Son bras heurta la balustrade de bois plein et cela fit un écho énorme sous les voûtes.

Ils s'immobilisèrent interdits, un peu anxieux.

– Je crois que quelqu'un vient, murmura Angélique.

Le garçon avoua d'un air piteux :

– J'ai oublié de fermer la porte de la chaire au bas de l'escalier.

Puis ils se turent, écoutant le pas qui s'approchait. Quelqu'un gravit les degrés de leur refuge, et la tête d'un vieil abbé coiffé d'une calotte noire apparut au-dessus d'eux.

– Que faites-vous là, mes enfants ? demanda-t-il.

Le page à la langue bien pendue avait déjà son histoire prête.

– J'ai voulu voir ma sœur qui est pensionnaire à Poitiers, mais je ne savais où la rencontrer. Nos parents...

– Ne parle pas si fort dans la maison de Dieu, dit le prêtre. Lève-toi et ta sœur aussi, et suivez-moi.

Il les emmena dans la sacristie et s'assit sur un tabouret. Puis, les mains appuyées sur ses genoux, il les regarda successivement l'un et l'autre. Les cheveux blancs débordant de sa calotte ecclésiastique auréolaient un visage qui, malgré la vieillesse, conservait de fortes couleurs paysannes. Il avait un gros nez, de petits yeux vifs et précis, une courte barbe blanche. Henri de Roguier, tout à coup, paraissait effaré et se taisait avec une confusion qui n'était pas feinte.

– Est-il ton amant ? demanda soudain le prêtre à Angélique, en désignant le jeune garçon du menton.

La rougeur envahit le visage de l'adolescente, et le page s'écria vivement et franchement :

– Monsieur, je l'aurais souhaité, mais elle n'est pas de cette sorte-là.

– Tant mieux, ma fille. Si tu avais un beau collier de perles, t'amuserais-tu à le jeter dans ta cour pleine de fumier où les pourceaux viendraient les rafler de leurs groins morveux ? Hein ? Réponds-moi, petite ? Ferais-tu cela ?

– Non. Je ne le ferais pas.

– Il ne faut pas donner de perles aux pourceaux. Il ne faut pas gaspiller ce trésor de ta virginité qui ne doit être réservé qu'au mariage. Et toi, grossier personnage, continua-t-il doucement en se tournant vers le garçon, où as-tu été chercher l'idée sacrilège d'amener ton amie dans la chaire de l'église pour lui conter fleurette ?

– Où pouvais-je l'amener ? protesta le page, maussade. On ne peut pas causer tranquillement dans les rues de cette ville qui sont plus étroites que des placards. Je savais que le sacristain de Notre-Dame-la-Grande loue parfois la chaire et les confessionnaux pour qu'on puisse s'y chuchoter quelque secret loin des oreilles indiscrètes. Dans ces villes de province, vous savez, Monsieur Vincent, il y a beaucoup de demoiselles trop sévèrement gardées par un père bougon et une mère acariâtre, et qui n'auraient jamais l'occasion d'entendre un mot doux si...

– Comme tu m'instruis bien, mon petit !

– La chaire c'est trente livres, et les confessionnaux vingt livres. C'est beaucoup pour ma bourse, croyez-moi, Monsieur Vincent.

– Je te crois sans peine, dit Monsieur Vincent, mais c'est plus cher encore dans la balance où le diable et l'ange pèsent les péchés sur le parvis de Notre-Dame-la-Grande.

Son visage qui, jusque-là, avait gardé une expression sereine, s'était durci. Il tendit la main.

– Donne-moi la clef qu'on t'a confiée.

Et lorsque le jeune garçon la lui eut remise :

– Tu iras te confesser, n'est-ce pas ? Je t'attendrai demain soir dans cette même église. Je t'absoudrai. Je sais trop bien dans quel milieu tu vis, pauvre petit page ! Et il vaut mieux pour toi essayer de jouer à l'homme avec une enfant de ton âge que de servir de jouet aux dames mûres qui t'entraînent dans leurs alcôves pour te dévoyer... Oui, je te vois rougir. Tu as honte devant elle, si fraîche, si neuve, de tes amours frelatées.

