« Seigneur, pensa Angélique, je n'ai jamais entendu traiter un ecclésiastique de rang élevé avec une telle insolence ! »

Elle regardait tour à tour les deux personnages, dont les prunelles s'affrontaient. Le premier, son mari parut s'apercevoir de l'émotion qu'elle éprouvait. Il lui adressa un sourire, qui plissait bizarrement son visage, mais découvrait ses dents très blanches.

– Pardonnez-nous, madame, de discuter ainsi devant vous. Monseigneur et moi, nous sommes des ennemis intimes !

– Nul homme n'est mon ennemi ! s'écria l'archevêque indigné. Que faites-vous de la charité qui doit habiter dans le cœur d'un serviteur de Dieu ? Si vous me haïssez, je ne vous hais point. Mais j'ai devant vous l'inquiétude du berger pour la brebis qui s'égare. Et, si vous n'écoutez pas mes paroles, je saurai séparer l'ivraie du bon grain.

– Ah ! s'écria le comte avec une sorte de rire effrayant, que voilà bien l'héritier de ce Foulques de Neuilly, évêque et bras droit du terrible Simon de Montfort qui dressa les bûchers des Albigeois, réduisit en cendres la délicate civilisation d'Aquitaine ! Le Languedoc, au bout de quatre siècles, pleure encore ses splendeurs détruites, et tremble au récit des horreurs décrites. Moi qui suis de la plus ancienne souche toulousaine, qui porte du sang ligure et wisigoth dans mes veines, je frémis lorsque mon regard rencontre vos yeux bleus d'homme du Nord. Héritier de Foulques, héritier des grossiers barbares qui ont implanté chez nous le sectarisme et l'intolérance, voilà ce que je lis dans vos yeux !

– Ma famille est une des plus anciennes du Languedoc, clama l'évêque en se dressant à demi. (Et à cet instant son accent du Midi le rendait à peu près inintelligible aux oreilles d'Angélique). Vous savez bien vous-même, monstre insolent, que la moitié de Toulouse m'appartient en héritage. Depuis des siècles, nos fiefs sont toulousains.

– Quatre siècles ! quatre siècles à peine, monseigneur, cria Joffrey de Peyrac, levé lui aussi. Vous êtes venu dans les chariots de Simon de Montfort, avec les croisés honnis. Vous êtes l'envahisseur ! Homme du Nord ! Homme du Nord ! que faites-vous à ma table ?...

Angélique, horrifiée, commençait à se demander si la bataille n'allait pas se déclarer, lorsqu'un grand éclat de rire des convives souligna les dernières paroles du comte toulousain. Le sourire de l'évêque fut moins sincère. Cependant, quand le grand corps de Joffrey de Peyrac se déhancha pour aller s'incliner devant le prélat en signe d'excuse, il lui tendit avec bonne grâce son anneau pastoral à baiser. Angélique était trop déconcertée pour se mêler franchement à cette exubérance. Les paroles que ces deux hommes venaient de se jeter à la tête n'étaient point futiles, mais il est vrai que pour les gens du Sud le rire est souvent le prélude éclatant aux plus noires tragédies. Tout à coup, Angélique retrouvait l'exaltation brûlante dont la nourrice Fantine avait environné son enfance. Grâce à cela, elle ne se sentirait pas étrangère en cette société impulsive.

– La fumée du tabac vous importune-t-elle, madame ? demanda brusquement le comte en se penchant vers elle et en cherchant à surprendre son regard.

Elle secoua la tête négativement. L'odeur subtile du tabac accentuait sa mélancolie, évoquant pour elle la présence du vieux Guillaume au coin du feu et la grande cuisine de Monteloup. Le vieux Guillaume, la nourrice, les choses familières étaient devenues lointaines soudain.

Dans les bosquets, des violons commençaient de jouer. Bien qu'elle fût lasse à mourir, Angélique accepta avec empressement le marquis d'Andijos qui venait l'inviter. Les danseurs s'étaient assemblés dans une grande cour dallée, rafraîchie d'un jet d'eau. Au couvent, Angélique avait appris assez de pas à la mode pour ne pas paraître embarrassée parmi les seigneurs et les dames d'une province fort mondaine, dont la plupart faisaient parfois de longs séjours à Paris. C'était la première fois qu'elle dansait ainsi dans une véritable réception, et elle commençait à y prendre goût lorsqu'il y eut une sorte de remous. Les couples furent disloqués sous la poussée d'une foule qui courait vers l'emplacement du banquet. Les danseurs protestèrent, mais quelqu'un cria :

– Il va chanter.

D'autres répétèrent :

– La Voix d'or ! La Voix d'or du royaume...

Chapitre 4

À ce moment, une main se posa discrètement sur le bras nu d'Angélique.

– Madame, chuchotait la servante Margot, c'est le moment de vous éclipser. M. le comte m'a chargée de vous conduire au pavillon de la Garonne, où vous devez passer la nuit.

– Mais je ne veux pas partir ! protesta Angélique. Je veux écouter ce chanteur dont on dit grand bien. Je ne l'ai pas encore aperçu.

– Il chantera pour vous, madame, il chantera pour vous dans le privé, le comte s'y est engagé, affirma la grande femme. Mais la chaise vous attend.

