« C'est cela, pensa tout à coup Angélique, c'est cela que je refuse, que je ne pourrai jamais supporter. »

Elle eut la vision du seigneur affreux et difforme, dont elle allait être la proie livrée. Dans le silence des nuits de ce lointain Languedoc, l'homme inconnu aurait tous les droits sur elle. Elle pourrait appeler, crier, supplier. Personne ne viendrait. Il l'avait achetée ; on l'avait vendue. Et ce serait ainsi jusqu'à la fin de sa vie !

« Voilà ce qu'ils pensent tous et qu'on ne se dit pas, qu'on ne se chuchote peut-être qu'aux cuisines, entre valets et servantes. Voilà pourquoi il y a une sorte de pitié pour moi dans les yeux des musiciens du Sud, de ce joli Henrico aux cheveux frisés qui bat si habilement le tambourin. Mais l'hypocrisie est plus grande que la pitié. Une seule personne de sacrifiée et tant de gens contents ! L'or et le vin coulent à flots. Est-ce que cela compte ce qui se passera entre leur maître et moi ? Ah ! je le jure, jamais il ne posera ses mains sur moi... »

*****

Elle se leva, car elle était envahie d'une colère terrible, et l'effort qu'elle faisait pour se dominer la rendait presque malade. Dans le brouhaha on ne fit pas attention à son départ.

Avisant le maître d'hôtel que son père avait engagé à Niort, un nommé Clément Tonnel, elle lui demanda où était le valet Nicolas.

– Il est aux granges et remplit les bouteilles, madame.

La jeune femme poursuivit son chemin. Elle marchait comme une automate. Elle ne savait pas pourquoi elle cherchait Nicolas, mais elle voulait le voir. Depuis la scène du petit bois, Nicolas n'avait jamais plus levé les yeux sur elle, se bornant à accomplir son service de laquais avec une conscience mêlée de nonchalance. Elle le trouva dans le cellier, où il versait le vin des barriques dans les cruches et carafons que lui apportaient sans cesse les petits valets et les pages. Il était revêtu d'une livrée de maison jaune bouton-d'or à revers galonnés, que M. de Sancé avait louée pour la circonstance. Loin de paraître gauche dans cette défroque, le jeune paysan ne manquait pas d'allure. Il se redressa en voyant Angélique, et fit un profond salut dans le style que le maître d'hôtel Clément avait enseigné pendant quarante-huit heures à tous les gens de la maison.

– Je te cherchais, Nicolas.

– Madame la comtesse...

Elle jeta un regard sur les chambrillons qui attendaient, leurs pichets en main.

– Mets un garçon à ta place pour quelques instants et suis-moi.

Dehors, elle passa encore la main sur son front. Non, elle ne savait pas du tout ce qu'elle allait faire, mais l'exaltation se répandait en elle et l'envahissait avec l'odeur capiteuse des flaques de vin répandues sur le sol. Elle poussa la porte d'une grange voisine. Là aussi l'encens lourd du vin continuait de flotter. On y avait rempli les bouteilles une partie de la nuit. Maintenant les barriques étaient vides et la grange déserte. Il faisait noir et chaud.

Angélique posa ses mains sur la forte poitrine de Nicolas. Et tout à coup elle s'abattit contre lui, secouée de sanglots secs.

– Nicolas, gémissait-elle, mon compagnon, dis-moi que ce n'est pas vrai. Ils ne vont pas m'emmener, ils ne vont pas me donner à lui. J'ai peur, Nicolas. Serre-moi, serre-moi fort !

– Madame la comtesse...

– Tais-toi ! cria-t-elle. Ah ! ne sois pas méchant, toi aussi. Elle ajouta d'une voix rauque et haletante qu'elle reconnut à peine pour la sienne :

– Serre-moi ! Serre-moi fort ! c'est tout ce que je te demande. Il parut hésiter, puis ses bras noueux de laboureur se refermèrent sur la taille menue.

La grange était noire. La chaleur de la paille amoncelée dégageait une sorte de tension frémissante pareille à celle de l'orage. Angélique, folle, saoulée, roulait son front contre l'épaule de Nicolas. De nouveau, elle se sentait environnée par le désir sauvage de l'homme, mais cette fois elle s'y abandonnait.

– Ah ! tu es bon, soupirait-elle. Toi, tu es mon ami. Je voudrais que tu m'aimes... Une seule fois. Une seule fois je veux être aimée par un homme jeune et beau. Comprends-tu ?

Elle noua ses bras autour de la nuque massive, le contraignit à pencher son visage vers elle. Il avait bu et son souffle avait l'arôme du vin brûlant. Il soupira :

– Marquise des Anges...

– Aime-moi, chuchota-t-elle, les lèvres contre ses lèvres. Une seule fois. Après je partirai... Ne veux-tu pas ? Est-ce que tu ne m'aimes plus ?

Il répondit par un grondement sourd et l'enlevant entre ses bras, il tituba dans l'ombre et alla s'abattre avec elle sur le tas de paille.

Angélique se sentait à la fois étrangement lucide et comme détachée de toutes contingences humaines. Elle venait de pénétrer dans un autre monde ; elle flottait au-dessus de ce qui avait été sa vie jusqu'alors. Étourdie par l'obscurité totale de la grange, par la chaleur et l'odeur confinée, par la nouveauté de ces caresses à la fois brutales et habiles, elle essayait surtout de dominer sa pudeur, qui se rétractait malgré elle. De toute sa volonté, elle voulait que ce fût fait et vite, car on pouvait les surprendre. Les dents serrées elle se répétait que ce ne serait pas l'autre qui la prendrait le premier. Elle se vengerait ainsi, ce serait la réponse jetée à l'or, qui croyait pouvoir tout acheter.

