– M. le baron de Ridoué de Sancé de Monteloup.
Le visage de la marquise du Plessis devenait tout rouge derrière son éventail et ses yeux brillaient de gaieté contenue. Ce fut le marquis du Plessis qui vint au secours de tous en s'avançant affablement.
– Mon cher cousin, s'écria-t-il, vous nous comblez en accourant si vite et en amenant votre charmante fille. Angélique, vous êtes encore plus jolie qu'à mon dernier passage. N'est-ce pas ? N'a-t-elle pas l'air d'un ange ? interrogea-t-il en se tournant vers sa femme.
– Absolument, approuva celle-ci, qui avait repris son sang-froid. Avec une autre robe, elle sera divine. Asseyez-vous sur ce tabouret, mignonne, que nous puissions vous observer à l'aise.
– Mon cousin, dit Armand de Sancé, dont la voix rugueuse sonna bizarrement dans ce salon précieux, je désirerais vous entretenir sans tarder d'affaires importantes. Le marquis haussa des sourcils étonnés.
– Vraiment ? Je vous écoute.
– Je regrette, mais ces choses ne peuvent être traitées qu'en privé. M. du Plessis jeta un regard à la fois résigné et cocasse à son entourage.
– C'est bon ! C'est bon, mon cousin baron. Nous allons nous rendre dans mon cabinet. Mesdames, excusez-nous. À tout à l'heure...
Angélique, sur son tabouret, était le point de mire d'un cercle de curieux. L'émotion affreuse qui l'avait étreinte se dissipait un peu. Maintenant elle distinguait nettement tous ces visages qui l'entouraient. La plupart lui étaient étrangers. Mais, près de la marquise, il y avait une très belle femme qu'elle reconnut à sa gorge blanche et nacrée.
« Mme de Richeville », pensa-t-elle.
La robe brodée d'or de la comtesse et son plastron fleuri de diamants lui faisaient trop comprendre à quel point sa robe grise était laide. Toutes ces dames étincelaient de la tête aux pieds. Elles portaient à la ceinture des colifichets étranges : petits miroirs, peignes d'écaille, drageoirs et montres. Jamais Angélique ne pourrait être vêtue ainsi. Jamais elle ne serait capable de regarder les autres avec tant de hauteur, jamais elle ne saurait s'entretenir de cette voix élevée et précieuse qui semblait perpétuellement sucer des dragées.
– Ma chère, disait l'une, elle a des cheveux séduisants, mais qui n'ont jamais connu aucun entretien.
– Sa poitrine est maigre pour quinze ans.
– Mais, ma très chère, elle n'a que treize ans à peine.
– Voulez-vous mon avis, Henriette ? Il est trop tard pour la dégrossir.
« Suis-je une mule qu'on achète ? » se demandait Angélique, trop stupéfaite pour être vraiment blessée.
– Que voulez-vous, s'écria Mme de Richeville, elle a les yeux verts, et les yeux verts portent malheur, comme l'émeraude.
– C'est une teinte rare, protesta l'une.
– Mais sans charme. Regardez-moi quelle expression dure a cette fillette. Non, vraiment, je n'aime pas les yeux verts.
« M'enlèvera-t-on jusqu'à mes seuls biens, mes yeux et mes cheveux ? » pensait l'adolescente.
– Certes, madame, dit-elle brusquement à voix haute, je ne doute pas que les yeux bleus de l'abbé de Nieul n'aient plus de douceur... et ne vous portent bonheur, acheva-t-elle plus bas.
Il y eut un silence de mort. Quelques rires jaillirent, puis s'éteignirent. Des dames regardèrent autour d'elles avec égarement, comme si elles doutaient d'avoir entendu de telles paroles prononcées par cette gamine impassible. Une teinte pourpre s'était étendue sur le visage de la comtesse de Richeville et gagnait sa gorge.
– Mais je la reconnais ! s'écria-t-elle.
Puis elle se mordit les lèvres.
On regardait Angélique avec stupeur. La marquise du Plessis, qui était une très méchante langue, s'étouffait de nouveau de rire dans son éventail. Mais c'était maintenant à sa voisine qu'elle essayait de dissimuler son hilarité.
– Philippe ! Philippe ! appela-t-elle pour se donner une contenance. Où est mon fils ? Monsieur de Barre, voulez-vous avoir la bonté de faire venir le colonel ?... Et lorsque le jeune colonel de seize ans fut là :
– Philippe, voici ta cousine de Sancé. Emmène-la donc danser. La compagnie des jeunes gens la distraira mieux que la nôtre.
Sans attendre, Angélique s'était levée. Elle s'en voulait de sentir battre son cœur. Le jeune seigneur regardait sa mère avec une indignation non dissimulée. « Comment, semblait-il dire, osez-vous me jeter dans les bras une fille aussi mal fagotée ? »
Mais il dut comprendre, à l'expression de l'entourage qu'il se passait quelque chose d'anormal et, tendant la main à Angélique, il murmura du bout des lèvres : « Venez donc, ma cousine. »
Elle mit dans la paume ouverte ses petits doigts, dont elle ignorait la joliesse. En silence, il la guida jusqu'au seuil de la galerie où les pages et les jeunes gens de son âge avaient droit de s'ébattre à leur guise.
