Elle s'agenouilla pour arranger au sol la traîne du manteau de robe. Angélique l'entendit sangloter.
Elle ne s'était pas imaginé un si grand désespoir, et l'anxiété qui lui poignait le cœur s'en trouva décuplée.
Toujours à terre, Fantine Lozier murmura :
– Pardonne-moi, ma fille, de n'avoir pas su te défendre, moi qui t'ai nourrie de mon lait. Mais depuis trop de jours que j'entends parler de cet homme, je ne peux plus fermer l'œil.
– Que dit-on de lui ?
La nourrice se redressa ; elle retrouvait déjà son regard nocturne et fixe de prophétesse.
– De l'or ! De l'or plein son château...
– Ce n'est pas un péché de posséder de l'or, nourrice. Regarde tous les présents qu'il m'a faits. J'en suis ravie.
– Ne t'y trompe pas, ma fille. Cet or est maudit. C'est avec ses cornues, ses philtres qu'il le crée. Un des pages, celui qui joue si bien du tambourin, Henrico, m'a dit que dans son palais de Toulouse, un palais rouge comme le sang, il y a tout un bâtiment où personne ne doit aller. Celui qui garde l'entrée est un homme complètement noir, aussi noir que le fond de mes marmites. Un jour que le gardien s'était absenté, Henrico a vu par une porte entrebâillée une grande salle pleine de boules de verre, de cornues et de tuyaux. Et ça sifflait, et ça bouillait ! Et tout à coup, il y a eu une flamme et un bruit de tonnerre. Henrico s'est enfui.
– Ce gamin est imaginatif, comme tous les gens du Sud.
– Hélas ! Il y avait un accent de vérité et de frayeur dans sa voix auquel on ne se trompe pas. Ah ! c'est un homme qui a cherché puissance et richesse au prix du Malin que ce comte de Peyrac. Un Gilles de Retz, voilà ce qu'il est, un Gilles de Retz qui n'est même pas poitevin !
–Ne dis pas de sottises, fit durement Angélique. Personne n'a jamais raconté qu'il mangeait les petits enfants.
– Il attire les femmes, chuchota la nourrice, par des charmes bizarres. Dans son palais, il y a des orgies. Il paraît que l'archevêque de Toulouse l'a dénoncé en chaire publiquement, a crié au scandale et au démon. Et ce païen de valet, qui me racontait la chose, hier, dans ma cuisine en riant comme un fou, disait qu'à la suite du sermon, le comte de Peyrac a donné l'ordre à ses gens de rosser les pages et les porteurs de l'archevêque, et qu'il y a eu des batailles jusque dans la cathédrale. Crois-tu que de telles abominations se verraient chez nous ? Et tout cet or qu'il possède, où va-t-il le chercher ? Ses parents ne lui ont laissé que des dettes et des terres hypothéquées. C'est un seigneur qui ne fait pas sa cour au roi, ni aux grands. On dit que, lorsque M. d'Orléans, qui est gouverneur du Languedoc, vint à Toulouse, le comte refusa de ployer le genou devant lui sous prétexte que cela le fatiguait et, comme Monsieur lui faisait remarquer, sans se fâcher, qu'il pourrait lui obtenir de grands bienfaits en haut lieu, le comte de Peyrac a répondu que...
La vieille Fantine s'interrompit et s'affaira à planter quelques épingles ici et là dans la jupe, pourtant bien ajustée.
– Il a répondu quoi ?
– Que... que d'avoir le bras long ne lui ferait pas la jambe moins courte. C'est d'une insolence !
Angélique se regardait dans le petit miroir rond de son nécessaire de voyage, lissait du doigt ses cils soigneusement épilés par la servante Marguerite.
– C'est donc vrai ce qu'on raconte, qu'il est boiteux ? dit-elle, s'efforçant de donner à sa voix une inflexion indifférente.
– C'est vrai, hélas ! ma gazoute. Ah ! Jésus ! toi si belle !
– Tais-toi, nourrice. Tu me lasses avec tes soupirs. Va appeler Margot pour qu'elle me coiffe, et ne parle plus du comte de Peyrac comme tu viens de le faire. N'oublie pas qu'il est désormais mon mari.
*****
Dans la cour, la nuit venue, on avait allumé des torches. Les musiciens, groupés sur le perron en un petit orchestre de deux vielles, d'un luth, d'une flûte et d'un hautbois, accompagnaient en sourdine les conversations bruyantes. Angélique demanda tout à coup qu'on allât chercher le ménétrier du village qui faisait danser les manants dans le grand pré au pied du château. Son oreille n'était pas habituée à cette autre musique un peu mièvre, faite pour la cour et les réunions de seigneurs en dentelles. Une fois encore, elle voulait entendre les douces musettes du Poitou, et le son hardi du chalumeau scandant le battement sourd des sabots paysans. Le ciel était étoile, mais feutré d'un léger brouillard qui mettait un halo doré à la lune. Les plats et les bons vins défilaient sans cesse. Une panerée de petits pains ronds encore chauds fut posée devant Angélique et resta là jusqu'à ce que la jeune femme levât les yeux sur celui qui la présentait. Elle vit un homme grand, vêtu d'un habit cossu en ce gris clair que portent les meuniers. Ayant la farine à peu de frais, ses cheveux étaient poudrés aussi abondamment que ceux des châtelains. Son rabat et ses canons étaient de linge fin.
