Elle reporta sur sa propre image un regard morne.

– Si, monsieur, dit-elle docilement.

– Alors ?... Vous pourriez au moins sourire...

Et elle crut l'entendre soupirer tout bas.

Dans les mois qui suivirent, elle fut bien obligée de se rendre compte que Joffrey de Peyrac prodiguait beaucoup plus d'attentions et de compliments aux autres femmes qu'à son épouse.

Sa galanterie était spontanée, riante, raffinée, et les daines la recherchaient avec un plaisir évident.

Celles-ci jouaient aux Précieuses, ainsi qu'il était de mode à Paris.

– C'est ici l'hôtel du Gai Savoir, lui dit un jour le comte. Tout ce qui fit la grâce et la courtoisie de l'Aquitaine et, partant, de la France, doit se retrouver en ces murs. Ainsi Toulouse vient de connaître les célèbres Jeux floraux. La violette d'or a été décernée à un jeune poète du Roussillon. De tous les coins de France et même du monde, c'est à Toulouse que les faiseurs de rondeaux viennent se faire juger, sous l'égide de Clémence Isaure, la lumineuse inspiratrice des troubadours du temps passé. Ainsi ne vous effarez pas, Angélique, de tous ces visages inconnus qui vont et viennent dans mon palais. S'ils vous importunent, vous pouvez vous retirer au pavillon de la Garonne.

Mais Angélique n'éprouvait pas le désir de s'isoler. Peu à peu, elle se laissait gagner par le charme de cette vie chantante. Après l'avoir dédaignée, quelques dames lui trouvèrent de l'esprit et l'accueillirent dans leurs cercles. Devant le succès des réceptions que le comte donnait en cette demeure qui était malgré tout la sienne, la jeune femme prenait goût à diriger leur bonne ordonnance. On la vit courir des cuisines aux jardins et des combles aux caves, suivie de ses trois petits négrillons. Elle s'était accoutumée à leurs amusantes faces rondes et noires. Il y avait beaucoup de Maures esclaves à Toulouse, car les ports d'Aigues-Mortes et de Narbonne s'ouvraient sur cette Méditerranée, qui n'était qu'un grand lac de piraterie. Se rendre par mer de Narbonne à Marseille représentait une véritable expédition ! À Toulouse, on riait beaucoup alors de fa mésaventure d'un seigneur gascon, qui durant un voyage avait été fait prisonnier par les galères arabes. Le roi de France l'avait racheté immédiatement au sultan des barbaresques, mais à son retour on le trouvait fort maigri et il ne cachait pas qu'il avait eu très chaud chez les Maures. Seul Kouassi-Ba impressionnait un peu Angélique. Lorsqu'elle voyait se dresser devant elle ce sombre colosse aux yeux d'émail blanc, elle maîtrisait un petit recul de crainte. Il semblait cependant fort doux. Il ne quittait pas le comte de Peyrac, et c'est lui qui gardait au fond du palais la porte d'un appartement mystérieux. Là, le comte se retirait chaque soir, et parfois même le jour. Angélique ne doutait pas que ce domaine réservé n'abritât les cornues et fioles dont Henrico avait parlé à la nourrice.

Elle aurait été fort curieuse d'y pénétrer, mais n'osait pas. Ce fut un des visiteurs de l'hôtel du Gai Savoir qui lui permit de découvrir ce nouvel aspect de l'étrange personnalité de son mari.

Chapitre 5

Le visiteur était couvert de poussière. Il voyageait à cheval et venait de Lyon par Nîmes.

C'était un homme assez grand, d'environ trente-cinq ans. Il commença à parler l'italien, puis passa au latin, qu'Angélique comprenait mal, puis finit par s'exprimer en allemand.

C'est en cette langue, qui était familière à Angélique, que le comte présenta le voyageur.

– Le Pr Bernalli de Genève me fait le grand honneur de venir parler avec moi de problèmes scientifiques au sujet desquels nous avons entretenu depuis de longues années une abondante correspondance.

L'étranger s'inclina avec une galanterie tout italienne et se confondit en protestations. Il allait certainement importuner, par ses discours abstraits et ses formules, une charmante dame dont les soucis devaient être plus légers. Mi par bravade, mi par réelle curiosité, Angélique demanda d'assister à la discussion. Cependant, pour ne pas être indiscrète, elle alla s'asseoir dans l'angle d'une haute croisée ouverte sur la cour.

On était en hiver, mais le froid était sec et le soleil continuait de briller. Des cours, montait l'odeur des braseros de cuivre autour desquels se chauffaient les valets. Angélique, un travail de broderie à la main, tendait l'oreille aux propos des deux hommes, qui s'étaient assis face à face près de la cheminée, où l'on entretenait sans conviction un petit feu de bois.

Ils parlèrent d'abord de personnalités qui lui étaient totalement inconnues : du philosophe anglais Bacon, du français Descartes, de l'ingénieur français Blondel contre lequel les causeurs s'indignèrent fort, car celui-ci, disait-on, traitait les théories de Galilée de paradoxes stériles.

De tout ceci, Angélique finit par comprendre que l'arrivant était un partisan acharné du nommé Descartes, que son mari au contraire combattait.

Assis au creux de son fauteuil de tapisserie dans une de ces poses nonchalantes qu'il affectionnait, Joffrey de Peyrac semblait à peine plus sérieux que lorsqu'il discutait avec les dames des rimes d'un sonnet. Son attitude désinvolte tranchait avec celle de son interlocuteur, raidi au bord de son tabouret par la passion que lui inspirait leur dialogue.

