– Quelles conditions, père ?
Il la regarda pensivement et, avançant sa main calleuse, caressa les magnifiques cheveux d'or sombre.
– C'est bizarre... J'ai plus de facilité à me confier à toi qu'à ta mère. Tu es une grande folle sauvage, mais il semble déjà que tu es capable de tout comprendre. Certes, je me doutais que Molines, dans cette affaire de mulets, recherchait un substantiel bénéfice commercial, mais je ne comprenais pas très bien pourquoi il s'adressait à moi pour la lancer, plutôt qu'à un simple maquignon du pays. En fait, ce qui l'intéresse, c'est ma qualité de noble. Il m'a dit aujourd'hui qu'il comptait sur moi pour obtenir de mes relations ou parents la dispense totale, par l'intendant général des Finances Fouquet, des droits de visite de douane, d'octroi et de poussière pour le quart de notre production muletière, ainsi que le droit garanti pour ce quart d'être exporté en Angleterre ou en Espagne, lorsque la guerre avec cette dernière sera terminée.
– Mais c'est parfait ! s'écria Angélique enthousiaste. Voilà une affaire habilement montée. D'une part Molines est roturier et malin. D'autre part vous, vous êtes noble...
– Et pas malin, sourit le père.
– Non : pas au courant. Seulement vous avez des relations et des titres. Vous devez réussir. Vous disiez vous-même l'autre jour que l'acheminement des mulets vers l'étranger vous semblait impossible avec tous ces octrois et péages qui en multiplient les frais. Et, pour le quart de la production, le surintendant ne peut que trouver la chose raisonnable ! Que ferez-vous du reste ?
– Précisément l'intendance militaire aura le droit de s'en réserver l'achat, aux prix de l'année, sur le marché de Poitiers.
– Tout a été prévu. Ce Molines est un homme avisé ! Il faudra voir M. du Plessis, et peut-être écrire au duc de la Trémouille. Mais je crois que tous ces grands personnages vont venir d'ici peu dans la région pour s'occuper encore de leur Fronde.
– On en parle en effet, dit le baron avec humeur. Toutefois, ne me félicite pas trop vite. Que les princes viennent ou non, il n'est pas certain que je sois en pouvoir d'obtenir leur accord. Et, d'ailleurs, je ne t'ai pas dit le plus étonnant.
– Quoi donc ?
– Molines veut que je remette en fonction la vieille mine de plomb que nous possédons du côté de Vauloup, soupira le baron d'un air rêveur. Je me demande parfois si cet homme a toute sa raison et j'avoue que je comprends mal des affaires aussi tortueuses..., si affaires il y a. Bref, il m'a prié de solliciter du roi le renouvellement du privilège détenu par mes ancêtres de produire des lingots de plomb et d'argent sortis de la mine. Tu connais bien la mine abandonnée de Vauloup ?... interrogea Armand de Sancé en voyant que sa fille avait l'air absent.
Angélique fit oui de la tête.
– Savoir ce que ce régisseur du diable espère tirer de ces vieux cailloux ?... Car, évidemment, le rééquipement de la mine se fera sous mon nom, mais c'est lui qui paiera. Un accord secret entre nous stipulera qu'il aura droit de fermage dix ans durant sur cette mine de plomb, prenant en charge mes obligations de propriétaire du sol et d'exploitation du minerai. Seulement je dois obtenir du surintendant le même allégement d'impôt sur le quart de la future production, ainsi que les mêmes garanties d'exportation. Tout cela me semble un peu compliqué, conclut le baron en se levant.
Ce geste fit sonner dans sa bourse les écus que venait de lui remettre Molines, et ce bruit sympathique le détendit.
Il rappela son cheval et jeta un regard qu'il voulait sévère sur Angélique pensive.
– Tâche d'oublier ce que je viens de te raconter, et occupe-toi de ton trousseau. Car cette fois-ci, c'est décidé, ma fille. Tu pars au couvent.
*****
Angélique prépara donc son trousseau. Hortense et Madelon partaient aussi. Raymond et Gontran les accompagneraient, et après avoir déposé leurs sœurs chez les dames ursulines, se rendraient chez les pères jésuites de Poitiers, éducateurs dont on disait merveille.
Il fut même question d'entraîner dans cette émigration le jeune Denis, âgé de neuf ans. Mais la nourrice se révolta. Après T'avoir accablée de la charge de dix enfants, on voulait les lui enlever « tous ». Elle avait horreur de ces façons extrêmes, disait elle. Denis resta donc. Avec Marie-Agnès, Albert et un dernier petit garçon de deux ans qu'on appelait Bébé, Denis suffirait à occuper les « loisirs » de Fantine Lozier. Cependant quelques jours avant le départ, un incident faillit changer le cours de la destinée d'Angélique.
Un matin de septembre, M. de Sancé revint très affairé du château du Plessis.
– Angélique, s'écria-t-il en entrant dans la salle à manger où la famille réunie l'attendait pour se mettre à table, Angélique, es-tu là ?
– Oui, père.
Il jeta un coup d'œil critique à sa fille qui, ces derniers mois, avait encore grandi et dont les mains étaient propres et les cheveux bien peignés. Tout le monde s'accordait à dire qu'Angélique devenait raisonnable.
– Cela ira, murmura-t-il.
