Sur la gauche, le fleuve doré scintillait, des mariniers dans leurs barques poussaient de grands vivats.
Angélique s'aperçut qu'elle s'était mise à sourire un peu machinalement. Le ciel si bleu et l'odeur des fleurs foulées la grisaient. Tout à coup, elle retint un cri ; elle était escortée par des petits pages à figure de réglisse qu'elle avait cru tout d'abord masqués. Mais elle comprenait soudain qu'ils avaient vraiment la peau noire. C'était la première fois qu'elle voyait des Nègres.
Décidément tout ce qu'elle vivait là avait quelque chose d'irréel. Elle se sentait extrêmement seule au sein d'un rêve ambigu dont, peut-être, au réveil, elle chercherait à se souvenir.
Et, toujours à son côté, elle distinguait, dans le soleil, le profil défiguré de l'homme qu'on appelait son mari et qu'on acclamait.
Des piécettes d'or tintaient sur les cailloux. Des pages en jetaient à travers la foule, et les gens se battaient dans la poussière.
*****
Aux jardins du palais, de longues tables blanches étaient disposées sous les ombrages. Du vin coulait des fontaines devant les portes, et les gens de la rue pouvaient y boire. Les seigneurs et les grands bourgeois avaient accès à l'intérieur. Angélique, assise entre l'archevêque et l'homme rouge, incapable de manger, vit dénier un nombre incalculable de services et de plats : terrines de perdreaux, filets de canards, grenades au sang, cailles à la poêle, truites, lapereaux, salades, tripes d'agneau, foie gras. Les desserts, crème frite garnie de beignets de pêche, confitures de toutes sortes, pâtisseries au miel, étaient innombrables, les pyramides de fruits aussi hautes que les négrillons qui les présentaient. Les vins de toutes les nuances, depuis le rouge le plus noir à l'or le plus clair, se succédaient. Angélique remarqua près de son assiette une sorte de petite fourche en or. Regardant autour d'elle, elle vit que la plupart des gens s'en servaient pour piquer leur viande et la porter à leur bouche. Elle essaya de les imiter, mais après quelques essais infructueux, elle préféra revenir à sa cuiller. On la lui avait laissée en voyant qu'elle ne savait pas se servir de ce curieux petit instrument que tout le monde appelait « fourchette ». Ce ridicule incident ajouta à son désarroi. Rien n'est plus difficile à supporter que des réjouissances auxquelles le cœur n'a point de part. Raidie dans son appréhension et sa rancune, Angélique se sentait excédée de tant de bruit et d'abondance. Nativement fière, elle n'en laissait rien paraître, souriait et trouvait un mot aimable à dire à tous. La discipline de fer du couvent des ursulines lui permettait de demeurer droite et d'un maintien superbe malgré la fatigue. Elle était seulement incapable de se tourner vers le comte de Peyrac et, consciente de ce que cette attitude avait de bizarre, elle reportait toute son attention sur son autre voisin l'archevêque. Celui-ci était un fort bel homme, dans l'épanouissement de la quarantaine. Il avait beaucoup d'onction, de grâce mondaine, et des yeux bleus très froids.
Seul de l'assemblée, il ne semblait pas partager l'allégresse générale.
– Quelle profusion ! quelle profusion ! soupirait-il en regardant autour de lui. Quand je pense à tous les pauvres qui chaque jour s'amoncellent devant la porte de l'archevêché, aux malades sans soins, aux enfants des villages hérétiques qu'on ne peut arracher à leurs croyances faute d'argent, mon cœur se déchire. Êtes-vous dévouée aux œuvres, ma fille ?
– Je sors à peine du couvent, monseigneur. Mais je serais heureuse de me consacrer à ma paroisse sous votre égide.
Il abaissa sur elle son regard lucide, et eut un mince sourire tandis qu'il se rengorgeait dans son menton un peu gras.
– Je vous remercie de votre docilité, ma fille. Mais je sais combien la vie d'une jeune maîtresse de maison est pleine de nouveautés qui requièrent toute son attention. Je ne vous enlèverai donc pas à elles avant que vous n'en émettiez le désir. La plus grande œuvre d'une femme, celle à laquelle elle doit apporter tous ses soins, n'est-ce pas d'abord l'influence qu'elle doit prendre sur l'esprit de son mari ? Une femme aimante, habile, de nos jours peut tout sur l'esprit d'un mari.
Il se pencha vers elle et les cabochons de sa croix épiscopale jetèrent un éclair mauve.
– Une femme peut tout, répéta-t-il, mais entre nous, madame, vous avez choisi un bien curieux mari...
« J'ai choisi..., pensait Angélique avec ironie. Mon père avait-il vu une seule fois cet affreux pantin ? J'en doute. Père m'aimait sincèrement. Pour rien au monde il n'aurait voulu faire mon malheur. Mais voilà : ses yeux me voyaient riche ; moi, je me voyais aimée. Sœur Sainte-Anne me répéterait encore qu'il ne faut pas être romanesque... Cet archevêque semble de bonne relation. Est-ce avec les gens de son escorte que les pages du comte de Peyrac se sont battus dans la cathédrale ?... »
Cependant, la chaleur écrasante cédait devant le soir. Le bal allait s'ouvrir. Angélique eut un soupir.