Tout en parlant, elle avait jeté sur les épaules de sa maîtresse une mante à capuchon et lui tendait un masque de velours noir.

– Mettez cela sur votre visage, chuchota-t-elle. Ainsi l'on ne vous reconnaîtra pas. Sinon les jeunes gens du charivari seront capables de courir jusqu'au pavillon et de troubler votre nuit de noces par le tintamarre de leurs casseroles.

Et la servante pouffa dans sa main.

– C'est toujours ainsi à Toulouse, reprit-elle. Les jeunes mariés qui ne peuvent s'enfuir comme des voleurs, doivent se racheter à grands coups d'écus ou subir le charivari de ces démons. C'est en vain que monseigneur et la police essaient de supprimer cet usage... Aussi le mieux à faire est de quitter la ville.

Elle poussa Angélique à l'intérieur d'une chaise que deux solides valets enlevèrent aussitôt sur leurs épaules. Quelques cavaliers sortant de l'ombre formèrent escorte. Après avoir suivi le dédale des ruelles, le petit groupe atteignit la campagne. Le pavillon était une habitation modeste entourée de jardins qui descendaient jusqu'au fleuve. En mettant pied à terre, Angélique fut surprise du silence, que troublait seul le crissement des grillons.

Marguerite, qui était montée en croupe d'un des cavaliers, glissa à terre et introduisit la jeune mariée à l'intérieur de la maison déserte. L'œil brillant, un sourire aux lèvres, la servante jouissait apparemment de tous ces mystères d'amoureux.

Angélique se trouva dans une chambre carrelée de mosaïque. Une veilleuse brûlait près de l'alcôve, mais sa lumière était inutile, car la clarté de la lune plongeait si avant dans la pièce qu'elle donnait un éclat neigeux aux draps de dentelles du grand lit.

Marguerite jeta un dernier coup d'œil critique à la jeune femme, puis chercha dans son sac quelque flacon d'eau des anges pour lui purifier la peau.

– Laissez-moi, protesta Angélique avec impatience.

– Madame, votre époux va venir, il faut...

– Il ne faut rien. Laissez-moi.

– Bien, madame.

La servante fit une révérence.

– Je souhaite une douce nuit à madame.

– Laissez-moi ! cria une troisième fois Angélique avec colère. Elle resta seule, furieuse de n'avoir pas su contenir son dépit devant une domestique. Mais celle-ci lui était antipathique. Ses manières assurées et habiles l'intimidaient, et elle redoutait la moquerie de ses yeux noirs.

Elle demeura immobile un long moment, jusqu'à ce que le calme trop grand de la chambre lui fût devenu insupportable.

La peur que l'agitation et les conversations avaient endormie s'éveillait de nouveau. Elle serra les dents.

« Je n'ai pas peur, se dit-elle presque à voix haute, je sais ce que je dois faire. Je mourrai, mais il ne me touchera pas ! »

Elle s'avança vers la porte-fenêtre qui s'ouvrait sur la terrasse. Angélique n'avait vu qu'au Plessis ces balcons élégants que l'architecture de la Renaissance avait mis à la mode.

Un lit de repos, tendu de velours vert, invitait à s'asseoir et à contempler le paysage plein de majesté. De cet endroit, on ne voyait plus Toulouse, que dérobait un tournant du fleuve. Il n'y avait que les jardins et l'eau brillante, et plus loin encore des champs de maïs et de vignes.

Angélique s'assit au bord du divan et laissa aller son front contre la balustrade. Sa coiffure compliquée d'épingles à diamants et de perles la faisait souffrir. Elle entreprit de la libérer, non sans peine.

« Pourquoi cette grande sotte ne m'a-t-elle pas décoiffée et dévêtue ? pensa-t-elle. S'imagine-t-elle que mon mari s'en chargera ? »

Elle eut pour elle-même un petit rire railleur et triste.

« Mère Sainte-Anne ne manquerait pas de me faire un petit discours sur la docilité que l'on doit montrer envers tous les désirs de son mari. Et quand elle disait ce tous, ses yeux roulaient comme des billes et nous pouffions de rire, sachant bien à quoi elle pensait. Mais je n'ai pas le goût de la docilité. Molines a raison lorsqu'il dit que je ne m'incline pas devant une chose que je ne comprends pas. J'ai obéi pour sauver Monteloup. Que peut-on me demander encore ? La mine d'Argentières est au comte de Peyrac. Lui et Molines pourront continuer leur trafic. Et mon père pourra continuer à faire des mulets pour porter l'or espagnol... Si je mourais en me jetant du haut de ce balcon rien ne serait changé. Chacun a eu ce qu'il voulait... »

Elle avait enfin réussi à dénouer ses cheveux. Ils s'épandirent sur ses épaules nues et elle les secoua avec le mouvement de tête un peu sauvage de son enfance. Alors elle crut entendre un léger bruit. Se retournant, elle retint un cri d'effroi. Appuyé au chambranle de la porte-fenêtre, le boiteux la regardait.

*****

Il ne portait plus son habit rouge, mais était vêtu d'un haut-de-chausses et d'un pourpoint de velours noir très court qui laissait libres la taille et les manches d'une fine chemise de linon.