait poussé le cynisme jusqu'à l'encourager à « le » tromper avec lui-même ! Il avait vraiment le diable au corps !... C'était le diable en personne !

– Je ne vous pardonnerai jamais cette odieuse comédie, dit-elle en pinçant les lèvres et en rassemblant tout ce qu'elle pouvait de dignité.

– J'adore jouer la comédie. Voyez-vous, ma chérie, l'existence ne m'a pas toujours été indulgente, et l'on a si souvent ricané sur mon passage que j'éprouve à mon tour un plaisir infini à me moquer des autres.

Elle ne put s'empêcher de lever vers le visage masqué un regard grave.

– Vous vous êtes vraiment moqué de moi ?

– Pas tout à fait, et vous le savez bien, répondit-il.

*****

Sans un mot d'adieu, Angélique se détourna et s'éloigna.

– Angélique ! Angélique !

Il la rappelait à voix basse.

Dressé au seuil de la tonnelle, dans l'attitude mystérieuse d'un Arlequin d'Italie, il posait un doigt sur ses lèvres.

– Par grâce, madame, ne racontez cette histoire à personne, même à votre servante préférée. Si l'on apprend que je quitte mes hôtes, que je me déguise et que je me masque pour aller voler un baiser à ma propre femme, je serai ridiculisé.

– Vous êtes insupportable ! cria-t-elle.

Elle rassembla ses jupes et remonta en courant l'allée de sable. Dans l'escalier, elle s'aperçut qu'elle riait. Elle se déshabilla en arrachant les agrafes et en se piquant aux épingles dans son énervement. Se tournant et se retournant, brûlante, entre les draps, elle ne pouvait trouver le sommeil. Le visage masqué, le visage blessé, le profil aux traits purs passaient et repassaient devant elle. Quelle était l'énigme de cet homme trompeur ? Tout à coup, elle se révoltait, et puis le souvenir du plaisir éprouvé dans ses bras l'alanguissait.

« Vous êtes faite pour l'amour, madame... »

Elle finit par s'endormir. Dans son sommeil, les yeux de Joffrey de Peyrac lui apparaissaient « tout illuminés du feu de ses forges » et elle y voyait danser des flammes.

Chapitre 8

Angélique était assise dans la galerie aux glaces vénitiennes du palais. Elle ne savait pas encore ce qu'elle allait faire et quelle serait son attitude. Depuis son retour du pavillon de la Garonne, le matin même, elle n'avait pas revu Joffrey de Peyrac. Clément la prévint que M. le comte s'était enfermé avec le Maure Kouassi-Ba dans les appartements de l'aile droite, là où M. le comte avait coutume de se livrer à des travaux d'alchimie. Angélique se mordit les lèvres de dépit. Joffrey risquait de ne pas reparaître avant de longues heures. D'ailleurs, elle ne le souhaitait pas. Cela lui était bien égal. Elle était trop révoltée encore de la mystification dont elle avait été l'objet la veille au soir.

La jeune femme décida de se rendre aux offices, où l'on mettait aujourd'hui en flacons les premières liqueurs de la saison. La table du Gai Savoir passait pour la plus raffinée de la province. Joffrey de Peyrac prenait lui-même grand soin des menus qu'il offrait à ses visiteurs et Clément, ayant dans ce domaine des capacités indéniables, avait pris une place très importante dans la tenue de la maison. Cependant, à peine Angélique avait-elle pénétré aux cuisines parfumées de l'odeur des oranges, de l'anis et des épices aromatiques, qu'un négrillon essoufflé vint la prévenir que le baron Benoît de Fontenac, archevêque de Toulouse, demandait à la saluer ainsi que son mari.

Le matin n'était pas le moment habituel des visites, réservées aux heures fraîches du soir. Et de plus il y avait déjà plusieurs mois que l'archevêque, après on ne savait quelle nouvelle dispute de préséance, n'avait plus remis les pieds au palais du comte de Peyrac, qu'il accusait de combattre son influence sur l'esprit des Toulousains.

Intriguée et vaguement inquiète, Angélique enleva le devantier qu'elle venait d'épingler sur sa robe, et revint précipitamment en tapotant ses cheveux. Elle les portait, selon la mode, assez longs et tombant en boucles sur sa berthe de dentelles. Elle arriva dans la galerie d'entrée pour voir se dresser au sommet du perron la haute silhouette du baron archevêque en robe rouge et collet blanc. En contrebas, dans les jardins, l'escorte de monseigneur, ses laquais, l'épée au côté, ses pages et les grands seigneurs à cheval, menait force bruit autour du carrosse attelé de six chevaux bais.

Angélique se précipita à genoux pour baiser l'anneau pastoral, mais la relevant, ce fut l'archevêque qui lui baisa la main pour préciser par ce geste mondain que sa visite n'avait rien de solennel.

– De grâce, madame, ne me faites pas trop mesurer par vos révérences combien je suis un homme d'âge en face de votre jeunesse.

