– Je ne vous le fais pas dire, mon cousin. Et si je me suis permis devant vous cet exposé fastidieux, c'est pour que vous compreniez mon point de vue lorsque je vous dirai qu'actuellement il m'est impossible d'aborder M. de Trémant, surintendant des Finances.

– Pourtant vous le connaissez.

– Je le connais, mais ne le vois plus. Je me tue à vous répéter que M. de Trémant est au service du roi et de la Régente et qu'il serait même dévoué à Mazarin.

– Eh bien, précisément...

– Précisément pour cette raison nous ne le voyons plus. Vous ne savez donc pas que M. le prince de Condé, auquel je suis fidèle, est brouillé avec la cour ?...

– Comment le saurais-je ? fit Armand de Sancé ahuri. Je vous ai vu il y a à peine quelques mois, et à cette époque la Régente n'avait pas de meilleur serviteur que M. le prince.

– Ah ! le temps a marché depuis, soupira le marquis du Plessis avec agacement. Je ne peux vous en faire l'historique par le menu. Sachez seulement que si la reine, ses deux fils et ce diable rouge de cardinal ont pu réintégrer le Louvre à Paris, ce n'est que grâce à M. de Condé. Or, en remerciement, on traite ce grand homme de façon indigne. Depuis quelques semaines, il y a rupture. Des propositions de l'Espagne ont paru assez intéressantes au prince ; il s'est rendu chez moi afin d'en étudier le bien-fondé.

– Des propositions espagnoles ? répéta le baron Armand.

– Oui. Entre nous, et sur notre honneur de gentilhomme, figurez-vous que le roi Philippe IV va jusqu'à offrir à notre grand général, ainsi qu'à M. de Turenne, une armée de dix mille hommes chacun.

– Pour quoi faire ?

– Mais pour réduire la Régente, et surtout ce voleur de cardinal ! Grâce aux armées espagnoles dirigées par M. de Condé, celui-ci entrerait dans Paris et Gaston d'Orléans, c'est-à-dire Monsieur, frère du feu roi Louis XIII, serait proclamé roi. La monarchie serait sauvée et enfin débarrassée de femmes, d'enfants et d'un étranger qui la déshonore. Dans tous ces beaux projets que puis-je faire, je vous le demande ? Pour soutenir le train de vie que je viens de vous exposer, je ne peux me dévouer à une cause perdue. Or, le peuple, le Parlement, la cour, tout le monde hait Mazarin. La reine continue à se cramponner à lui et ne cédera jamais. Vous dire l'existence que mènent la cour et le petit roi depuis deux ans est indescriptible. On ne peut que la comparer à celle de tziganes d'Orient : fuites, retours, disputes, guerres, etc.

« C'en est trop. La cause du petit roi Louis XIV est perdue. J'ajoute que la fille de Gaston d'Orléans, Mlle de Montpensier – vous savez cette grande fille au verbe haut – est une frondeuse enragée. Elle a déjà bataillé aux côtés des révoltés, il y a un an. Elle ne demande qu'à recommencer. Ma femme l'adore, et elle le lui rend bien. Mais, cette fois, je ne laisserai pas Alice s'engager dans un autre parti que le mien. Se nouer une écharpe bleue sur les reins et mettre un épi de blé à son chapeau ne serait pas grave, si la séparation entre époux n'entraînait d'autres désordres. Or, Alice, de par son caractère, est « contre ». Contre les jarretières pour les pendants de soie, contre la frange de cheveux pour le front découvert, etc. C'est une originale. Actuellement elle est contre Anne d'Autriche, la Régente, parce que celle-ci lui a fait la remarque que les pastilles dont elle usait pour les soins de la bouche lui rappelaient une médecine purgative. Rien ne fera revenir Alice à la cour, où elle prétend que l'on s'ennuie parmi les dévotions de la reine et les exploits de ses petits princes. Je suivrai donc ma femme, puisque ma femme ne veut pas me suivre. J'ai la faiblesse de lui trouver du piquant, et certains talents amoureux qui me complaisent... Après tout, la Fronde est un jeu agréable...

– Mais... mais vous ne voulez pas dire que M. de Turenne, lui aussi ?... balbutia Armand de Sancé qui perdait pied.

– On ! M. de Turenne ! M. de Turenne ! Il est comme tout le monde. Il n'aime pas qu'on mésestime ses services. Il a demandé Sedan pour sa famille. On le lui a refusé. Il s'est fâché, comme de juste. Il paraîtrait même qu'il aurait déjà accepté les propositions du roi d'Espagne. M. de Condé est moins pressé. Il attend pour se décider des nouvelles de sa sœur de Longueville, qui est partie avec la princesse de Condé pour soulever la Normandie. Il faut vous dire qu'il y a ici la duchesse de Beaufort, dont les charmes ne lui sont pas indifférents... Pour une fois, notre grand héros se montre moins impatient de partir en guerre. Vous l'excuserez lorsque vous rencontrerez la déesse en question... Elle possède, mon cher, une peau !...

Angélique, qui se tenait appuyée à une tenture, vit de loin son père sortir son grand mouchoir et s'essuyer le front.

