– La peste soit des croquants ! grommela le prince. Ils ridiculisent nos blasons avec leurs façons campagnardes.

Les dames s'étouffaient de gaieté.

– Avez-vous vu la plume de son chapeau ?

– Et ses souliers, qui avaient encore de la paille attachée aux talons !...

Le cœur d'Angélique battait si violemment qu'il lui semblait que son voisin Philippe devait l'entendre. Elle lui jeta un regard et surprit l'œil bleu et froid du beau garçon attaché sur elle avec une expression indéfinissable.

« Je ne peux laisser insulter ainsi mon père », pensait-elle.

Angélique devait être fort pâle. Elle évoqua la rougeur de Mme de Richeville quelques heures plus tôt, lorsque sa voix à elle, Angélique, s'était élevée dans un silence soudain glacé. Il y avait donc quelque chose que ces gens impertinents craignaient...

La « petite de Sancé » prit une profonde aspiration.

– Il se peut que nous soyons des gueux, dit-elle à voix très haute et très distinctement, mais nous, au moins, nous ne cherchons pas à empoisonner le roi !

Comme l'autre fois, les rires moururent sur les visages, et un silence si pesant tomba, que les tables voisines s'en émurent. Peu à peu les conversations languirent, l'entrain des dîneurs se ralentit ; on regardait dans la direction du prince de Condé.

– Qui... qui... qui ?... bégaya le marquis du Plessis. Puis il se tut brusquement.

– Voilà de curieuses paroles, dit enfin le prince, qui se maîtrisait avec peine. Cette jeune personne n'a pas l'habitude du monde. Elle en est encore à ses contes de nourrice...

« Dans une seconde, il va me ridiculiser et on va me chasser en me promettant une fessée », pensa Angélique aux abois.

Elle se pencha un peu, regarda vers le bout de la table.

– On m'a dit que le signor Exili était le plus grand expert du royaume dans l'art des poisons.

Ce nouveau caillou dans la mare propagea des ondes violentes. Il y eut un murmure effrayé.

– Oh ! cette fille est possédée du diable ! s'écria Mme du Plessis, mordant avec rage son petit mouchoir de dentelle. C'est la deuxième fois qu'elle me couvre de honte. Elle se tient là comme une poupée aux yeux de verre, et puis tout à coup elle ouvre la bouche et dit des choses terribles !

– Terribles ! Pourquoi terribles ? protesta doucement le prince, dont le regard ne quittait pas Angélique. Elles le seraient si elles étaient vraies. Mais ce ne sont que des divagations de fillette qui ne sait pas se taire.

– Je me tairai quand cela me plaira, dit Angélique nettement.

– Et quand cela vous plaira-t-il, mademoiselle ?

– Quand vous cesserez d'insulter mon père, et que vous lui aurez accordé les pauvres faveurs qu'il demande.

Le teint de M. de Condé s'assombrit brusquement. Le scandale était à son comble. Des gens au fond de la galerie montaient sur des chaises.

– La peste soit... La peste soit..., s'étouffa le prince.

Il se dressa brusquement, le bras tendu comme s'il lançait ses troupes à l'assaut des tranchées espagnoles.

– Suivez-moi ! rugit-il.

« Il va me tuer », se dit Angélique.

Et la vue de ce grand seigneur la dominant la fit tressaillir de peur et de plaisir.

Cependant, elle le suivit, petite sarcelle grise, derrière ce grand oiseau enrubanné. Elle remarqua qu'il portait au-dessous des genoux de grands volants de dentelles empesés et sur son haut-de-chausses une sorte de jupe courte, garnie d'une infinité de galons. Jamais elle n'avait vu un homme habillé de façon aussi extravagante. Cependant elle admirait sa démarche, la façon dont il posait sur le sol ses hauts talons cambrés.

– Nous voici seuls, dit brusquement Condé en se retournant. Mademoiselle, je ne veux pas me fâcher avec vous, mais il faut que vous répondiez à mes questions. Cette voix doucereuse effraya plus Angélique que des éclats de colère. Elle se vit dans un boudoir désert, seule avec cet homme puissant dont elle bouleversait les intrigues, et comprit qu'elle venait également de s'y engager et de s'y perdre comme dans une toile d'araignée. Elle se recula, balbutia, feignit un peu une sottise paysanne.

– Je ne pensais pas mal dire.

– Pourquoi avez-vous inventé pareille insulte à la table d'un oncle que vous respectez ?

Elle comprit ce qu'il voulait lui faire avouer, hésita, pesa le pour et le contre. Étant donné ce qu'elle savait, une protestation d'ignorance totale de sa part ne serait pas crue.

– Je n'ai pas inventé... j'ai répété des choses qu'on m'a dites, murmura-t-elle : que le signor Exili était un homme très habile à faire des poisons... Mais pour le roi j'ai inventé. Je n'aurais pas dû. J'étais en colère.

Elle roulait gauchement un pan de sa ceinture.

– Qui vous a dit cela ?

L'imagination d'Angélique travaillait activement.

– Un... un page. Je ne sais pas son nom.

– Pourriez-vous me le montrer ?

– Oui.

Il la ramena à l'entrée des salons. Elle lui désigna le page qui s'était moqué d'elle.