« Je danserai toute la nuit, se dit-elle, mais, pour rien au monde, je n'accepterai de rester seule un instant avec lui... »
Nerveusement, elle jeta un coup d'œil à son mari. Chaque fois qu'elle le regardait, la vue de ce visage couturé où brillaient des prunelles noires comme du charbon, lui causait un malaise. La paupière gauche, à demi fermée par le bourrelet d'une cicatrice, donnait au comte de Peyrac une expression d'ironie méchante. Renversé en arrière dans son fauteuil de tapisserie, il venait de porter à sa bouche une sorte de petit bâton brun. Un domestique se précipita tenant au bout d'une pince un charbon ardent qu'il apposa à l'extrémité du bâtonnet.
– Ah ! comte, votre exemple est déplorable ! s'exclama l'archevêque en fronçant les sourcils. J'estime que le tabac, c'est le dessert de l'enfer. Qu'on le consomme en poudre, à seule fin de soigner les humeurs du cerveau et sur conseil du médecin, je l'admets déjà à grand-peine, car les priseurs me semblent y trouver une jouissance malsaine et prennent trop souvent prétexte de leur santé pour râper du tabac à tout propos. Mais les fumeurs de pipe sont la lie de nos tavernes, où ils s'abrutissent durant des heures avec cette plante maudite. Jusqu'ici je n'avais jamais ouï dire qu'un gentilhomme consommât du tabac de cette façon grossière.
– Je n'ai pas de pipe et je ne prise pas. Je fume la feuille enroulée tel que je l'ai vu faire à certains sauvages d'Amérique. Personne ne peut m'accuser d'être vulgaire comme un mousquetaire ou maniéré comme un petit maître de la cour...
– Quand il y a deux manières de faire une chose, il faut toujours que vous en trouviez une troisième, dit l'archevêque avec humeur. Ainsi je remarque à l'instant une autre singularité dont vous êtes coutumier. Vous ne mettez dans votre verre ni pierre de crapaudine, ni morceau de licorne. Chacun sait pourtant que ce sont là les deux meilleures précautions pour éviter le poison qu'une main ennemie est toujours capable de verser dans votre vin. Même votre jeune femme a sacrifié à cet usage de prudence. La crapaudine en effet et la corne de la licorne virent de couleur au contact de breuvages dangereux. Or, vous n'en utilisez jamais. Vous croyez-vous invulnérable ou... sans ennemis ? ajouta le prélat avec un regard dont l'éclair impressionna Angélique.
– Non, monseigneur, répondit le comte de Peyrac, j'estime seulement que la meilleure façon de se préserver du poison est de ne rien mettre dans son verre et tout dans son corps.
– Que voulez-vous dire ?
– Ceci : chaque jour de votre vie absorbez une dose infime de quelque poison redoutable.
– Vous faites cela ? s'exclama l'archevêque avec effroi.
– Depuis mon plus jeune âge,. monseigneur. Vous n'ignorez pas que mon père fut la victime de quelque boisson florentine, et pourtant la crapaudine qu'il mettait dans son verre était grosse comme un œuf de pigeon. Ma mère qui était une femme sans préjugés, chercha le vrai moyen de me préserver à mon tour. D'un Maure esclave ramené de Narbonne, elle apprit la méthode de se défendre du poison par le poison.
– Vos raisonnements ont toujours quelque chose de paradoxal qui m'inquiète, fit l'archevêque avec souci. On dirait que vous souhaitez de réformer toutes choses, et pourtant nul n'ignore combien ce mot de Réforme a engendré de désordres dans l'Église et dans le royaume. Encore une fois, pourquoi pratiquer une méthode de laquelle vous n'avez aucune assurance, alors que les autres ont donné leurs preuves ? Évidemment, il faut posséder de vraies pierres et de vraies cornes de licorne. Trop de charlatans se sont faits commerçants de ces objets, et vendent je ne sais quoi en leur place. Mais, par exemple, mon moine Bécher, un récollet de grande science, qui se livre pour moi à des travaux d'alchimie, vous en procurerait d'excellentes.
Le comte de Peyrac se pencha un peu pour regarder l'archevêque et, dans ce mouvement, ses abondantes boucles noires effleurèrent la main d'Angélique, qui recula. Elle remarqua à cet instant que son mari ne portait pas perruque, mais que cette toison abondante lui était naturelle.
– Ce qui m'intrigue, déclara-t-il, c'est de savoir comment lui-même se les procure. Lorsque j'étais enfant, je me suis intéressé à tuer de nombreux crapauds. Jamais je ne trouvais dans leur cerveau la rameuse pierre protectrice qu'on appelle crapaudine et qui, parait-il, doit s'y trouver. Quant à la corne de licorne, je vous dirai que j'ai parcouru le monde et que ma conviction est faite. La licorne est un animal mythologique, imaginaire, bref, un animal qui n'existe pas.
– Ces choses-là ne s'affirment pas, monsieur. On doit laisser leur part aux mystères et ne pas prétendre tout savoir.
– Ce qui est un mystère pour moi, fit lentement le comte, c'est qu'un homme de votre intelligence puisse sérieusement croire à de telles imaginations...
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