Quant à Angélique, elle n'avait même pas la force de sourire. Depuis la veille elle s'était tellement démenée avec la tante Pulchérie et la nourrice pour donner au vieux château un aspect présentable, qu'elle se sentait rompue et ankylosée. C'était mieux ainsi : elle ne pouvait même plus penser. Elle avait enfilé sa robe la plus élégante, faite à Poitiers, mais qui était grise encore avec cependant quelques petits nœuds bleus sur le corsage : la sarcelle grise parmi les seigneurs chatoyants de rubans. Elle ne savait pas que son chaud visage, d'une fermeté, d'une finesse de fruit à peine mûr, émergeant d'un grand col de dentelle bien raide, était à lui seul une parure éblouissante. Les regards des trois seigneurs revenaient sans cesse vers elle avec une admiration que leur tempérament ne leur permettait guère de dissimuler. Ils commencèrent à lui faire de nombreux compliments. Elle ne les comprenait qu'à demi, à cause de leur langage rapide, de cet accent invraisemblable qui faisait rebondir le mot le plus plat dans une gerbe de soleil.

« Faudra-t-il que j'entende parler ainsi toute ma vie ? » se dit-elle avec ennui. Cependant les laquais roulaient dans la salle de grandes barriques qu'on hissa sur des tréteaux et qu'on mit en perce aussitôt. À peine le trou fut-il fait qu'on y enfonça un robinet de bois ; mais le premier jet laissait à terre de grandes flaques aux transparences rosés ou mordorées.

– Saint-Emilion, disait le comte de Carbon-Dorgerac qui était bordelais, Sauternes, Médoc...

Habitués à la piquette de pommes ou au jus de prunelles, les habitants du château de Monteloup ne goûtaient qu'avec circonspection aux différents crus annoncés. Mais bientôt Denis et les trois derniers devinrent trop gais. L'odeur capiteuse montait aux cerveaux. Angélique se sentit envahie de bien-être. Elle voyait son père rire, ouvrir son justaucorps à l'ancienne mode sans souci de son linge usé. Et déjà les seigneurs du Sud dégrafaient leurs courtes vestes sans manches ; l'un d'eux ôtait sa perruque pour s'essuyer le front et la remettait un peu de travers.

*****

Marie-Agnès, cramponnée au bras de sa sœur aînée, lui criait dans l'oreille d'une voix aiguë :

– Angélique, mais viens donc ! Angélique, viens voir là-haut, dans ta chambre, des merveilles...

Elle se laissa entraîner. Dans la vaste pièce où elle avait si longtemps dormi avec Hortense et Madelon, on avait apporté de grands coffres de fer et de cuir bouilli, qu'on appelait alors « garde-robe ». Des valets et des servantes les avaient ouverts et étalaient leur contenu sur le plancher et sur quelques fauteuils boiteux. Sur le lit monumental, Angélique aperçut une robe de taffetas vert de la même teinte que ses yeux. Une dentelle d'une finesse extraordinaire en garnissait le corsage baleiné, et le plastron de la busquière était entièrement rebrodé de diamants et d'émeraudes assemblés en forme de fleurs. Le même dessin de fleurs se reproduisait dans le velours ciselé du manteau de robe qui était d'un noir soutenu. Des agrafes de diamants le tenaient relevé sur les côtés de la jupe.

– Votre robe de noces, dit le marquis d'Andijos, qui avait suivi les jeunes filles. Le comte de Peyrac a longuement cherché, parmi des étoffes qu'il a fait venir de Lyon, une couleur assortie à vos yeux.

– Il ne les avait jamais vus, protesta-t-elle.

– Le sieur Molines les lui a décrits avec soin : la mer, a-t-il dit, telle qu'on l'aperçoit du rivage alors que le soleil plonge dans ses profondeurs jusqu'au sable.

– Sacré Molines ! s'écria le baron. Vous ne me ferez pas croire qu'il est poète à ce point. Je vous soupçonne, marquis, de broder sur la vérité afin de voir sourire les yeux d'une jeune épousée, flattée d'une telle attention de la part de son mari.

– Et cela ! Et cela ! Regarde, Angélique ! répétait Marie-Agnès dont la frimousse de petite souris avisée brillait d'excitation.

Avec ses deux jeunes frères Albert et Jean-Marie, elle soulevait des lingeries fines, ouvrait des boîtes où dormaient des rubans et des parures de dentelles, ou encore des éventails de parchemin et de plumes. Il y avait un ravissant nécessaire de voyage de velours vert doublé de damas blanc, ferré d'argent doré, et garni de deux brosses, d'un étui d'or à trois peignes, de deux petits miroirs italiens, d'un carrelet à mettre les épingles, de deux bonnets et d'une chemise de nuit de fin linon, d'un bougeoir d'ivoire et d'un sac de satin vert contenant six bougies de cire vierge. Il y avait encore des robes plus simples, mais fort élégantes, des gants, des ceintures, une petite montre en or et une infinité de choses dont Angélique ne soupçonnait même pas l'utilité, telle une petite boîte de nacre dans laquelle se trouvait un choix de « mouches de velours noir sur taffetas gommé ».

– Il est de bon ton, expliqua le comte de Carbon, de fixer ce petit grain de beauté en quelque emplacement de votre visage.

