– Que voulez-vous dire ? Vos paradoxes m'affolent !

– J'expose que l'air dans lequel nous nous mouvons ne serait en réalité qu'un élément dense, un peu comme l'eau que respirent les poissons : élément d'une certaine élasticité, d'une certaine résistance, bref élément invisible à nos yeux, mais réel.

– Vous m'effrayez, répéta l'Italien.

Il se leva et fit quelques pas à travers la pièce avec agitation. S'arrêtant, il ouvrit plusieurs fois la bouche comme un poisson, secoua la tête et revint s'asseoir au coin de la cheminée.

– Je serais tenté de vous traiter de fou, ajouta l'Italien, et pourtant en moi-même il y a quelque chose qui vous approuve. Votre théorie serait le parachèvement de l'étude à laquelle je me suis livré sur les liquides en mouvement. Ah ! je ne regrette pas ce dangereux voyage, qui me procure la joie insigne de parler avec un grand savant. Mais prenez garde, mon ami : Si moi-même, dont les paroles n'ont jamais atteint l'audace des vôtres, je suis considéré comme hérétique et contraint de m'exiler en Suisse, qu'adviendra-t-il de vous ?

– Bah ! dit le comte, je ne cherche à convaincre personne, si ce n'est des esprits initiés aux sciences et qui peuvent me comprendre. Je n'ai même pas l'ambition d'inscrire et de faire éditer le résultat de mes travaux. Je m'y livre par plaisir, comme je prends plaisir à versifier quelques chansons avec d'aimables dames. Je suis tranquille dans mon palais toulousain et qui viendrait m'y chercher noise ?

– L'œil du pouvoir est partout, fit Bernalli en jetant un regard désenchanté autour de lui.

À cet instant même, Angélique eut la perception d'un bruit très léger non loin d'elle, et il lui sembla que la tenture d'une portière avait bougé. Elle en ressentit une impression désagréable. Dès lors, elle ne suivit plus qu'avec distraction la conversation des deux hommes. Son regard s'attachait inconsciemment au visage de Joffrey de Peyrac. La pénombre qui envahissait la pièce par ce crépuscule hâtif d'hiver atténuait les traits défigurés du gentilhomme, et seuls s'imposaient les yeux noirs pleins d'une lumière passionnée, l'éclat des dents sur le sourire dont il accompagnait avec désinvolture ses paroles les plus graves. Le trouble entrait dans le cœur d'Angélique.

Lorsque Bernalli se fut retiré pour mettre de l'ordre dans sa toilette avant le repas, Angélique ferma la fenêtre. Des valets disposèrent des flambeaux sur les tables tandis qu'une servante ranimait le feu. Joffrey de Peyrac se leva et se rapprocha de l'embrasure où se tenait sa femme.

– Vous voici bien silencieuse, ma mie. C'est d'ailleurs votre coutume. Vous êtes-vous endormie en entendant nos discours ?

– Non, j'ai été vivement intéressée, au contraire, fit lentement Angélique et pour la première fois son regard ne fuyait pas celui de son mari. Je ne prétends pas avoir tout compris, mais je vous avouerai que j'ai plus de goût pour ce genre de discussions que pour les poésies de ces dames ou de leurs pages.

Joffrey de Peyrac posa un pied sur le degré de l'embrasure et se pencha pour considérer Angélique avec attention.

– Vous êtes une curieuse petite femme. Je crois que vous commencez à vous apprivoiser, mais vous ne cessez de m'étonner. J'ai employé bien des séductions diverses pour conquérir la femme que je souhaitais, mais n'avais encore jamais pensé à mettre les mathématiques dans mon jeu.

Angélique ne put s'empêcher de rire, tandis qu'une flamme montait à ses joues. Elle baissa les yeux avec un peu de gêne pour son ouvrage. Pour changer de conversation elle demanda :

– C'est donc à des expériences de physique que vous vous livrez dans ce mystérieux laboratoire que Kouassi-Ba garde si jalousement ?

– Oui et non. J'ai bien quelques appareils de mesure, mais mon laboratoire me sert surtout à des travaux de chimie sur les métaux, tels que l'or et l'argent.

– L'alchimie, répéta Angélique émue. (Et la vision du château de Gilles de Retz passa devant ses yeux. ) Pourquoi voulez-vous toujours de l'or et de l'argent ? interrogea-t-elle soudain avec fougue. On dirait que vous les cherchez partout, non seulement dans votre laboratoire mais en Espagne, en Angleterre et jusque dans cette petite mine de plomb que ma famille possédait en Poitou... Et Molines m'a dit que vous aviez aussi une mine d'or dans les montagnes des Pyrénées. Pourquoi voulez-vous tant d'or ?...

– Il faut beaucoup d'or et d'argent pour être libre, madame. Et voyez ce que dit le maître André le Chapelain, en tête de son manuscrit L'Art d'Aimer : « Pour s'occuper d'amour, il ne faut pas avoir souci de sa vie matérielle. »

– Ne croyez pas que vous me gagnerez avec des présents et des richesses, fit Angélique en se rétractant violemment.