Le jeune garçon baissa la tête, son aplomb avait disparu. Il balbutia enfin :

– Monsieur Vincent de Paul, de grâce, ne racontez pas cette affaire à S. M. la reine. Si elle me renvoie à mon père, celui-ci ne saura plus comment m'établir. J'ai sept sœurs qu'il faudra doter et je suis le troisième cadet de la famille. Je n'ai pu obtenir cette faveur insigne d'entrer au service du roi que grâce à M. de Lorraine qui me... à qui je plaisais, acheva-t-il avec embarras. Il a acheté la charge pour moi. Si je suis chassé, il exigera sans doute que mon père la lui rembourse, et cela est impossible.

Le vieil ecclésiastique le regardait avec gravité.

– Je ne te nommerai pas. Mais il est bon qu'une fois de plus je rappelle à la reine les turpitudes dont elle est entourée. Hélas ! Cette femme est pieuse et dévouée aux œuvres, mais que peut-elle contre tant de pourriture ? On ne peut changer les âmes avec des décrets...

La porte de la sacristie, en s'ouvrant, l'interrompit. Un jeune homme aux longs cheveux bouclés, vêtu d'un habit noir assez recherché, entra. Monsieur Vincent se redressa et lui jeta un regard sévère.

– Monsieur le vicaire, je veux croire que vous ignorez les trafics auxquels se livre votre sacristain. Il vient de toucher trente livres de ce jeune seigneur pour lui donner liberté de rencontrer son amie dans la chaire de votre église. Il serait temps que vous surveilliez vos clercs avec un peu plus de soin.

Pour se donner une contenance, le vicaire mit beaucoup de temps à refermer la porte. Quand il se retourna, la pénombre de la pièce dissimulait mal son embarras. Comme il se taisait, Monsieur Vincent reprit :

– Je constate, de plus, que vous portez perruque et habit civil. Cela est interdit aux prêtres. Je vais me voir contraint de signaler de tels manquements et de tels commerces au bénéficiaire de votre paroisse.

L'abbé eut de la peine à dissimuler un haussement d'épaules.

– Voilà qui lui sera bien indifférent, Monsieur Vincent. Mon bénéficiaire est un chanoine parisien. Il a acheté la charge il y a trois ans au précédent curé qui se retirait dans ses terres. Il n'est jamais venu ici et, comme il a maison canoniale sur l'abside de Notre-Dame de Paris, je parie que Notre-Dame-la-Grande de Poitiers doit lui paraître fort petite.

– Ah ! je tremble, s'écria brusquement Monsieur Vincent, que ce damnable trafic de cures et de paroisses, vendues comme ânes et chevaux sur le marché, n'entraîne l'Église à sa perte. Et qui nomme-t-on maintenant évêques dans ce royaume ? De grands seigneurs guerriers et libertins, qui parfois même n'ont pas reçu les ordres, mais qui, ayant assez de fortune pour acquérir un évêché, se permettent de revêtir la robe et les ornements des ministres de Dieu !... Ah ! que le Seigneur nous aide à renverser de telles institutions3 !

Heureux de voir que les foudres se détournaient de lui, le vicaire hasarda :

– Ma paroisse n'est pas négligée. Je m'en occupe et y donne tous mes soins. Faites-nous le grand honneur, Monsieur Vincent, d'assister ce soir à notre office du Très Saint Sacrement. Vous verrez la nef bondée de fidèles. Poitiers a été préservée de l'hérésie par le zèle de ses prêtres. Ce n'est pas comme Niort, Châtellerault, et...

Le vieillard lui jeta un regard noir.

– Ce sont les vices des prêtres qui ont été la première cause des hérésies4, cria-t-il rudement.