– Monseigneur, je ne cherchais qu'à vous témoigner le respect que j'éprouve pour un homme illustre et revêtu d'une dignité sacerdotale qu'il tient de S. S. le pape et de Dieu même...

Chaque fois qu'Angélique prononçait des paroles de ce genre, elle ne pouvait s'empêcher de revoir mère Sainte-Anne, leur professeur d'éducation mondaine au couvent de Poitiers. Mère Sainte-Anne aurait été satisfaite d'une élève qui avait été pourtant bien indocile.

Cependant le prélat ôtait son chapeau et ses gants et les remettait à un jeune abbé de sa suite, qu'il congédia d'un geste.

– Mes gens vont m'attendre au-dehors. J'aimerais vous entretenir, madame, loin des oreilles frivoles.

Angélique jeta un regard moqueur au petit abbé accusé d'avoir des oreilles frivoles, et qui rougissait.

Dans le salon, la jeune femme, après avoir fait venir des rafraîchissements, excusa l'absence de son mari. Elle allait le prévenir.

– Moi-même je suis au regret de vous avoir fait attendre ; j'étais à l'office, où je surveillais la confection de nos liqueurs. Mais j'abuse de votre temps, monseigneur, en vous parlant de ces détails mesquins.

– Rien n'est mesquin devant Nôtre-Seigneur. Souvenez-vous du cas de Marthe la servante. Il est si rare de nos jours de voir une grande dame s'occuper des affaires de son ménage. C'est pourtant la maîtresse de maison qui donne le ton de la dignité et de l'activité à ses domestiques. Et lorsque, au surplus, on mêle comme vous, comtesse, la grâce de Marie-Madeleine à la sagesse de Marthe...

Mais la voix de l'archevêque était distraite, et le badinage du monde ne semblait pas un art dans lequel il se complût. Malgré sa prestance et le regard volontairement droit de ses yeux bleus, il y avait en lui quelque chose de soupçonneux qui impressionnait toujours ses interlocuteurs. Joffrey avait fait la remarque, un jour, que l'archevêque était un homme qui excellait à mettre les gens dans leur tort. Après s'être frotté les mains pensivement, il répéta qu'il éprouvait un grand plaisir à revoir une jeune femme dont les apparitions à l'archevêché avaient été bien rares, depuis le jour déjà lointain où il l'avait mariée en la cathédrale Saint-Séverin.

– Je vous aperçois aux offices, et je n'ai qu'à louer votre assiduité aux services du carême. Mais j'avoue, ma fille, que j'ai eu quelque déception à ne pas vous entendre à mon confessionnal.

– J'ai pour aumônier le chapelain des visitandines, monseigneur.

– C'est un digne prêtre, mais pour vous, madame, dont la situation est en vue, il me semble...

– Monseigneur, pardonnez-moi, s'écria Angélique en éclatant de rire, mais je vais vous expliquer mon point de vue : je commets de trop petits péchés pour aller les confesser à un homme de votre importance ; j'en serais gênée.

– Il me semble, mon enfant, que vous vous trompez sur la nature même du sacrement de pénitence. Ce n'est pas au pécheur de mesurer l'étendue de ses fautes. Et, lorsque l'écho de la ville me rapporte les désordres dont cet hôtel est le théâtre, je doute fort qu'une jeune femme aussi jolie et gracieuse puisse y demeurer intacte comme au jour de son baptême.

– Je n'ai pas cette prétention, monseigneur, murmura Angélique en baissant les yeux, mais je crois que l'écho exagère. En vérité les fêtes sont joyeuses ici. On y rime, on y chante, on y boit, on y parle d'amour et l'on rit beaucoup. Mais je n'ai jamais été témoin de désordres dont ma conscience aurait pu s'offusquer...

– Laissez-moi m'imaginer que vous êtes plus naïve qu'hypocrite, mon enfant. On vous a mise trop jeune entre les mains d'un époux dont les paroles ont plus d'une fois frôlé l'hérésie, et dont l'habileté et l'expérience acquise près des femmes lui ont permis de façonner sans peine votre esprit encore malléable. Je n'ai qu'à évoquer ces trop célèbres cours d'amour qu'il tient chaque année dans son palais, et auxquelles se rendent non seulement les seigneurs de la ville, mais encore des femmes bourgeoises, mais encore tous les jeunes nobles de la province, pour frémir et trembler lorsque je constate que par sa fortune il prend chaque jour une influence plus grande sur la ville. Déjà les principaux capitouls, qui sont comme vous le savez les consuls de nos provinces, magistrats austères et intègres, s'inquiètent de voir leurs épouses reçues au palais du Gai Savoir.

– Voilà des gens bien compliqués, fit Angélique en affectant un air piqué. J'ai toujours entendu dire que l'ambition des grands bourgeois était précisément de se voir accueillis par la haute noblesse jusqu'au jour où une faveur du roi leur permettrait de se faire anoblir à leur tour. Mon mari n'est pas pointilleux tant sur le blason que sur l'ancienneté de la famille. Il reçoit ceux et celles qui sont gens d'esprit. Je m'étonne que ces messieurs capitouls fassent pareille moue.