– Je ne crois rien, ma chérie. Je vous attends. Je soupire. « Tout amant doit pâlir en présence de son amante. » Je pâlis. Est-ce que vous trouvez que je ne pâlis pas assez ? Je sais bien qu'il est recommandé aux troubadours de se mettre à genoux devant leur dame, mais c'est un mouvement dont ma jambe s'accommode mal. Je m'en excuse. Ah ! soyez sûre que je peux redire comme Bernard de Ventadour, le divin poète : « Les tourments de l'amour que m'inspire cette belle dont je suis l'esclave soumis causeront ma mort ! » Je me meurs, madame.

Angélique secoua la tête en riant.

– Je ne vous crois pas. Vous n'avez pas l'air de mourir... Vous vous enfermez dans votre laboratoire, ou bien vous courez les hôtels de ces précieuses dames toulousaines, afin de les guider dans leurs compositions poétiques.

– Vous manquerais-je, madame ?

Elle hésita, un sourire aux lèvres, voulant conserver le ton du badinage.

– Ce sont les distractions qui me manquent, et vous êtes la Distraction et la Variété personnifiées.

Elle reprit son ouvrage. Elle ne savait plus si elle aimait ou craignait l'expression avec laquelle Joffrey de Peyrac la regardait parfois à l'occasion de ces joutes plaisantes, que la vie mondaine multipliait entre eux. Tout à coup, il cessait d'ironiser, et dans le silence elle avait l'impression de subir un empire étrange, qui l'enveloppait, la brûlait. Elle se sentait nue, ses petits seins pointaient sous les dentelles de son corsage. Elle avait envie de fermer les yeux.

« Il profite de ce que ma méfiance est endormie pour me jeter un charme », se dit-elle ce soir-là avec un petit frisson d'effroi et de plaisir.

Joffrey de Peyrac attirait les femmes. Angélique ne pouvait le nier, et ce qui avait été pour elle, les premiers jours, une cause de stupéfaction, lui devenait compréhensible. Certaines expressions bouleversées, certains tressaillements de ses belles amies lorsque s'approchait dans les couloirs le pas hésitant du gentilhomme boiteux, ne lui avaient pas échappé. Qu'il parût, et un courant de fébrilité traversait l'assemblée féminine. Il savait parler aux femmes. Il avait des mots mordants et doux, connaissait la parole qui donne à celle qui la reçoit l'impression d'être remarquée entre toutes. Angélique se cabrait comme un cheval rétif sous la voix flatteuse. Avec une sensation de vertige, elle se remémorait les confidences de la nourrice : « Il attire les jeunes femmes par des chants bizarres... »

Lorsque Bernalli reparut, Angélique se leva pour aller à sa rencontre. Elle frôla le comte de Peyrac, regretta soudain que la main de celui-ci ne se fût pas tendue pour lui prendre la taille.

Chapitre 6

Un rire hystérique éclata à travers la galerie déserte.

Angélique, qui s'avançait, s'immobilisa et regarda autour d'elle. Le rire se prolongeait, montant jusqu'aux notes les plus aiguës, retombant dans une sorte de sanglot, pour remonter encore. C'était une femme qui riait. Angélique ne la voyait pas. Cette aile du palais, où elle s'était aventurée par l'heure chaude, était très calme. Avril, avec les premières chaleurs, amenait de la torpeur en l'hôtel du Gai Savoir. Les pages dormaient dans les escaliers. Angélique, qui n'aimait pas faire la sieste, avait entrepris de parcourir sa demeure, dont elle ne connaissait pas encore tous les recoins. Les escaliers, les salles, les couloirs coupés de loggia étaient innombrables. Par les croisées et les lucarnes, on distinguait la ville, ses hauts clochers aux baies emplies d'azur, ses grands quais rouges au bord de la Garonne. Tout dormait. La longue jupe d'Angélique faisait un bruit de feuilles sur le dallage. Tout à coup, ce rire perçant avait éclaté. La jeune femme aperçut au fond de la galerie une porte à demi ouverte. Il y eut un bruit d'eau jetée et le rire se coupa net. Une voix d'homme dit :

– Maintenant que vous voilà calmée, je vais vous écouter.

C'était la voix de Joffrey de Peyrac.

Angélique se rapprocha très doucement et regarda par la fente de la porte. Son mari était assis. Elle ne voyait que le dossier de son fauteuil et une de ses mains posée sur l'accoudoir et qui tenait un de ces bâtons de tabac qu'il appelait cigare. Devant lui, agenouillée sur le dallage dans une mare d'eau, il y avait une très belle femme qu'Angélique ne connaissait pas. Elle était habillée de noir avec richesse, mais apparemment trempée jusqu'à la chemise. Près d'elle, un baquet de bronze vide indiquait clairement à quel usage avait servi l'eau de son contenu, réservé d'ordinaire à rafraîchir les flacons de vins fins.

La femme, ses longs cheveux noirs collés aux tempes, regardait avec effarement ses poignets de dentelles fripées.

– Moi ! s'écria-t-elle d'une voix étouffée, c'est moi que vous avez traitée ainsi ?

– Il le fallait, ma toute belle, répondit Joffrey sur un ton de gronderie indulgente. Je ne pouvais vous laisser plus longtemps perdre votre dignité devant moi. Vous ne me l'auriez jamais pardonné. Allons, relevez-vous, Carmencita. Par cette chaleur torride, vos vêtements seront bientôt secs. Asseyez-vous dans ce fauteuil devant moi.