Et s'adressant à sa femme :
– Figurez-vous que toute la tribu du Plessis, marquis, marquise, fils, pages, valets, chiens, vient de débarquer au domaine. Ils ont un hôte illustre, le prince de Condé et toute sa cour. Je suis tombé au milieu d'eux et me sentais assez marri. Mais mon cousin s'est montré aimable. Il m'a interpellé, m'a demandé de vos nouvelles, et savez-vous ce qu'il m'a demandé ? De lui amener Angélique pour remplacer une des filles d'honneur de la marquise. Celle-ci a dû laisser à Paris presque toutes ses gamines qui la coiffent, l'amusent et lui jouent du luth. La venue du prince de Condé la bouleverse ; elle a besoin, assure-t-elle, de petites chambrières gracieuses pour l'aider.
– Et pourquoi pas moi ? s'exclama Hortense scandalisée.
– Parce qu'il a dit « gracieuses », rétorqua son père sans ambages.
– Le marquis m'avait pourtant trouvé beaucoup d'esprit.
– Mais la marquise veut de jolis minois autour d'elle.
– Oh ! c'est trop fort, s'écria Hortense en se précipitant sur sa sœur, toutes griffes dehors.
Mais celle-ci avait prévu le geste et s'esquiva prestement. Le cœur battant, elle monta jusqu'à la grande chambre qu'elle partageait seule maintenant avec Madelon. Par la fenêtre, elle appela l'un des petits valets et lui ordonna de monter un seau d'eau et un baquet.
Elle se lava avec beaucoup de soin, et brossa longuement ses beaux cheveux qu'elle portait sur les épaules en une sorte de capeline soyeuse. Pulchérie vint la rejoindre en apportant la plus belle robe qu'on lui eût faite pour son entrée au couvent.
Angélique admirait cette robe, bien qu'elle fût d'une teinte grise assez terne. Mais l'étoffe était neuve, achetée exprès pour la circonstance chez un important drapier de Niort, et un col blanc l'égayait. C'était sa première robe longue. Elle la revêtit avec un mouvement de plaisir. La tante joignait les mains, attendrie.
– Ma petite Angélique, on te prendrait pour une jeune fille. Peut-être faudrait-il relever tes cheveux ?
Mais Angélique refusa. Son instinct féminin l'avertissait de ne pas diminuer l'éclat de sa seule parure.
Elle monta sur une jolie mule baie que son père avait fait seller à son intention et, en compagnie de celui-ci, prit le chemin du château du Plessis !
*****
Le château s'était éveillé de son sommeil enchanté. Lorsque le baron et sa fille eurent laissé leurs bêtes chez le régisseur Molines, et qu'ils remontèrent l'allée principale, des bouffées de musique vinrent à leur rencontre. De longs lévriers et de mignons griffons folâtraient sur les pelouses. Des seigneurs aux cheveux bouclés et des dames en robes chatoyantes parcouraient les allées. Certains regardèrent avec étonnement le hobereau vêtu de bure sombre et cette adolescente en tenue de pensionnaire.
– Ridicule, mais jolie, dit une des dames en jouant de l'éventail.
Angélique se demanda si c'était d'elle qu'il s'agissait. Pourquoi la disait-on ridicule ? Elle regarda mieux les toilettes somptueuses, aux couleurs vives, garnies de dentelles, et commença à trouver sa robe grise déplacée.
Le baron Armand ne partageait pas la gêne de sa fille. Il était tout à l'anxiété de l'entrevue qu'il comptait demander au marquis du Plessis. Obtenir la remise totale sur le quart d'une production muletière et d'une mine de plomb, cela pouvait être extrêmement facile pour un noble de haut lignage comme l'était en fait l'actuel baron de Ridoué de Sancé de Monteloup. Mais le pauvre gentilhomme s'apercevait qu'à vivre loin de la cour il était devenu aussi gauche qu'un paysan, parmi ces personnages dont les chevelures poudrées, l'haleine parfumée, les exclamations de perruche l'ahurissaient. Du temps du roi Louis XIII, il croyait se souvenir qu'on affichait plus de simplicité et de rudesse. N'était-ce pas Louis XIII lui-même qui, choqué par le sein trop dévoilé d'une jeune beauté de Poitiers, avait craché sans vergogne dans cet entrebâillement indiscret... et tentateur ?... Témoin, en son temps, de cet acte royal, Armand de Sancé l'évoquait avec regret tandis que, suivi d'Angélique, il se frayait un passage parmi la cohue enrubannée.
Des musiciens perchés sur une petite estrade maniaient des instruments aux sons grêles et charmants : vielles, luths, hautbois, flûtes. Dans une grande salle garnie de glaces, Angélique aperçut des jeunes gens qui dansaient. Elle se demanda si son cousin Philippe était parmi eux.
Cependant le baron de Sancé, parvenu au fond des salons, s'inclinait, en ôtant son vieux feutre garni d'une maigre plume. Angélique se mit à souffrir. « Dans notre pauvreté, pensait-elle, l'arrogance seule eût été de mise. » Au lieu de plonger dans la révérence que Pulchérie lui avait fait répéter trois fois, elle resta raide comme un pantin de bois, regardant droit devant elle. Les visages qui l'entouraient se brouillaient un peu, mais elle savait que tout le monde mourait d'envie de rire à sa vue. Un silence mêlé de gloussements étouffés s'était établi brusquement au moment où le valet avait annoncé :
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