– La peste soit de ces marmots qui écoutent aux portes ! grommela le prince. Comment vous appelez-vous, mademoiselle ?

–Angélique de Sancé.

– Écoutez, mademoiselle de Sancé. Il n'est pas bon de répéter à tort et à travers des paroles qu'une fillette de votre âge ne peut comprendre. Cela peut vous nuire, à vous et à votre famille. Pour cet incident, je passe l'éponge. J'irai même jusqu'à examiner le cas de votre père et voir si je ne peux rien pour lui. Mais quelle garantie aurai-je de votre silence ?

Elle leva vers lui ses yeux verts.

– Je sais aussi bien me taire lorsque j'ai obtenu satisfaction que parler quand on m'insulte.

– Par le diable, lorsque vous serez femme je prévois que des hommes se pendront pour vous avoir rencontrée, dit le prince.

Mais un vague sourire flottait sur son visage. Il ne semblait pas soupçonner qu'elle pût en savoir plus long que ce qu'elle lui avait dit. Impulsif et d'ailleurs étourdi, Condé manquait de psychologie et d'attention. Le premier émoi passé, il décidait qu'il n'y avait là que ragots de couloirs.

En homme habitué à la flatterie et sensible à tous les charmes féminins, l'émoi de cette adolescente d'une beauté déjà remarquable, aidait à l'apaisement de sa colère. Angélique s'efforçait de lever vers lui un regard d'une admiration candide.

– Je voudrais vous demander quelque chose ? fit-elle encore en accentuant sa naïveté.

– Quoi donc ?

– Pourquoi portez-vous une petite jupe ?

– Une petite jupe ?... Mais mon enfant, il s'agit là d'une « rhingrave ». N'est-ce pas d'ailleurs d'une suprême élégance ? La rhingrave dissimule le haut-de-chausse disgracieux et qui ne sied guère qu'aux cavaliers. On peut la garnir de galons et de rubans. On s'y sent fort à l'aise. Vous n'aviez point encore vu cela dans vos campagnes ?

– Non. Et ces grands volants que vous portez sous les genoux ?

– Ce sont des « canons ». Ils mettent en valeur le mollet, qui en surgit, fin et cambré.

– Il est vrai, approuva Angélique. Tout ceci est merveilleux. Je n'ai jamais vu un aussi bel habit !

– Ah ! parlez chiffons aux femmes et vous apaisez la plus dangereuse furie, dit le prince enchanté de son succès. Mais je dois retourner vers mes hôtes. Me promettez-vous d'être sage ?

– Oui, monseigneur, fit-elle avec un sourire plus câlin qui découvrait ses petites dents nacrées.

Le prince de Condé revint vers les salons, apaisant de gestes bénisseurs l'émoi de la société.

– Mangez, mangez, mes amis. Il n'y a pas de quoi fouetter un chat. La petite insolente va s'excuser.

D'elle-même, Angélique s'inclinait devant Mme du Plessis.

– Je vous fais mes excuses, madame, et vous demande l'autorisation de me retirer.

On rit un peu du geste de Mme du Plessis qui, incapable de parler, montrait la porte. Mais devant cette porte, un autre attroupement se formait.

– Ma fille, où est ma fille ? réclamait le baron Armand.

– M. le baron demande sa fille, cria un laquais goguenard.

Parmi les hôtes élégants et les valets en livrée, le pauvre hobereau ressemblait à un gros bourdon noir prisonnier. Angélique courut à lui.

– Angélique, soupira-t-il, tu me rends fou. Voici plus de trois heures que je te cherche dans la nuit entre Sancé, le pavillon de Molines et le Plessis. Quelle journée, mon enfant ! Quelle journée !

– Partons, père, partons vite, je t'en prie, dit-elle.

Ils étaient déjà sur le perron lorsque la voix du marquis du Plessis les rappela.

– Un instant, mon cousin. M. le prince désirerait vous entretenir un moment. C'est à propos de ces droits de douane dont vous m'avez parlé...

Le reste se perdit tandis que les deux hommes rentraient.

Angélique s'assit sur la dernière marche du perron et attendit son père. Tout à coup, il lui semblait qu'elle était entièrement vidée de toute pensée, de toute volonté. Un petit griffon blanc vint la renifler. Elle le caressa machinalement. Lorsque M. de Sancé reparut, il saisit sa fille par le poignet.

– Je craignais que tu n'aies encore filé. Tu as vraiment le diable au corps. M. de Condé m'a adressé sur toi des compliments si bizarres que je ne savais trop s'il ne fallait pas m'excuser de t'avoir mise au monde.

*****

Un peu plus tard, alors que leurs montures marchaient à petits pas dans les ténèbres, M. de Sancé reprit en hochant la tête :

– Je ne comprends rien à ces gens-là. On m'écoute en ricanant. Le marquis, chiffres en main, m'expose combien sa situation pécuniaire est plus précaire que la mienne. On me laisse partir sans même me proposer un verre de vin pour me rincer le gosier, et puis, tout à coup, on me rattrape, on me promet tout ce que je veux. D'après monseigneur, l'exemption de mes droits de douane me sera accordée dans le mois qui va suivre.