« Il n'obtiendra rien, se dit-elle le cœur serré. Qu'est-ce que ça peut leur faire, nos histoires de mules et de plomb argentifère ? »

Une peine insupportable lui montait à la gorge. Derechef, elle s'éloigna, et gagna le parc où le soir bleu s'étendait. On entendait toujours les violons et les guitares se répondre au fond des salons, mais les laquais en files apportaient des chandeliers. D'autres, hissés sur des escabeaux, allumaient les bougies posées en appliques contre les murs, devant des miroirs qui en multipliaient le reflet.

« Quand je pense, se disait Angélique en marchant à petits pas dans les allées, que mon pauvre papa se faisait des scrupules pour quelques mulets que Molines aurait voulu vendre en Espagne en temps de guerre ! La trahison ?... Voilà qui est bien indifférent à tous ces princes, qui pourtant ne vivent que grâce à la monarchie. Est-ce possible qu'ils puissent vraiment penser à combattre le roi ?... »

Elle avait contourné le château et se trouvait maintenant au pied de cette muraille qu'elle avait jadis si souvent escaladée pour aller contempler les trésors de la chambre enchantée. L'endroit était désert, car les couples qui ne fuyaient pas la brume crépusculaire, très fraîche par cette soirée d'automne, se tenaient de préférence sur les pelouses du devant.

Un instinct familier lui fit ôter ses souliers et, avec agilité, malgré sa robe longue, elle se hissa jusqu'à la corniche du premier étage. La nuit était maintenant profonde. Personne, passant par là, n'aurait pu l'apercevoir, blottie au surplus dans l'ombre d'une petite tourelle ornant l'aile droite.

La fenêtre était ouverte. Angélique s'y pencha. Elle devinait que pour la première fois la pièce devait être habitée, car la lueur dorée d'une veilleuse à huile y brillait.

Le mystère des beaux meubles, des tapisseries, s'en accentuait encore. On voyait luire comme des cristaux de neige les nacres d'un petit chiffonnier d'ébène. Tout à coup, en regardant dans la direction du haut lit damassé, Angélique eut l'impression que le tableau du dieu et de la déesse venait de s'animer. Deux corps blancs et nus s'y étreignaient dans le désordre des draps rejetés dont les dentelles traînaient à terre. Ils étaient si étroitement mêlés qu'elle crut d'abord à un combat d'adolescents, à une lutte entre pages batailleurs et impudiques, avant de distinguer qu'il y avait là un homme et une femme.

La chevelure brune et bouclée du partenaire masculin couvrait presque entièrement le visage de la femme que son long corps semblait vouloir écraser entièrement. Cependant, l'homme se mouvait avec douceur, régulièrement, animé d'une sorte de ténacité voluptueuse, et les reflets de la veilleuse révélaient le jeu de ses muscles magnifiques.

De la femme, Angélique n'apercevait que des détails à demi fondus dans la pénombre : une jambe fine, relevée contre le corps viril, un sein jaillissant des bras qui l'encerclaient, une main légère et blanche. Celle-ci, tel un papillon, allait et venait, caressant comme machinalement le flanc de l'homme pour se rejeter soudain, paume ouverte, pendante au bord du lit, tandis qu'un gémissement profond montait des courtines soyeuses.

Durant les instants de silence, Angélique entendait maintenant deux souffles, se mêlant, de plus en plus précipités, pareils au vent d'une tempête brûlante. Puis une brusque détente les apaisait. Alors la plainte de la femme s'étirait de nouveau dans l'ombre, tandis que sa main s'abattait vaincue sur le drap blanc, comme une fleur coupée.

Angélique était à la fois bouleversée jusqu'au malaise et vaguement émerveillée. Pour avoir si souvent contemplé le tableau de l'Olympe, goûté sa fraîcheur et son élan empreints de majesté, c'était finalement une impression de beauté qui se dégageait pour elle de cette scène dont, en petite paysanne avertie, elle comprenait le sens.

« C'est donc cela l'amour ! » se disait-elle tandis qu'un frisson d'effroi et de plaisir la parcourait.

Enfin les deux amants se dénouèrent. Ils reposaient maintenant l'un près de l'autre, comme des gisants pâles dans l'obscurité d'une crypte. Leurs souffles s'alanguissaient dans une béatitude proche du sommeil. Ni l'un ni l'autre ne parlaient. Ce fut la femme qui bougea la première. Allongeant son bras très blanc elle atteignit sur la console, proche du lit, un flacon où brillait le rubis d'un vin sombre. Elle eut un petit rire contrit.

– Oh ! très cher, je suis brisée, murmura-t-elle. Il faut absolument que nous partagions ensemble ce vin du Roussillon que votre prévoyant valet a déposé là. En voulez-vous une coupe ?

L'homme, du fond de l'alcôve, répondit par un grognement qui pouvait être pris pour un assentiment.

La dame, dont les forces semblaient tout à fait revenues, remplit deux verres, en tendit un à son amant, avala l'autre avec une joie gourmande. Tout à coup, Angélique se dit qu'elle aimerait être là, dans ce lit, ainsi entièrement nue et détendue, savourant le vin chaleureux du Midi.

« C'est le chaudaut des princes », songea-t-elle.