– Vous me flattez, mon père. Mais j'avoue que j'aimerais que M. Mazarin et S. M. la reine partageassent votre avis. Quoi qu'il en soit, je crois cependant que la tactique militaire, bien que plus grossière et plus ample, se rapproche un peu de vos manœuvres subtiles. Il faut toujours prévoir les intentions de l'ennemi.

– Monseigneur, vous parlez comme si Machiavel lui-même eût été votre maître.

– Vous me flattez, répéta le prince.

Mais il se rassérénait.

Exili lui indiqua la façon de soulever le coussin de satin pour glisser au-dessous les enveloppes compromettantes. Puis le tout fut déposé dans le secrétaire. À peine l'Italien s'était-il retiré que Condé, comme un enfant, reprenait le coffret et l'ouvrait de nouveau.

– Montre, chuchota la femme en tendant le bras vers lui.

Durant l'entretien, elle n'était pas intervenue, se contentant de remettre l'une après l'autre ses bagues à ses doigts. Mais, apparemment, elle n'avait pas perdu un mot des paroles échangées.

Condé se rapprocha du lit et tous deux se penchèrent sur le flacon d'émeraude.

– Crois-tu que ce soit vraiment aussi terrible qu'il le dit ? murmura la duchesse de Beaufort.

– Fouquet assure qu'il n'y a pas de plus habile apothicaire que ce Florentin. Et, de toute façon, nous devons passer par Fouquet. C'est lui qui a eu l'idée de l'intervention espagnole, au Parlement de Paris, en avril dernier. Intervention qui a déplu à tous, mais qui l'a mis en contact avec Sa Majesté Très Catholique. Je ne tiendrai mon armée que par ses soins.

La dame s'était rejetée sur les coussins.

– Ainsi M. Mazarin est mort ! fit-elle lentement.

– C'est tout comme, car voici sa mort que je tiens entre mes mains.

– Ne dit-on pas qu'il arrive parfois à la reine mère de prendre ses repas avec celui qu'elle aime passionnément ?

– On le dit, fit Condé après un moment de silence. Mais je ne partage pas votre projet, ma mie. Et je pense à une autre manœuvre plus habile et plus efficace. Que serait la reine mère sans ses fils ?... L'Espagnole n'aurait plus qu'à se retirer dans un cloître pour les y pleurer...

– Empoisonner le roi ? dit la duchesse en sursautant.

Le prince hennit gaiement. Il revint vers le secrétaire et y déposa le coffret.

– Voilà bien les femmes ! clama-t-il. Le roi ! Vous vous attendrissez parce qu'il s'agit d'un bel enfant, tout agité des troubles de l'adolescence et qui depuis quelque temps, à la cour, vous fait des yeux de chien couchant. Le roi, pour vous, c'est cela. Pour nous, c'est un obstacle dangereux à tous nos projets. Quant à son frère, le petit Monsieur, un gamin dévoyé qui prend déjà plaisir à s'habiller en fillette et à se faire câliner par les hommes, je le vois encore moins bien sur le trône que votre royal puceau. Non, croyez-moi, avec M. d'Orléans, aussi peu austère que son frère Louis XIII l'était trop, nous aurons un roi à notre convenance. Il est riche et de caractère faible. Que nous faut-il de plus ?

« Ma chère, reprit Condé qui avait refermé le secrétaire et glissé la clef dans la poche de sa houppelande, je crois qu'il faudrait songer à nous présenter devant nos hôtes. Le souper ne va pas tarder. Voulez-vous que je fasse appeler Manon, votre femme de chambre ?

– Je vous en saurais gré, mon cher seigneur.

*****

Angélique, qui commençait à être courbatue, s'était un peu reculée sur la corniche. Elle pensait que son père devait la chercher, mais ne se décidait pas à quitter son perchoir. Dans la chambre, le prince et sa maîtresse, aux mains de leurs domestiques, revêtaient leurs atours dans un grand froissement d'étoffes, avec accompagnement de quelques jurons de la part de Monseigneur qui n'était pas patient.

Lorsque Angélique détournait les yeux de l'écran de lumière que formait la fenêtre ouverte, elle ne voyait autour d'elle que la nuit opaque d'où montait le murmure de la forêt proche, remuée par le vent d'automne.

Enfin elle se rendit compte que la chambre était maintenant déserte. La veilleuse y brillait toujours, mais la pièce avait retrouvé son mystère. Très doucement, l'adolescente s'approcha de la croisée et se glissa à l'intérieur. L'odeur des fards et des parfums se mêlait étrangement à celle venue de la nuit, chargée de senteurs de bois humide, de mousse, de châtaignes mûres. Angélique ne savait pas encore très bien ce qu'elle allait faire. Elle aurait pu être surprise. Elle ne le craignait pas. Tout cela n'était qu'un rêve. C'était comme le départ pour les Amériques, la dame folle de Monteloup, les crimes de Gilles de Retz...

D'un geste prompt, elle prit dans la poche de la houppelande abandonnée sur une chaise, la petite clef du secrétaire, ouvrit celui-ci, tira le coffret à elle. Il était de bois de santal et dégageait une odeur pénétrante. Ayant refermé le secrétaire, remis la clef en place, Angélique se retrouva sur la corniche, le coffret sous le bras. Tout à coup, elle s'amusait prodigieusement. Elle imaginait le visage de M. de Condé, découvrant la disparition du poison et des lettres compromettantes.