– Voici Valentin, le fils du meunier, qui vient porter son hommage à l'épousée, s'écria le baron Armand.
– Valentin, dit en souriant Angélique, je ne t'avais pas vu depuis mon retour au pays. Est-ce que tu vas toujours dans les chenaux, avec ta barque, cueillir de l'angélique pour les moines de Nieul ?
Le jeune homme s'inclina très bas, sans répondre. Il attendit qu'elle se fût servie, puis relevant sa corbeille la passa à la ronde. Il se perdit dans la foule et la nuit.
– Si tous ces gens se taisaient, j'entendrais à cette heure les crapauds des marais, pensait Angélique. Si je reviens, des années plus tard, peut-être ne les entendrai-je plus, car les eaux auront reculé devant les travaux.
*****
– Goûtez cela, il le faut absolument, disait à son oreille la voix du marquis d'Andijos.
Il lui présentait un plat d'un aspect peu engageant, mais dont l'odeur était très fine.
– C'est un ragoût de truffes vertes, madame, venues toutes fraîches du Périgord. Sachez que la truffe est divine et magique. Il n'y a pas de mets plus recherché pour préparer le corps d'une jeune épousée à recevoir les hommages de son mari. La truffe fait l'entraille chaleureuse, le sang vif et rend la peau facilement émue aux caresses.
– Eh bien, je ne vois pas la nécessité d'en manger ce soir, dit froidement Angélique en repoussant la marmite d'argent. Étant donné que je ne rencontrerai pas mon mari avant plusieurs semaines...
– Mais, il faut vous y préparer, madame. Croyez-moi, la truffe est la meilleure amie de l'hyménée. À son régime délicieux, vous ne serez que tendresse le soir de vos noces.
– Dans mon pays, dit Angélique en le regardant en face avec un petit sourire, avant la Noël on gave les oies de fenouil afin que leur chair soit plus savoureuse pour la nuit où on les mangera rôties !...
Le marquis, à demi gris, éclata de rire.
– Ah ! que j'aimerais être celui qui croquera cette petite oie que vous êtes ! fit-il en se penchant si près que sa moustache lui effleura la joue. Dieu me damne ! ajouta-t-il en se redressant, une main sur le cœur, si je me laisse aller à prononcer d'autres paroles malséantes. Hélas ! je ne suis pas entièrement coupable, car j'ai été trompé. Lorsque mon ami Joffrey de Peyrac m'a demandé de remplir près de vous le rôle et les formalités d'un mari sans en avoir les droits charmants, je lui ai fait jurer que vous étiez bossue et bigle, mais je vois qu'une fois de plus il ne se souciait pas de m'épargner des tourments. Vraiment vous ne voulez pas de ces truffes ?
– Non, merci.
– Je les mangerai donc, fit-il avec une grimace piteuse qui, en toute autre circonstance, eût égayé la jeune femme, bien que je sois un faux mari, et célibataire par surcroît. Et j'espère que la nature me sera favorable en guidant vers moi dans cette nuit de fête quelques dames ou filles moins cruelles que vous.
Elle fit effort pour sourire à ces folies. Les torches et les flambeaux dégageaient une chaleur insupportable. Il n'y avait pas un souffle d'air. On chantait, on buvait. L'odeur des vins et des sauces était lourde.
Angélique passa un doigt sur ses tempes et les trouva moites.
« Qu'est-ce que j'ai, pensa-t-elle, il me semble que je vais éclater brusquement, leur crier des paroles de haine. Pourquoi ?... Père est heureux. Il me marie presque princièrement. Les tantes jubilent. Le comte de Peyrac leur a envoyé de grands colliers de roches des Pyrénées, et toutes sortes de colifichets. Mes frères et sœurs seront bien élevés. Et moi, pourquoi me plaindre ? On nous a toujours mis en garde, au couvent contre les rêveries romanesques. Un époux riche et bien titré, n'est-ce pas le premier but pour une femme de qualité ? »
Un tremblement pareil à celui des chevaux fourbus la saisissait. Pourtant elle n'était point lasse. C'était une réaction nerveuse, une révolte physique de tout son être, qui, au moment le plus inattendu, cédait.
« Est-ce la peur ? Encore ces histoires de nourrice qui jubile de voir le diable partout. Pourquoi irais-je la croire ? Elle a toujours exagéré. Molines, ni mon père ne m'ont caché que ce comte de Peyrac était un savant. De là à imaginer je ne sais quelles orgies démoniaques, il y a une marge. Si la nourrice croyait vraiment que je puisse tomber entre les mains d'un tel être, elle ne me laisserait pas partir. Non, je n'ai pas peur de cela. Je n'y crois pas. »
Près d'elle, le marquis d'Andijos, serviette au menton, levait d'une main une truffe juteuse, de l'autre son verre de bordeaux. Il déclamait d'une voix légèrement éraillée où son accent sombrait de temps à autre dans un hoquet satisfait :
– Ô truffe divine, bienfait des amants ! Verse en mes veines le joyeux entrain de l'amour ! Je caresserai ma mie jusqu'à l'aube !...
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