Il se leva et, prenant les deux adolescents aux épaules, il les entraîna dehors. Malgré son grand âge et son dos voûté, il semblait plein de vigueur et de promptitude. Le soir tombait sur la place, devant l'église poitevine où la pâle lumière d'hiver animait les fleurs de pierre.

– Mes agneaux, dit M. Vincent, mes petits enfants du Bon Dieu, vous avez essayé de goûter au fruit vert de l'amour. Voilà pourquoi vos dents sont agacées et vos cœurs pleins de tristesse. Laissez donc mûrir au soleil de la vie ce qui est destiné de tout temps à s'épanouir. Il ne faut pas s'égarer lorsqu'on recherche l'amour, car il se peut alors qu'on ne le retrouve jamais. Quel plus cruel châtiment de l'impatience et de la faiblesse que d'être condamné pour la vie à ne mordre que dans des fruits amers et sans saveur !

« Vous allez vous en aller chacun de votre côté. Toi, garçon, à ton service, que tu dois accomplir avec conscience. Toi, fille, à tes religieuses et à tes travaux. Et, quand le jour se lèvera, n'oubliez pas de prier Dieu qui est. notre père à tous. Il les laissa. Son regard suivit leurs silhouettes gracieuses jusqu'à ce qu'elles se séparassent à angle de la place.

*****

Angélique ne détourna la tête que lorsqu'elle eut atteint la porte du couvent. Une grande paix était descendue en elle. Mais son épaule gardait le souvenir d'une vieille main chaleureuse.

« M. Vincent, pensa-t-elle, est-ce là le grand Monsieur Vincent ? Celui que le marquis du Plessis appelle la Conscience du Royaume ? Celui qui oblige les nobles à servir les pauvres ? Celui qui voit chaque jour en particulier la reine et le roi ? Comme il a l'air simple et doux ! »

Avant de soulever le heurtoir, elle jeta encore un coup d'œil sur la ville, qui s'enveloppait de nuit.

« Monsieur Vincent, bénissez-moi », murmura-t-elle.

Angélique accepta sans révolte les punitions qui lui furent infligées pour cette nouvelle évasion. À partir de ce jour son attitude farouche se transforma. Elle s'appliqua à ses études, se montra enjouée avec ses compagnes. Elle semblait enfin s'être adaptée à la sévérité du cloître.

Au mois de septembre, sa sœur Hortense quitta le couvent. Une tante éloignée la réclamait à Niort à titre de demoiselle de compagnie. En réalité, la dame en question, qui était de très petite noblesse et qui avait épousé un magistrat riche mais d'origine obscure, souhaitait que son fils, en s'alliant à quelque grand nom, redonnât un peu d'éclat à leurs écus. Le fils venait de se faire offrir par son père une charge de procureur du roi à Paris, et il fallait qu'il parût à l'aise parmi les blasons. L'occasion était pour les deux partis inespérée. Le mariage se fit aussitôt. Simultanément le jeune roi Louis XIV rentrait en vainqueur dans sa bonne capitale. La France sortait exsangue d'une guerre civile, au cours de laquelle six armées avaient tourbillonné sur son sol, se cherchant et ne se trouvant pas toujours : il y avait eu celle du prince de Condé, celle du roi dirigée par Turenne qui, tout à coup, avait choisi de ne pas trahir, celle de Gaston d'Orléans, allié aux Anglais et brouillé avec les princes français, celle du duc de Beaufort brouillé avec tout le monde, mais que les Espagnols aidaient, celle du duc de Lorraine qui opérait pour son propre compte, et enfin celle de Mazarin qui, d'Allemagne, avait voulu envoyer des renforts a la reine. On faillit nommer Mlle de Montpensier général d'armée, pour l'initiative qu'elle prit de faire tirer, certain jour, le canon de la Bastille sur les troupes de son propre cousin le roi. Geste que la Grande Mademoiselle paya fort cher, car il effraya bien des prétendants à sa main parmi les princes d'Europe.