« Ce n'est pas voler, se dit-elle, puisqu'il s'agit d'éviter un crime. »

Déjà elle savait en quelle cachette elle enfouirait son larcin. Les tourelles d'angle, dont l'architecte italien avait flanqué les quatre coins du gracieux château du Plessis, ne servaient que d'ornements, mais on les avait garnies cependant de créneaux et de mâchicoulis en miniature, imitant la décoration guerrière des édifices du Moyen Age. De plus, elles étaient creuses et percées d'une très petite lucarne. Angélique glissa le coffret à l'intérieur de celle qui était la plus proche. Bien malin celui qui viendrait le chercher là !

Puis, souplement, elle glissa au long de la façade, et retrouva le sol ferme. Elle s'aperçut seulement alors que ses pieds nus étaient glacés. Ayant remis ses vieilles chaussures, elle revint vers le château.

*****

Maintenant, tout le monde était réuni dans les salons. Cette nuit trop sombre et brumeuse n'inspirait plus personne.

En pénétrant dans le hall, le nez d'Angélique fut agréablement chatouillé par des effluves culinaires fort appétissants. Elle vit passer une série de petits valets en livrée qui portaient fort gravement de grands plats d'argent. Des faisans et des bécasses garnis de leurs plumes, un cochon de lait couronné de fleurs comme une épousée, plusieurs morceaux d'un très beau chevreuil, dressés sur des fonds d'artichaut et des branches de fenouil, défilèrent devant elle. Le bruit des faïences et des cristaux entrechoqués venait des salles et des galeries où toute la compagnie s'était réunie autour de petites tables nappées de dentelles, dispersées çà et là avec goût. Une dizaine de personnes prenaient place à chacune. Angélique, arrêtée sur le seuil du plus grand salon, aperçut le prince de Condé

qu'entouraient Mme du Plessis, la duchesse de Beaufort et la comtesse de Richeville. Le marquis du Plessis et son fils Philippe partageaient également la table du prince, ainsi que quelques autres dames et jeunes seigneurs. La bure brune de l'Italien Exili mettait une note insolite parmi tant de dentelles, de rubans, d'étoffes précieuses rebrodées d'or et d'argent. Si le baron de Sancé avait été présent, il aurait fait pendant à l'austérité monastique. Mais Angélique avait beau regarder avec attention, elle ne voyait son père nulle part.

Tout à coup, l'un des pages qui passait porteur d'un flacon de vermeil, la reconnut. C'était celui qui s'était moqué d'elle lourdement à propos de la bourrée.

– Oh ! voici la baronne de la Triste Robe ! plaisanta-t-il. Que voulez-vous boire, Nanon ? De la piquette de pommes ou du bon lait caillé ?

Elle lui tira vivement la langue, puis, le laissant un peu pantois, continua d'avancer du côté de la table princière.

– Seigneur, que nous arrive-t-il là ? s'exclama la duchesse de Beaufort. Mme du Plessis suivit la direction de son regard, découvrit Angélique, et appela une fois de plus son fils à son secours :

– Philippe ! Philippe ! mon ami, ayez la bonté de conduire votre cousine de Sancé à la table des filles d'honneur.

Le jeune garçon leva vers Angélique son regard maussade.

– Voici un tabouret, dit-il en désignant près de lui une place libre.

– Pas ici, Philippe, pas ici. Vous aviez réservé cette place pour Mlle de Senlis.

– Mlle de Senlis n'avait qu'à se hâter. Quand elle nous rejoindra elle verra qu'elle a été remplacée... avantageusement, conclut-il avec un bref sourire ironique.

Ses voisins s'esclaffèrent.

Cependant, Angélique s'asseyait. Elle était allée trop loin pour reculer. Elle n'osait demander où était son père, et les éclats de lumière que se renvoyaient les verres, les carafons, l'argenterie et les diamants de ces dames, l'éblouissaient jusqu'au vertige. Par réaction, elle se raidit, bomba sa poitrine, rejeta en arrière sa lourde chevelure dorée. Il lui parut que quelques seigneurs lui jetaient des regards qui n'étaient pas dénués d'intérêt. Presque en face d'elle, l'œil d'oiseau de proie du prince de Condé la dévisagea un instant avec une attention arrogante.

– Par le diable, vous avez là d'étranges parents, monsieur du Plessis. Qu'est-ce que cette sarcelle grise ?

– Une jeune cousine de province, monseigneur. Ah ! plaignez-moi : deux heures durant, ce soir même, au lieu d'écouter nos musiciens et les charmants propos de ces dames, j'ai supporté le réquisitoire de son baron de père, dont le souffle m'indispose encore – ainsi que le clamerait notre cynique poète Argenteuil : Je vous dis, sans mentir, que l'haleine d'un mort ou l'odeur d'un retrait ne sentent pas si fort.

Un éclat de rire servile secoua l'assemblée.

« Et savez-vous ce qu'il me demandait ? reprit le marquis en s'essuyant les paupières d'un geste précieux. Je vous le donne en mille : que je lui fasse remettre ses impôts sur quelques mulets de son écurie, ainsi que sur une production – savourez le mot – de plomb qu'il prétend trouver tout fondu en lingots sous les plates-bandes de son potager. Je n'ai jamais ouï pareilles stupidités.