– Tant mieux, père, murmura Angélique.

Elle écoutait, venant de la nuit, le chant nocturne des crapauds, qui trahissait l'approche des marais et du vieux château fortifié. Tout à coup, elle eut envie de pleurer.

– Crois-tu que Mme du Plessis va te prendre comme fille d'honneur ? demanda encore le baron.

– Oh ! non, je ne crois pas, répondit suavement Angélique.

Chapitre 10

Du voyage qu'elle fit pour atteindre Poitiers, Angélique ne garda qu'un souvenir cahotant et plutôt désagréable. On avait réparé pour l'occasion un très vieux carrosse dans lequel elle avait pris place avec Hortense et Madelon. Un valet conduisait les mules de l'attelage. Raymond et Gontran montaient chacun un cheval de belle race dont leur père leur avait fait présent. On disait que les jésuites avaient, dans leurs nouveaux collèges, des écuries réservées aux montures des jeunes nobles. Deux lourds chevaux de malle complétaient la caravane. L'un portait le vieux Guillaume, chargé d'escorter ses jeunes maîtres. Trop de mauvaises nouvelles d'agitations et de guerres circulaient dans le pays. On disait que M. de la Rochefoucauld soulevait le Poitou pour le compte de M. de Condé. Il recrutait des armées et prélevait une partie des récoltes pour les nourrir. Qui dit armée, dit famine et pauvreté, bandits et vagabonds aux carrefours des routes. Le vieux Guillaume était donc là, sa pique appuyée à l'étrier, sa vieille épée au côté. Cependant le voyage fut calme. En traversant une forêt, on aperçut quelques silhouettes suspectes qui se dispersaient entre les arbres. Mais sans doute la pique du vieux mercenaire, à moins que ce ne fût la pauvreté de l'équipage, découragea les brigands.

La nuit se passa dans une auberge, à la croisée d'un carrefour sinistre où l'on n'entendait que le sifflement du vent dans la forêt dépouillée.

L'aubergiste consentit à servir aux voyageurs une eau claire baptisée bouillon et quelques fromages qu'ils mangèrent à la lueur d'une mauvaise chandelle de suif.

– Tous les maîtres d'auberges sont complices des brigands, confia Raymond à ses jeunes sœurs terrifiées. C'est dans les auberges des routes qu'on commet le plus d'assassinats. À notre dernier voyage nous avons couché dans une halte où moins d'un mois auparavant on avait coupé la gorge à un riche financier qui n'avait que le tort de voyager seul.

Regrettant de s'être livré à des réflexions trop profanes, il ajouta :

– Ces crimes commis par des hommes du peuple sont la conséquence du désordre des gens haut placés. Tout le monde a perdu la crainte de Dieu.

Il y eut encore une journée de route. Secouées comme des sacs de noix sur ces routes gelées et creusées d'ornières, les trois sœurs se sentaient brisées. On ne rencontrait que très rarement les tronçons de voie romaine avec leurs grandes dalles anciennes et régulières. Le plus souvent c'étaient des chemins en pleine argile bouleversés par le passage incessant des cavaliers et des carrosses. À l'entrée des ponts, il fallait stationner parfois des heures jusqu'à en être glacé, le préposé au péage étant le plus souvent un fonctionnaire peu rapide et bavard, qui profitait de chaque voyageur pour faire un bout de causette. Seuls passaient sans ralentir les grands seigneurs qui, d'une main dédaigneuse, jetaient par la portière une bourse aux pieds de l'employé. Madelon pleurait, transie et cramponnée à Angélique. Hortense, les lèvres pincées, disait :

– C'est inadmissible !

Elles étaient toutes trois fourbues et ne purent s'empêcher de pousser un soupir de soulagement lorsque, le soir du deuxième jour, Poitiers leur apparut, étageant ses toits d'un rose fané, au flanc d'une colline entourée d'une riante rivière : le Clain. C'était par un jour pur d'hiver. On aurait pu se croire dans un paysage du Midi, dont le Poitou est d'ailleurs le seuil, tant le ciel avait de douceur au-dessus des toits de tuiles. Les cloches se répondaient, sonnant l'Angélus.

Ces cloches, désormais, allaient égrener les heures d'Angélique, durant près de cinq années. Poitiers était une ville d'églises, de couvents et de collégiales. Les cloches réglaient la vie de tout ce peuple de soutanes, de cette armée d'étudiants aussi bruyants que leurs maîtres étaient chuchoteurs. Prêtres et bacheliers se rencontraient aux coins des rues montantes, dans l'ombre des cours, sur les places, qui, d'étage en étage, proposaient leurs paliers aux pèlerins de la ville.

Les enfants de Sancé se quittèrent devant la cathédrale. Le couvent des ursulines était un peu à gauche et dominait le Clain. Le collège des pères jésuites se trouvait perché tout en haut. Avec la gaucherie de l'adolescence, on se sépara presque sans un mot, et Madelon seule, en larmes, embrassa ses deux frères. Ainsi les portes du couvent se refermèrent sur Angélique. Elle fut longue à comprendre que la sensation d'étouffement qui l'oppressait venait de cette brusque rupture avec l'espace. Des murs et toujours des murs, et des grilles aux fenêtres. Ses compagnes ne lui parurent pas sympathiques : elle avait toujours joué avec des garçons, petits paysans qui l'admiraient et la suivaient. Or ici, parmi certaines demoiselles de haut lignage et de fortune solide, la place d'Angélique de Sancé ne pouvait se trouver que dans les derniers rangs.

