Le baron amena sa fille jusqu'à l'entrée d'une des basses galeries de la montagne. Il lui montra une sorte d'énorme chaudron de fer sous lequel on faisait du feu, et d'où s'échappaient deux gros tuyaux entourés de bandelettes, qui allaient ensuite s'enfoncer dans un puits. Un jet d'eau en jaillissait périodiquement à la surface du sol.

– C'est une des premières machines à vapeur construites jusqu'ici au monde. Elle sert à pomper l'eau souterraine des mines. C'est une invention que le comte de Peyrac a mise au point au cours d'un de ses séjours en Angleterre. Tu vois que, pour une femme qui veut devenir Précieuse, tu auras là un mari aussi savant et bel esprit que je suis, moi, ignorant et peu rapide, ajouta-t-il avec une moue piteuse. Tiens, bonjour, Fritz Hauër.

Un des ouvriers, qui se tenait près de la machine, ôta son bonnet et s'inclina profondément. Il avait un visage comme bleui par les poussières de roche incrustées dans sa peau, au cours d'une longue existence de travaux miniers. Deux doigts manquaient à l'une de ses mains. Trapu et bossu, on eût dit que ses bras étaient trop longs. Des mèches de cheveux tombaient dans ses yeux petits et brillants.

– Je trouve qu'il ressemble un peu à Vulcain, le dieu des enfers, dit M. de Sancé. Il paraît qu'il n'y a pas un homme qui connaisse mieux les entrailles de la terre que cet ouvrier saxon. C'est peut-être pourquoi il a cet aspect curieux. Toutes ces questions de mines ne m'ont jamais paru très claires, et je ne sais pas dans quelle mesure il ne s'y mêle pas un peu de sorcellerie. On dit que Fritz Hauër connaît un procédé secret pour transformer le plomb en or. Voilà qui serait bien extraordinaire. Toujours est-il qu'il travaille depuis plusieurs années avec le comte de Peyrac, qui l'a envoyé en Poitou pour installer Argentières.

« Le comte de Peyrac ! Toujours le comte de Peyrac ! » pensa Angélique, excédée. Elle dit tout haut :

– C'est peut-être pour cela qu'il est si riche, ce comte de Peyrac. Il transforme en or le plomb que lui envoie ce Fritz Hauër. D'ici à ce qu'il me transforme en grenouille...

– Vraiment vous me peinez, ma fille. Pourquoi ce ton de persiflage ? Ne dirait-on pas que je cherche à faire votre malheur ? Il n'y a rien dans ce projet qui puisse justifier votre méfiance. Je m'attendais à des cris de joie, et je n'entends que des sarcasmes.

– C'est vrai, père, pardonnez-moi, fit Angélique confuse et désolée de la déception qu'elle lisait sur l'honnête visage du hobereau. Les religieuses ont souvent dit que je n'étais pas comme les autres, et que j'avais des réactions déconcertantes. Je ne vous cache pas qu'au lieu de me réjouir, cette demande en mariage m'est extrêmement désagréable. Laissez-moi le temps de réfléchir, de m'habituer...

Tout en parlant, ils étaient revenus vers les chevaux. Angélique se mit en selle rapidement afin d'éviter l'aide trop empressée de Nicolas, mais elle ne put empêcher que la main brune du valet ne l'effleurât en lui passant les rênes.

« C'est très gênant, se dit-elle contrariée. Il faudra que je le remette à sa place sévèrement. »

Les chemins creux étaient fleuris d'aubépine. L'odeur exquise, en lui rappelant les jours de son enfance, apaisa un peu l'énervement de la jeune fille.

– Père, dit-elle tout à coup, je crois comprendre qu'au sujet du comte de Peyrac vous voudriez me voir prendre une décision rapide. Je viens d'avoir une idée : me permettez-vous de me rendre chez Molines ? Je voudrais avoir une conversation sérieuse avec lui.

Le baron jeta un regard au soleil afin de mesurer l'heure.

– Il va être bientôt midi. Mais je pense que Molines se fera un plaisir de te recevoir à sa table. Va, ma fille. Nicolas t'accompagnera.

*****

Angélique fut sur le point de refuser cette escorte, mais elle ne voulut pas avoir l'air d'attacher la moindre importance au paysan et, après avoir adressé un joyeux signe d'adieu à son père, elle s'élança au galop. Le valet, qui n'était monté que sur un mulet, se laissa bientôt distancer.

Une demi-heure plus tard, Angélique, passant devant la grille du château du Plessis, se penchait pour essayer de découvrir, au bout de l'allée de marronniers, la blanche apparition.

« Philippe », pensa-t-elle.

Et elle s'étonna que ce nom lui fût revenu en mémoire comme pour ajouter à sa mélancolie.