– Je n'ai pas le teint assez blanc pour qu'il y ait quelque nécessité de le souligner, dit-elle en refermant la boîte.

Comblée, elle hésitait au bord d'une joie enfantine, d'un ravissement de femme qui, ayant le goût instinctif de la parure et de la beauté, en prend conscience pour la première fois.

– Et ceci, demanda le marquis d'Andijos, votre teint refuse-t-il aussi d'en partager l'éclat ?

Il ouvrit un écrin plat, et il y eut dans la pièce où s'entassaient servantes, laquais et valets de ferme, un cri, puis des murmures d'admiration.

Sur le satin blanc brillait un triple rang de perles d'une lumière très pure, un peu dorée. Rien ne pouvait mieux convenir à une jeune mariée. Des boucles d'oreilles complétaient l'ensemble, ainsi que deux rangs de perles plus petites, qu'Angélique prit d'abord pour des bracelets.

– Ce sont des garnitures de cheveux, expliqua le marquis d'Andijos qui, malgré sa bedaine et ses façons de guerrier, paraissait très à la page sur les nuances de l'élégance. Vous relevez ainsi votre chevelure. À vrai dire, je ne saurais trop vous indiquer de quelle façon.

– Je vais vous coiffer, madame, intervint une grande et forte servante en s'approchant.

Plus jeune, elle ressemblait étrangement à la nourrice Fantine Lozier. La même flamme sarrasine, venue des lointaines invasions, leur avait brûlé la peau. L'une et l'autre se lançaient déjà des regards ennemis d'un œil également sombre.

– C'est Marguerite, la sœur de lait du comte de Peyrac. Cette femme a servi les grandes dames de Toulouse et a suivi longtemps ses maîtres à Paris. Elle sera désormais votre femme de chambre.

Avec habileté, la servante relevait la lourde chevelure mordorée et l'emprisonnait dans l'entrelacs des perles. Puis d'une main sans rémission elle détachait des oreilles d'Angélique les petites pierres modestes que le baron de Sancé avait offertes à sa fille pour sa première communion, et agrafait les somptueux bijoux. Ce fut le tour du collier.

– Ah ! il faudrait une poitrine plus dégagée, s'écria le petit baron Cerbalaud dont l'œil, noir comme des mûres des bois après la pluie, cherchait à deviner les formes gracieuses de la jeune fille.

Le marquis d'Andijos lui envoya sans façon un coup de canne sur la tête. Un page se précipitait, portant un miroir.

Angélique se vit en son éclat nouveau. Tout en elle lui paraissait briller, jusqu'à sa peau lisse, à peine teintée de rosé aux pommettes. Un soudain plaisir se fit jour en elle, monta jusqu'à ses lèvres, qui s'épanouirent dans un sourire charmant.

« Je suis belle », se dit-elle.

Mais déjà tout se brouillait, et des profondeurs du miroir il lui semblait entendre monter l'affreux ricanement.

– Boiteux ! Boiteux ! Et plus laid que le diable. Ah ! quel bel époux vous aurez là, mademoiselle de Sancé !

*****

Le mariage par procuration eut lieu huit jours plus tard, et les réjouissances durèrent trois jours. On dansait dans tous les villages environnants, et le soir du mariage on tira des pétards et des fusées à Monteloup.

Dans la cour du château et jusqu'aux prés voisins, il y avait de grandes tables garnies de pichets de vin et de cidre, et de toutes sortes de viandes et de fruits que les paysans venaient manger tour à tour, s'ébaudissant sur ces Gascons et ces Toulousains bruyants dont les tambours de basque, les luths, les violons et les voix de rossignols faisaient la nique au ménétrier du village et au joueur de chalumeau. Le dernier soir avant le départ de la mariée pour le lointain pays du Languedoc, il y eut un grand dîner dans la cour du château réunissant les notables et les châtelains des environs. Le sieur Molines y vint avec sa femme et sa fille. Dans la grande chambre où tant de fois, la nuit, Angélique avait écouté grincer les énormes girouettes du vieux château, la nourrice l'aidait à s'habiller. Après avoir brossé avec amour ses superbes cheveux, elle lui présenta le corsage turquoise, agrafa la pièce d'estomac ornée de joyaux.

– Que tu es belle, ah ! que tu es belle, ma gazoute ! soupirait-elle d'un air navré. Ta poitrine est si ferme qu'elle n'aurait pas besoin d'être soutenue par tous ces corsets. Veille que les plastrons ne t'écrasent pas les seins. Laisse-les bien libres.

– Est-ce que je ne suis pas trop décolletée, Nounou ?

– Une grande dame doit montrer ses seins. Comme tu es belle ! Et pour qui donc, grands dieux ! soupira-t-elle d'une voix étouffée.

Angélique vit que le visage de la vieille Poitevine était tout sillonné de larmes.

– Ne pleure pas, Nounou, tu vas m'ôter mon courage.

– Il t'en faudra, hélas ! ma fille... Penche la tête que j'agrafe ton collier. Pour les perles des cheveux, on laissera faire la Margot ; je ne comprends rien à ces entortillements !... Ah ! ma gazoute, quel crève-cœur ! Quand je pense que ce sera cette grande bringue qui pue l'ail et le diable à cent mètres, qui te lavera et te rasera le soir de tes noces ! Ah ! quel crève-cœur !