Le front penché, Nicolas marchait en regardant avec attention autour de lui. Il s'agenouilla enfin, puis, se relevant, tendit, dans ses deux paumes ouvertes, des fruits rouges et parfumés.

– Les premières fraises, murmura-t-il tandis que la malice de son sourire allumait une flamme dans ses yeux marron.

– Oh ! Nicolas, ce n'est pas bien, protesta Angélique.

Mais son émotion lui amena des larmes subites au bord des cils, car, dans ce geste, c'était tout le charme de son enfance qu'il lui rendait, le charme de Monteloup, des courses dans les bois, des rêves grisés d'aubépines, la fraîcheur des canaux où

Valentin l'entraînait, des ruisseaux où l'on péchait l'écrevisse, Monteloup qui ne ressemblait à aucun lieu sur terre parce que s'y mêlaient le mystère douceâtre des marais, l'acre mystère des forêts...

– Te rappelles-tu, murmura-t-il, comme nous te nommions : Marquise des Anges...

– Tu es sot, fit-elle d'une voix fragile, tu ne devrais pas, Nicolas...

Mais déjà, retrouvant un geste familier, elle picorait dans les mains tendues les fruits menus et délicieux. Nicolas se tenait tout près d'elle comme au temps jadis, mais maintenant le garçonnet maigre et preste, au visage d'écureuil, la dominait de toute la tête et, par l'échancrure de sa chemise ouverte, elle respirait l'odeur rustique de cette chair d'homme, hâlée et velue de poils noirs. Elle voyait la poitrine puissante respirer à coups lents, et cela la troublait au point qu'elle n'osait plus relever la tête, trop sûre du regard audacieux et brûlant qu'elle rencontrerait. Elle continua de goûter les fraises, s'absorbant dans sa délectation, et, en vérité, elle y accordait un prix infini.

« Une dernière fois Monteloup ! se disait-elle. Une dernière fois que je le savoure ! Tout ce qu'il a eu de meilleur pour moi est contenu dans ces mains-là, les mains brunes de Nicolas. »

Quand ce fut fini, elle ferma brusquement les yeux et appuya sa tête contre le tronc d'un chêne.

– Écoute, Nicolas...

– Je t'écoute, répondit-il en patois.

Et elle sentit sur sa joue son souffle chaud, au goût de cidre. Il était si proche, presque collé à elle, qu'il l'enveloppait toute du rayonnement de sa massive présence. Pourtant il ne la touchait pas et subitement, en le regardant, elle vit qu'il avait mis ses mains au dos pour résister à la tentation de la saisir, de l'étreindre. Elle reçut le choc du regard redoutable, dépourvu de tout sourire, assombri d'une prière qui ne laissait place à aucune équivoque. Jamais Angélique n'avait capté ainsi l'attirance du mâle, n'avait entendu confession plus nette sur les désirs qu'inspirait sa beauté. Le caprice du page de Poitiers n'avait été qu'un jeu, une acide expérience de jeunes bêtes qui essaient leurs griffes.

Là, c'était autre chose, c'était puissant et dur, vieux comme le monde, comme la terre, comme l'orage.

La jeune fille s'en effraya. Plus expérimentée, elle n'eût pu résister à un tel appel. Sa chair s'émouvait, ses jambes tremblaient, mais elle recula telle la biche devant le chasseur. L'inconnu de ce qui l'attendait et la violence contenue du paysan l'apeurèrent.

– Ne me regarde pas ainsi, Nicolas, fit-elle en essayant de raffermir sa voix, je veux te dire...

– Je sais ce que tu veux me dire, interrompit-il d'une voix sourde. Je le lis dans tes yeux et dans la façon dont tu redresses la tête. Tu es Mlle de Sancé et moi je suis un valet... Et maintenant, c'est fini pour nous de nous regarder même en face. Moi, je dois rester tête basse ! Bien, mademoiselle ; oui, mademoiselle... Et toi, ce sont tes yeux qui passent par-dessus moi, sans me voir... Pas plus qu'une bûche, moins qu'un chien. Il y a des marquises dans leurs châteaux qui se font laver par leur laquais, parce qu'un laquais, ça ne tire pas à conséquence qu'on se montre nue devant lui... Un laquais, ça n'est point un homme, c'est un meuble... un meuble à servir. Est-ce ainsi que tu me traiteras maintenant ?

– Tais-toi, Nicolas.

– Oui, je vais me taire.

Il respirait violemment, mais bouche close comme une bête malade.

– Je vais te dire une dernière chose avant de me taire, reprit-il, c'est qu'il n'y avait que toi dans ma vie. Je ne l'ai compris que lorsque tu es partie, et pendant plusieurs jours je suis devenu comme fou. C'est vrai que je suis paresseux, trousseur de filles, et que j'ai le dégoût de la terre et des bêtes. Je suis comme quelque chose qui n'est pas à sa place et qui se promènera toujours ici et là sans savoir. Ma seule place c'était toi. Lorsque tu es revenue, je n'ai pas pu attendre pour savoir si tu étais toujours à moi, si je t'avais perdue. Oui, je suis hardi et sans gêne. Oui, si tu avais voulu, je t'aurais prise, là, sur la mousse, dans ce petit bois qui est à nous, sur cette terre de Monteloup qui est à nous, rien qu'à nous deux comme autrefois ! Cria-t-il.

