– C'est possible, père, mais enfin je ne peux pas me marier ainsi à un homme que je ne connais pas, que vous-même n'avez jamais vu.
– Pourquoi ? s'étonna le baron. Toutes les jeunes filles de qualité se marient de cette façon. Ce n'est pas à elles, ni au hasard de décider des alliances qui sont favorables à leurs familles, et d'un établissement où elles engagent non seulement leur avenir, mais leur nom.
– Est-il... est-il jeune ? interrogea la jeune fille avec hésitation.
– Jeune ? Jeune ? grommela le baron avec ennui. Voici une question bien oiseuse pour une personne pratique. En fait, il est vrai que votre futur époux a douze années de plus que vous. Mais la trentaine, chez un homme, est l'âge de la force et de la séduction. De nombreux enfants peuvent vous être accordés par le Ciel. Vous aurez un palais à Toulouse, des châteaux en Albi et en Béarn, des équipages, des toilettes... M. de Sancé s'arrêta, à bout d'imagination.
– Pour ma part, conclut-il, j'estime que la demande en mariage d'un homme qui, lui non plus, ne vous a jamais vue, est une chance inespérée, extraordinaire...
Ils firent quelques pas en silence.
– Précisément, murmura Angélique, je trouve cette chance trop extraordinaire. Pourquoi ce comte, qui a tout ce qu'il faut pour choisir une riche héritière comme épouse, vient-il chercher au fond du Poitou une fille sans dot ?
– Sans dot ? répéta Armand de Sancé dont le visage s'éclaira. Rentre avec moi au château, Angélique, afin de t'habiller pour sortir. Nous allons prendre nos chevaux. Je veux te montrer quelque chose.
Dans la cour du manoir, un valet, sur l'ordre du baron, fit sortir deux chevaux de l'écurie et les harnacha rapidement. Intriguée, la jeune fille ne posait plus de questions. Tandis qu'elle se mettait en selle, elle se disait qu'après tout elle était destinée à se marier, et que la plupart de ses compagnes se mariaient ainsi, avec des candidats que leur présentaient leurs parents. Pourquoi ce projet la révoltait-il à ce point ? L'homme qu'on lui destinait n'était pas un vieillard. Elle serait riche... Angélique s'aperçut qu'elle éprouvait tout à coup une agréable sensation physique et fut quelques instants à en comprendre la raison. La main du valet qui l'avait aidée à s'asseoir en amazone sur la bête, venait de glisser sur sa cheville et la caressait doucement, en un geste que la meilleure bonne volonté du monde ne pouvait prendre pour une inattention.
Le baron était entré dans le château pour. y changer de bottes et mettre un rabat propre.
Angélique eut un geste nerveux, et le cheval rompit de quelques pas.
– Qu'est-ce qui te prend, manant ?
Elle se sentait rouge et furieuse contre elle-même, car elle devait s'avouer qu'un frisson délicieux l'avait parcourue sous cette brève caresse. Le valet, un Hercule aux larges épaules, redressa la tête. Des mèches de cheveux bruns tombaient dans ses yeux sombres, qui brillaient d'une malice familière.
– Nicolas ! s'écria Angélique, tandis que le plaisir de revoir cet ancien compagnon de jeux et la confusion du geste qu'il avait osé se disputaient en elle.
– Ah ! tu as reconnu Nicolas, dit le baron de Sancé qui arrivait à grands pas. C'est le pire diable de la contrée et personne n'en vient à bout. Ni le labour ni les mulets ne l'intéressent. Paresseux et trousseur de filles, voilà ton beau compagnon de jadis, Angélique !
Le jeune homme ne semblait nullement honteux des appréciations de son maître. Il continuait à regarder Angélique avec un rire qui montrait ses dents blanches, et une hardiesse presque insolente. Sa chemise ouverte découvrait sa poitrine massive et noire.
– Hé ! gars, prends un bourrin5 et suis-nous, dit le baron, qui ne voyait rien.
– Bien, not'maître.
Les trois montures franchirent le pont-levis et s'engagèrent dans le chemin, sur la gauche de Monteloup.
– Où allons-nous, père ?
– À la vieille carrière de plomb.
– Ces fours écroulés près des terres de l'abbaye de Nieul ?...
– Ceux-là mêmes.
Angélique se rappela le cloître des moines paillards, la folle équipée de son enfance lorsqu'elle avait voulu partir pour les Amériques, et les explications du frère Anselme à propos de plomb et d'argent, et des travaux accomplis dans la carrière au Moyen Age.
– Je ne vois pas en quoi ce lopin de terre inculte...