– Place ! place ! cria-t-il tout à coup. Mes amis, je vous présente ma cousine la baronne de la Triste Robe.
Il y eut de grands rires, et tous les jeunes gens se précipitèrent vers eux. Les pages avaient de curieuses petites culottes bouffantes arrêtées au ras des cuisses, et avec leurs longues jambes maigres d'adolescents, perchés sur des talons hauts, ils ressemblaient à des échassiers.
« Après tout, je ne suis pas plus ridicule avec ma triste robe qu'eux avec cette espèce de potiron autour des hanches », pensa Angélique.
Elle eût sacrifié assez volontiers un peu de son amour-propre pour rester encore auprès de Philippe. Mais l'un des garçons demanda :
– Savez-vous danser, mademoiselle ?
– Un peu.
– Vraiment ? Et quelles danses ?
– La bourrée, le rigodon, la ronde...
– Ah ! ah ! ah ! s'esclaffèrent les jeunes gens. Philippe, quel oiseau nous amènes-tu là !
Allons, allons, messieurs, tirons au sort ! Qui va faire danser la campagnarde ? Où sont les amateurs de bourrée ! Pouf ! Pouf !... Pouf !
Brusquement, Angélique arracha sa main de celle de Philippe et s'enfuit.
Elle traversa les grands salons encombrés de valets et de seigneurs, le hall pavé de mosaïque où des chiens dormaient sur des carreaux de velours. Elle cherchait son père, et" surtout elle ne voulait pas pleurer. Tout ceci n'en valait pas la peine. Ce serait un souvenir qu'il faudrait effacer de sa mémoire, comme un rêve un peu fol et grotesque. Il n'est pas bon pour la caille de sortir de son fourré. Pour avoir écouté avec quelque bonne volonté les enseignements de la tante Pulchérie, Angélique se disait qu'elle avait été justement punie des mouvements de vanité que lui avait inspirés la demande flatteuse de la marquise du Plessis.
Elle entendit enfin, venant d'un petit salon écarté, la voix un peu perçante du marquis.
– Mais pas du tout, pas du tout ! Vous n'y êtes pas du tout, mon pauvre ami, disait-il dans un crescendo navré. Vous vous imaginez qu'il nous est facile à nous, nobles, accablés de frais, d'obtenir des exemptions. Et d'ailleurs ni moi-même ni le prince de Condé ne sommes habilités pour vous les accorder.
– Je vous demande simplement de vous faire mon avocat près du surintendant des Finances, M. de Trémant, que vous connaissez personnellement. L'affaire n'est pas sans intérêt pour lui. Il m'exempte d'impôts et de tous droits de route sur la seule étendue du Poitou jusqu'à l'océan. Cette exemption ne s'appliquerait d'ailleurs qu'au quart de ma production de mulets et de plomb. En contrepartie, l'Intendance militaire du roi pourra se réserver d'acheter le reste au prix courant, et de même le Trésor royal sera libre d'achats similaires de plomb et d'argent au tarif officiel. Il n'est pas mauvais pour l'État d'avoir quelques producteurs sûrs en matières diverses dans le pays plutôt que d'acheter à l'étranger. Ainsi pour tirer les canons j'ai de fort belles bêtes, drues et de reins solides...
– Vos paroles sentent le fumier et la sueur, protesta le marquis en portant à son nez une main dégoûtée. Je me demande jusqu'à quel point vous ne dérogez pas à votre condition de gentilhomme en vous lançant dans une entreprise qui ressemble fort – permettez-moi de dire le mot – à un commerce.
– Commerce ou pas commerce, il me faut vivre, répliqua Armand de Sancé avec une ténacité qui fut bienfaisante à Angélique.
– Et moi, s'écria le marquis en levant les bras au ciel, croyez-vous que je sois sans difficultés ? Eh bien, sachez que jusqu'à mon dernier jour, je m'interdirai toute besogne roturière pouvant nuire à ma qualité de gentilhomme.
– Mon cousin, vos revenus ne sont pas comparables aux nôtres. En fait, je ne vis qu'à l'état de mendicité à l'égard du roi qui me refuse des secours, et à l'égard des usuriers de Niort qui me dévorent.
– Je sais, je sais, mon brave Armand. Mais vous êtes-vous jamais demandé comment moi, homme de cour et ayant deux charges royales importantes, je pouvais équilibrer ma bourse ? Non, j'en suis certain ! Eh bien, sachez que mes dépenses dépassent obligatoirement mes recettes. C'est entendu, avec les revenus de mon domaine du Plessis, de ceux de ma femme en Touraine, avec ma charge d'officier de la chambre du roi – environ 40 000 livres – et celle de maître de camp de brigade du Poitou, j'ai un revenu moyen brut de 160 000 livres...
– Moi, dit le baron, je me contenterais du dixième.
– Un instant, cousin de campagne. J'ai 160 000 livres de revenu. Mais sachez qu'avec les dépenses de ma femme, le régiment de mon fils, mon hôtel de Paris, mon pied-à-terre de Fontainebleau, mes voyages à suivre la cour dans ses déplacements, les intérêts à payer pour emprunts divers, les réceptions, habillements, équipages, valetaille, etc., j'ai 300 000 livres de dépenses.
– Vous seriez donc en perte de plus de 150 000 livres par an ?
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