Il lui fallut aussi se soumettre à la torture du corsage baleiné, lacé étroitement, qui, en obligeant toute fillette à se tenir droite, lui donnait pour la vie et en n'importe quelles circonstances, un maintien de reine dédaigneuse. Angélique, vigoureuse et souplement musclée, gracieuse d'instinct, eût pu se passer de ce carcan. Mais il s'agissait là d'une institution qui dépassait largement le cadre du couvent. En écoutant parler les grandes, elle ne pouvait douter que le corsage baleiné ne tînt une grande place dans tout ce qui concernait la mode. Il était même question de busc et de busquière, sorte de plastron en bec-de-canard, raidi par du carton fort ou des tiges de fer et que l'on brodait et rebrodait et garnissait de nœuds et de bijoux. La busquière était destinée à soutenir les seins, les faisant remonter sous la dentelle au point qu'ils paraissaient toujours prêts à s'échapper de cette contrainte. Naturellement les grandes se passaient de tels détails en secret, bien que le couvent fût spécialement chargé de préparer les jeunes filles au mariage et à la vie mondaine. Il fallait apprendre à danser, saluer, jouer du luth et du clavecin, soutenir avec deux ou trois compagnes des conversations sur un sujet déterminé, et même jouer de l'éventail et se mettre du fard. L'importance était ensuite accordée aux soins de la maison. En prévision des revers que le Ciel peut envoyer, les élèves devaient s'astreindre aux besognes les plus humbles. À tour de rôle, elles travaillaient aux cuisines ou aux buanderies, allumaient et entretenaient les lampes, balayaient, lavaient les carrelages. Enfin quelques rudiments intellectuels leur étaient donnés : l'histoire et la géographie, sèchement exposées ; mythologie ; calcul, théologie, latin. On accordait plus de soins aux exercices de style, l'art épistolaire étant essentiellement féminin, et l'échange de lettres entre ses amis et ses amants représentant une des occupations les plus absorbantes d'une femme du monde.

Sans être une élève indocile, Angélique ne donna guère de satisfaction à ses professeurs. Elle exécutait ce qu'on lui commandait, mais semblait ne pas comprendre pourquoi on l'obligeait à faire tant de choses stupides. Parfois, aux heures des leçons, on la cherchait en vain ; on la retrouvait enfin au potager, qui n'était qu'un grand jardin suspendu au-dessus de ruelles tièdes et peu passantes. Aux reproches les plus sévères, elle répondit toujours qu'elle n'avait pas conscience de faire quelque chose de mal en regardant pousser des choux. L'été suivant, il y eut à travers la ville une épidémie assez grave, qu'on baptisa peste parce que beaucoup de rats remontaient à la surface de leurs trous pour crever dans les rues et dans les maisons.

La Fronde des Princes, dirigée par MM. de Condé et Turenne, amenait la misère et la famine dans ces régions de l'Ouest jusque-là épargnées par les guerres étrangères. On ne savait plus qui était pour le roi, qui était contre, mais des paysans dont les villages avaient brûlé refluaient vers les villes. Cela faisait une armée de miséreux qui s'échouaient à toutes les portes cochères, la main tendue. Il y en eut bientôt plus que d'abbés et d'écoliers.

Les petites pensionnaires des ursulines firent l'aumône, certaines heures, certains jours, aux pauvres stationnant devant le couvent. On leur apprit que ceci entrait également dans leurs attributions de futures grandes dames accomplies. Pour la première fois Angélique vit devant elle la misère sans espoir, la misère haillonneuse, la vraie misère à l'œil lubrique et haineux. Elle n'en fut ni émue ni bouleversée, contrairement à ses compagnes dont certaines pleuraient ou pinçaient les lèvres avec dégoût. Il lui semblait reconnaître une image depuis toujours imprimée en elle, comme le pressentiment de ce qu'une étrange destinée devait lui réserver.

*****

La peste naquit sans mal de cette lie qui engorgeait les ruelles montantes où juillet brûlant tarissait les fontaines.

Il y eut plusieurs cas parmi les élèves. Un matin, à la cour de récréation, Angélique n'aperçut pas Madelon. Elle s'informa et on lui dit que l'enfant malade avait été portée à l'infirmerie. Madelon mourut quelques jours plus tard. Devant le petit corps blême et comme desséché, Angélique ne pleura pas. Elle en voulut même à Hortense de ses larmes spectaculaires. Pourquoi cette grande perche de dix-sept ans pleurait-elle ? Elle n'avait jamais aimé Madelon. Elle n'aimait qu'elle-même.

– Hélas ! mes petites, leur dit doucement une vieille religieuse, c'est la loi de Dieu. Beaucoup d'enfants meurent. On m'a dit que votre mère a eu dix enfants et n'en a perdu qu'un seul. Avec celle-ci, cela fera deux. Ce n'est pas beaucoup. Je connais une dame qui a eu quinze enfants et qui en a perdu sept. Vous voyez, c'est ainsi. Dieu donne les enfants, Dieu les reprend. Il y a beaucoup d'enfants qui meurent. C'est la loi de Dieu !...