Attentive à suivre les injonctions de l'homme dont le souffle se précipitait, elle se laissait faire, acceptait tout de lui, se divisait docilement sous le poids de ce corps qui maintenant s'appesantissait...

*****

Il y eut un brusque éclat de lanterne à travers la grande, et, de la porte, un cri de femme horrifiée s'éleva. Nicolas, d'un bond, s'était rejeté de côté. Angélique vit une forme massive se ruer sur le valet. Elle reconnut le vieux Guillaume et s'agrippa à lui au passage, de toute sa force. Prestement Nicolas avait déjà gagné les poutres du toit, ouvert une lucarne. On l'entendit sauter au-dehors et s'enfuir. La femme sur le seuil continuait à pousser des hurlements. C'était la tante Jeanne, un flacon d'une main, l'autre posée sur son ample sein palpitant. Angélique lâcha Guillaume pour se précipiter sur elle, lui enfoncer dans le bras ses ongles comme des griffes.

– Allez-vous vous taire, vieille folle ?... Vous tenez donc à ce qu'un scandale éclate, que le marquis d'Andijos plie bagage avec cadeaux et promesses ? Finies vos roches des Pyrénées et vos petites douceurs. Taisez-vous ou je vous enfonce mon poing dans votre vieille bouche édentée.

*****

Des granges voisines, paysans et domestiques se rapprochaient, curieux. Angélique vit venir la nourrice, puis son père, qui, malgré de copieuses libations et une démarche incertaine continuait à veiller, en bon maître de maison, à l'ordonnance du festin.

– Est-ce vous, Jeanne, qui poussez ces cris de dame chatouillée par le diable ?

– Chatouillée ! clama la vieille demoiselle en perdant le souffle. Ah ! Armand, je me meurs.

– Et pourquoi, ma bonne ?

– Je suis venue ici chercher un peu de vin. Et, dans cette grange, j'ai vu... j'ai vu...

– Tante Jeanne a vu une bête, interrompit Angélique, elle ne sait pas s'il s'agit d'un serpent ou d'une fouine, mais vraiment, ma tante, il n'y a pas de quoi vous émouvoir ainsi. Vous feriez mieux de retourner à table, on va vous apporter votre vin.

– C'est ça, c'est ça, approuva le baron d'une voix pâteuse. Pour une fois, Jeanne, que vous essayez de rendre service, cela dérange bien du monde.

*****

« Elle n'a pas essayé de rendre service, pensait Angélique. Elle m'a guettée, elle m'a suivie. Depuis le temps qu'elle vit au château, assise devant sa tapisserie comme une araignée au milieu de sa toile, elle nous connaît tous mieux que nous-mêmes, elle nous sent, elle nous devine. Elle m'a suivie. Et elle a demandé au vieux Guillaume de lui tenir sa lanterne. »

Ses doigts s'enfonçaient toujours dans les avant-bras gélatineux de la grosse femme.

– Vous m'avez bien comprise ? chuchota-t-elle, pas un mot à quiconque avant mon départ, sans cela, je vous le jure, je vous empoisonnerai avec des herbes spéciales que je connais.

Tante Jeanne poussa un dernier gloussement et ses yeux chavirèrent. Mais l'allusion à son collier plus encore que la menace, l'avait matée. Pinçant les lèvres, mais silencieuse, elle suivit son frère.

Une main rude retint Angélique en arrière. Sans douceur, le vieux Guillaume lui enleva de ses cheveux et de sa robe les brins de paille qui y restaient accrochés. Elle leva les yeux vers lui, essaya de deviner l'expression de son visage barbu.

– Guillaume, murmura-t-elle, je voudrais que tu comprennes...

– Je n'ai point besoin de comprendre, madame, répondit-il en allemand avec une hauteur qui la souffleta. Ce que j'ai vu me suffit.

Il tendit le poing vers l'ombre en grommelant une injure. Elle redressa la tête et rejoignit l'endroit du festin. En s'asseyant elle chercha des yeux le marquis d'Andijos, et le découvrit écroulé sous son escabeau et dormant de bon cœur. La table ressemblait à un plateau de cierges d'église lorsque les dernières cires achèvent de s'effondrer. Une partie des invités étaient partis ou endormis. Mais on dansait encore dans les prés.

Raidie, Angélique continuait à présider sans sourire son repas de noces. L'irritation de cet acte inachevé, de cette vengeance qu'elle s'était promise et qu'elle n'avait pu accomplir, la faisait souffrir jusqu'au bout des ongles. La colère et la honte se disputaient son cœur. Elle avait perdu le vieux Guillaume. Monteloup la rejetait. Elle n'avait plus qu'à rejoindre son époux boiteux.

Chapitre 3

Le lendemain, quatre carrosses et deux lourdes voitures prenaient la route de Niort. Angélique avait peine à croire que ce déploiement de chevaux et de postillons, de cris et de grincements d'essieux, avait lieu en son honneur. Tant de poussière remuée pour Mlle de Sancé, qui n'avait jamais connu d'autre escorte qu'un vieux mercenaire armé d'une pique, était inimaginable.