Mais les du Plessis étaient toujours à Paris. Bien qu'ancien partisan de M. de Condé, le marquis avait su rentrer en grâce près de la reine et du cardinal Mazarin, tandis que Monsieur le Prince, le vainqueur de Rocroi, l'un des plus glorieux généraux de France, s'en allait servir honteusement le roi d'Espagne, dans les Flandres. Angélique se demanda si la disparition du coffret au poison avait joué quelque rôle dans la destinée de M. de Condé. En tout cas, ni le cardinal Mazarin ni le roi et son jeune frère n'avaient été empoisonnés. Et l'on disait que M. Fouquet, l'âme de l'ancien complot contre Sa Majesté, venait d'être nommé surintendant des Finances. C'était amusant de penser qu'une petite campagnarde obscure avait peut-être changé le cours de l'Histoire. Il faudrait qu'elle s'assurât un jour que le coffret était toujours en sa cachette. Et le page qu'elle avait accusé, qu'en avait-on fait ? Bah ! cela n'avait pas d'importance.

Angélique entendit le galop du mulet de Nicolas qui se rapprochait. Elle reprit sa course et arriva bientôt à la maison du régisseur.

*****

Après le repas, l'intendant Molines fit entrer Angélique dans le petit bureau où quelques années plus tôt il avait reçu son père. C'était là qu'avait pris naissance l'affaire des mulets, et la jeune fille se souvint tout à coup de la réponse ambiguë que le régisseur avait faite à sa question d'enfant pratique :

– Et à moi que me donnera-t-on ?

– On vous donnera un mari.

Pensait-il déjà à une alliance avec ce bizarre comte de Toulouse ? Ce n'était pas impossible, car Molines était un homme dont l'esprit voyait loin et entrelaçait mille projets. En fait, l'intendant du château voisin n'était pas antipathique. Son attitude quelque peu cauteleuse était inhérente à sa condition de subalterne. Un subalterne qui se savait plus intelligent que ses maîtres.

Pour la famille du petit châtelain voisin, son intervention avait été une véritable providence, mais Angélique savait que seul l'intérêt personnel de l'intendant était à l'origine de ses largesses et de son aide. Cela lui plaisait, en lui enlevant le scrupule de se croire son obligée et de lui devoir une reconnaissance humiliante. Elle s'étonnait cependant de la réelle sympathie que lui inspirait ce huguenot roturier et calculateur.

« C'est parce qu'il est en train de créer quelque chose de neuf et peut-être de solide », se dit-elle tout à coup.

Mais, par exemple, elle admettait mal d'être mêlée aux projets du régisseur au même titre qu'une ânesse ou un lingot de plomb.

– Monsieur Molines, dit-elle nettement, mon père m'a parlé avec insistance d'un mariage que vous auriez organisé pour moi avec un certain comte de Peyrac. Étant donné l'influence très grande que vous avez prise sur mon père ces dernières années, je ne puis douter que vous attachiez, vous aussi, une grande importance à ce mariage, c'est-à-dire que je suis appelée à jouer un rôle dans vos combinaisons commerciales. Je voudrais bien savoir lequel ?

Un froid sourire étira les lèvres minces de son interlocuteur.

– Je remercie le Ciel de vous retrouver telle que vous promettiez de devenir lorsqu'on vous appelait dans le pays la petite fée des Marais. En effet, j'ai promis à M. le comte de Peyrac une femme belle et intelligente.

– Vous vous engagiez beaucoup. J'aurais pu devenir laide et idiote, et voilà qui aurait nui à votre métier d'entremetteur !

– Je ne m'engage jamais sur une présomption. À plusieurs reprises, des relations que j'ai à Poitiers m'ont entretenu de vous et, moi-même, je vous ai aperçue l'année dernière au cours d'une procession.

– Ainsi vous me faisiez surveiller, s'écria Angélique furieuse, comme un melon qui mûrit sous cloche !

Simultanément, l'image lui parut si drôle qu'elle pouffa de rire et que sa colère tomba. Au fond, elle préférait savoir à quoi s'en tenir plutôt que de se laisser prendre au piège comme une oie blanche.

– Si j'essayais de parler le langage de votre monde, dit gravement Molines, je pourrais me retrancher derrière des considérations traditionnelles : une jeune fille, très jeune encore, n'a pas besoin de savoir pourquoi ses parents lui choisissent tel ou tel mari. Les affaires de plomb et d'argent, de commerce et de douane, ne sont point du ressort des femmes, surtout des dames nobles... Les affaires d'élevage encore moins. Mais je crois vous connaître, Angélique, et je ne vous parlerai pas ainsi.

Elle ne fut pas choquée du ton plus familier.

– Pourquoi pensez-vous pouvoir me parler autrement qu'à mon père ?

– C'est difficile à exprimer, mademoiselle. Je ne suis pas philosophe et mes études ont surtout consisté en expériences de travail. Pardonnez-moi d'être très franc. Mais je vous dirai une chose. Les gens de votre monde ne pourront jamais comprendre ce qui m'anime : c'est le travail.

– Les paysans travaillent beaucoup plus encore, il me semble.

– Ils triment, ce n'est pas pareil. Ils sont stupides, ignares et inconscients de leur intérêt, de même que les gens de la noblesse qui eux ne produisent rien. Ces derniers sont des êtres inutiles, sauf dans la conduite des guerres destructrices. Votre père, lui, commence à faire quelque chose, mais, excusez-moi, mademoiselle, il ne comprendra jamais le travail !

– Vous pensez qu'il ne réussira pas ? s'effara soudain la jeune fille. Je croyais pourtant que son affaire marchait, et la preuve en était que vous vous y intéressiez.