– Ce lopin de terre, qui n'est plus inculte et qui s'appelle maintenant Argentières, représente tout simplement ta dot. Tu te souviens que Molines m'avait demandé de renouveler le droit d'exploitation de ma famille, comme l'exemption des impôts sur le quart de la production. Ceci obtenu, il a fait venir des ouvriers saxons. Voyant l'importance qu'il attachait à cette terre jusqu'ici déshéritée, je lui ai dit un jour que j'en ferais ta dot. Je crois que c'est de ce moment que l'idée d'un mariage avec le comte de Peyrac a germé dans sa tête fertile, car en effet ce seigneur toulousain voudrait l'acquérir. Je n'ai pas très bien compris le genre de transaction auquel il se livre avec Molines ; je crois que c'est lui qui est plus ou moins réceptionnaire des mulets et des métaux que nous envoyons par mer à destination espagnole. Cela prouve qu'il y a beaucoup plus de gentilshommes qu'on ne croit qui s'intéressent au commerce. J'aurais cru cependant que le comte de Peyrac avait assez de propriétés et de terres pour ne pas recourir à des procédés roturiers. Mais peut-être cela le distrait-il. On le dit très original.
– Si j'ai bien saisi, fit lentement Angélique, vous saviez que l'on convoitait cette mine, et vous avez fait comprendre qu'il fallait prendre la fille avec.
– Comme tu présentes les choses sous un angle bizarre, Angélique ! Je trouve que cette solution de te donner la mine en dot était excellente. Le désir de voir mes filles bien établies a été ma préoccupation principale ainsi que celle de ta pauvre mère. Or, chez nous, on ne vend pas les terres ; malgré les pires difficultés, nous avons réussi à garder le patrimoine intact, et pourtant du Plessis, plus d'une fois, a guigné mes fameux terrains des marais desséchés. Mais marier ma fille, non seulement honorablement, mais richement, voilà qui me contente. La terre ne sort pas de la famille. Elle ne va pas à un étranger mais à un nouveau rameau, à une nouvelle alliance.
Angélique marchait un peu en retrait de son père ; aussi celui-ci né pouvait-il voir l'expression de son visage. Les petites dents blanches de la jeune fille mordaient ses lèvres avec une rage impuissante. Elle pouvait d'autant moins expliquer à son père combien la façon dont s'était présentée cette demande en mariage était humiliante pour elle, que celui-ci était persuadé d'avoir très habilement préparé le bonheur de sa fille. Elle essaya cependant encore de lutter.
– Si je me souviens, bien, n'aviez-vous pas loué cette carrière pour dix ans à Molines ? Il reste donc environ quatre ans de fermage. Comment peut-on donner ce coin, qui est loué, en dot ?
– Molines est non seulement d'accord, mais il continuera d'exploiter pour le compte de M. de Peyrac. Du reste, le travail a déjà commencé il y a trois ans, comme tu vas le voir. Nous arrivons.
*****
En une heure de trot, ils atteignirent les lieux. Jadis Angélique avait cru que cette noire carrière et ses villages protestants étaient situés au bout du monde. Mais maintenant cela paraissait tout proche. Une route bien entretenue confirmait cette nouvelle impression. Un petit hameau pour les ouvriers avait été construit. Le père et la fille mirent pied à terre, et Nicolas s'approcha pour tenir les brides des chevaux.
L'endroit à l'aspect désolé, dont Angélique se souvenait si bien, avait totalement changé.
Une canalisation amenait de l'eau courante et actionnait plusieurs meules de pierre verticales. Des pilons de fonte, dans un bruit sourd, écrasaient des pierres, tandis que des gros blocs de roche étaient débités par des masses à main.
Deux fours rougeoyaient et d'énormes soufflets de peau en activaient les flammes. Des montagnes noires de charbon de bois étaient disposées à côté des fours, et le reste du carreau de la mine était occupé par des tas de pierres. Dans des goulottes de bois où coulait de l'eau, des ouvriers jetaient à la pelle le sable de la roche sortant des meules. D'autres, avec des houes, ratissaient, à contrecourant, l'intérieur de ces canalisations. Un assez grand bâtiment, construit en retrait, montrait des portes avec grillages et barreaux de fer, fermées par de gros cadenas.
Deux hommes armés de mousquets en gardaient les abords.
– La réserve des lingots d'argent et de plomb, dit le baron.
Très fier, il ajouta qu'il demanderait un jour prochain à Molines d'en montrer à Angélique le contenu.
Ensuite, il la mena voir la carrière attenante. D'énormes gradins, de quatre mètres de haut chacun, dessinaient maintenant une sorte d'amphithéâtre romain. Ça et là, de noirs souterrains s'enfonçaient sous la roche, d'où l'on voyait surgir de petits chariots traînés par des ânes.
– Il y a ici dix familles saxonnes de mineurs de métier, fondeurs et carriers. Ce sont eux et Molines qui ont monté l'exploitation.
– Et l'affaire rapporte combien par an ? demanda Angélique.
– Ça, par exemple, c'est une question que je ne me suis jamais posée..., avoua avec une pointe de confusion Armand de Sancé. Tu comprends : Molines me paie régulièrement son fermage. Il a fait tous les frais d'installation. Des briques de fours sont venues d'Angleterre et sans doute même d'Espagne, apportées par des caravanes de contrebande du Languedoc.
– Probablement, n'est-ce pas, par l'intermédiaire de celui que vous me destinez pour époux ?
– C'est possible. Il paraît qu'il s'occupe de mille choses diverses. C'est, d'ailleurs, un savant et c'est lui qui a dessiné le plan de cette machine à vapeur.
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