Les oiseaux effrayés s'étaient tus dans les ramées.

– Tu divagues, mon pauvre Nicolas, dit doucement Angélique.

– Pas cela, fit l'homme en pâlissant sous son haie.

Elle secoua ses longs cheveux, qu'elle portait encore épandus sur les épaules, et une pointe de colère l'anima.

– Quel langage veux-tu que je te tienne ? fit-elle employant à son tour le patois. Que je le veuille ou non, je ne suis plus libre d'écouter les propos galants d'un berger. Je dois épouser prochainement le comte de Peyrac.

– Le comte de Peyrac ! répéta Nicolas avec stupeur.

Il recula de quelques pas et la considéra en silence.

– Alors c'est vrai ce qu'on racontait dans le pays ? souffla-t-il. Le comte de Peyrac. Vous !... Vous ! Vous allez épouser cet homme-là ?

– Oui.

Elle ne voulait pas poser de question ; elle avait dit oui, c'était suffisant. Elle dirait : Oui, aveuglément, jusqu'au bout.

Elle prit le petit sentier qui la ramenait vers la route, et sa cravache abattait un peu nerveusement les pousses tendres en bordure du chemin.

Le cheval et le mulet broutaient de conserve à la lisière du bois. Nicolas les détacha. Les yeux baissés, il aida Angélique à s'asseoir en amazone sur la selle. Ce fut elle qui retint tout à coup la main rude du valet.

– Nicolas... dis-moi, le connais-tu ?

Il leva les yeux vers elle et elle y vit briller une ironie méchante.

– Oui... je l'ai vu... Il est venu bien des fois au pays. C'est un homme si laid que les filles s'enfuient quand il passe sur son cheval noir. Il est boiteux comme le Maudit, mauvais comme lui... On dit que, dans son château de Toulouse, il attire les femmes par des philtres et des chants étranges... Celles qui le suivent, on ne les revoit plus, ou bien elles deviennent folles... Ah ! ah ! ah ! que voilà un bel époux, mademoiselle de Sancé !...

– Tu dis qu'il est boiteux ? répéta Angélique, dont les mains se glaçaient.

– Oui, boiteux ! boiteux ! Demandez à chacun, on vous répondra : c'est le Grand Boiteux du Languedoc.

Il se mit à rire et marcha vers son mulet en imitant une claudication accentuée. Angélique cravacha sa bête, la lança à corps perdu. À travers les buissons d'aubépine elle Fuyait la voix ricanante qui répétait : « Boiteux ! boiteux ! »

*****

Elle arrivait dans la cour de Monteloup lorsqu'un cavalier, derrière elle, franchit le vieux pont-levis. À son visage suant et poussiéreux et à ses hauts-de-chausses renforcés de cuir, on vit aussitôt que c'était un messager. Tout d'abord, personne ne comprit rien à ce qu'il demandait, car son accent était si extraordinaire qu'il fallut un certain temps pour s'apercevoir qu'il parlait français. À M. de Sancé accouru, il remit un pli tiré de sa petite boîte de fer.

– Mon Dieu, c'est M. d'Andijos qui arrive demain, s'écria le baron très agité.

– Qui est-ce encore ? interrogea Angélique.

– C'est un ami du comte. M. d'Andijos doit t'épouser...

– Tiens, celui-là aussi ?

– ...Par procuration, Angélique. Laisse-moi achever mes phrases, mon enfant. Ventre saint-gris, comme disait ton grand-père, je me demande ce que les religieuses t'ont appris si elles ne t'ont même pas inculqué le respect que tu me dois. Le comte de Peyrac envoie son meilleur ami pour le représenter à la première cérémonie nuptiale, qui aura lieu ici, dans la chapelle de Monteloup. La seconde bénédiction se donnera à Toulouse. À celle-ci, hélas, ta famille ne pourra assister. Le marquis d'Andijos t'escortera durant ton voyage jusqu'au Languedoc. Ces gens du Sud sont rapides. Je les savais en route, mais ne les attendais pas de sitôt.

– Je vois qu'il était temps pour moi d'accepter, murmura Angélique avec amertume.

Le lendemain, un peu avant midi, la cour s'emplit du bruit des roues des carrosses grinçants, des hennissements de chevaux, de cris sonores et de discours volubiles. Le Midi débarquait à Monteloup. Le marquis d'Andijos, très brun, la moustache en « pointe de poignard », l'œil de feu, portait une rhingrave de soie jaune et orange qui dissimulait avec grâce son embonpoint de joyeux vivant. Il présenta également ses compagnons qui seraient témoins au mariage, le comte de Carbon-Dorgerac et le petit baron Cerbalaud.

On les conduisit à la salle à manger où, sur des tables à tréteaux, la famille de Sancé avait étalé ses meilleures richesses, miel des ruches, fruits, lait caillé, oies rôties, vins du coteau de Chaillé.

Les arrivants mouraient de soif. Mais, après avoir bu, le marquis d'Andijos se retourna et cracha avec précision sur le dallage.

– Par saint Paulin, baron, vos vins du Poitou me révoltent la langue ! Ce que vous venez de me verser là est un grince-dents du dernier sur. Holà les Gascons, apportez les barriques !

Sa simplicité sans détours, son accent chantant, l'ail de son haleine, loin de déplaire au baron de Sancé, l'enchantèrent.