– Votre Descartes est assurément un génie, disait le comte, mais ceci ne veut pas dire qu'en tout et pour tout il ait raison.

L'Italien s'échauffait.

– Je suis bien curieux de savoir comment vous pourrez le prendre en défaut. Voyons ! Voici un homme qui, le premier, à la scolastique et aux idées abstraites et religieuses a opposé sa méthode expérimentale. Désormais, au lieu de juger les choses comme on le faisait autrefois selon les principes absolus, on les jugera en effectuant des mesures et des expériences, pour en déduire ensuite les lois mathématiques. Cela, nous le devrons à Descartes. Comment vous, qui affectez de posséder l'esprit réaliste cher aux hommes de la Renaissance, pouvez-vous ne pas adhérer à ce système ?

– J'y adhère, croyez-moi, mon ami. Je suis convaincu que sans Descartes jamais la science n'aurait pu émerger de la croûte de sottises dans laquelle ces derniers siècles l'ont ensevelie. Mais je lui reproche d'avoir manqué de franchise envers son propre génie. Ses théories sont entachées d'erreurs flagrantes. Mais je ne veux, point vous contrarier si vous êtes convaincu.

– Je suis venu de Genève, et j'ai traversé neiges et fleuves pour accepter votre défi concernant Descartes. Je vous écoute.

– Prenons, si vous voulez, le principe de la gravitation, c'est-à-dire de l'attirance des corps les uns contre les autres et, partant, de la chute des corps vers le sol. Descartes affirme que lorsqu'un corps en choque un autre, il ne peut lui imprimer de mouvement que s'il a une masse supérieure à celui-ci. Ainsi une boule de liège frappant une boule de fonte ne pourra pas la déplacer.

– C'est l'évidence même. Et permettez-moi de citer la formule de Descartes : « La somme arithmétique des quantités en mouvement des diverses parties de l'univers reste constante. »

– Non, s'écria Joffrey de Peyrac en se levant avec une brusquerie qui fit tressaillir Angélique. Non, ceci n'est qu'une fausse évidence et Descartes n'a pas fait-l'expérience. Il lui aurait suffi, pour s'apercevoir de son erreur, de tirer au pistolet une balle de plomb d'une once contre une boule de chiffons serrés d'un poids supérieur de deux livres. La boule de chiffons aurait été déplacée.

Bernalli regarda le comte avec une expression stupéfaite.

– J'avoue que vous me confondez. Mais votre exemple est-il bien choisi ? Dans cette expérience de tir au pistolet il entre peut-être un élément nouveau ?... Comment l'appeler : la violence, la force...

– C'est l'élément de vitesse tout simplement. Mais il n'est pas spécifique au tir. Chaque fois qu'un corps se déplace, cet élément entre en jeu. Ce que Descartes appelle la quantité de mouvement, c'est la loi de la vitesse et non une addition arithmétique des choses.

– Et si la loi de Descartes n'est pas bonne, laquelle voyez-vous d'autre ?

– Celle de Copernic lorsqu'il parle de l'attraction réciproque des corps entre eux, de cette propriété invisible, pareille à celle de l'aimant, qu'on ne peut mesurer, mais qu'on ne peut nier aussi.

Bernalli, un poing sur les lèvres, se recueillait.

– J'ai déjà pensé un peu à tout cela, et j'en ai discuté avec Descartes lui-même, lorsque je l'ai rencontré à La Haye, avant qu'il parte en Suède où il devait, hélas, mourir. Savez-vous ce qu'il m'a répondu : il m'a déclaré que cette loi de l'attraction devait être écartée parce qu'il y avait en elle « quelque chose d'occulte » et qu'elle paraissait à priori hérétique et suspecte.

Le comte de Peyrac éclata de rire.

– Descartes était un pleutre, et surtout il ne voulait pas perdre les mille écus de pension que M. Mazarin lui octroyait. Il se souvenait du pauvre Galilée qui dut rétracter sous les tortures de l'Inquisition son « hérésie du mouvement de la terre », et qui, plus tard, mourut en soupirant : « Et pourtant elle tourne !... » Aussi lorsque Descartes, dans son Traité du Monde, reprit la théorie du Polonais Copernic De Revolutionibus orbium coelestium, se garda-t-il bien d'affirmer le mouvement de la terre. Il se borna à dire : « La terre ne se meut pas, mais elle est entraînée par un tourbillon. » N'est-ce pas une hyperbole charmante ?

– Je vois que vous n'êtes pas pour ce pauvre Descartes, dit le Genevois, et pourtant vous le considérez comme un génie.

– J'en veux doublement aux grands esprits de se montrer mesquins. Descartes, malheureusement, avait le souci de sauver sa vie et d'assurer son pain quotidien, qu'il ne pouvait devoir qu'aux largesses des grands. J'ajouterai qu'à mon avis, s'il s'est montré un génie pour les mathématiques pures, il n'était pas de force pour la dynamique et la physique en général. Ses expériences sur la chute des corps, si tant est qu'il se soit livré à de véritables expériences matérielles, sont embryonnaires. Il aurait fallu, pour les compléter, qu'il avançât un fait extraordinaire mais qui, à mon sens, n'est pas impossible : c'est que l'air n'est pas vide.