Il mit pied à terre pour tirer la mule dans un sentier montant. Angélique, qui avait envie de se dégourdir les jambes, vint marcher à son côté. Elle regardait avec étonnement autour d'elle, s'apercevant qu'elle n'était jamais venue dans ce coin, qui n'était pourtant qu'à quelques kilomètres de Monteloup. Le sentier traversait le flanc d'une sorte d'éboulis qui avait un peu l'aspect d'une carrière abandonnée. En examinant les lieux avec plus d'attention, Angélique vit émerger, en effet, quelques ruines.
Ses pieds nus dérapaient sur des scories noircies.
– Drôle de pierre ponce, dit-elle en se baissant pour ramasser une pierre boursouflée et pesante, qui l'avait blessée.
– C'est une très vieille mine de plomb des Romains, expliqua le moine. Elle figure dans nos anciens écrits sous le nom d'Argentum, car on en tirait aussi de l'argent, paraît-il. On avait essayé de la reprendre au XIIIe siècle, et les quelques fours abandonnés datent surtout de cette époque plus récente.
La fillette l'écoutait avec intérêt.
– Et le minerai dont on tirait le plomb, c'est sans doute cette lave figée noire et lourde ?
Le frère Anselme prit un air doctrinal.
– Pensez-vous ! Le minerai c'est le terrain jaune, en gros blocs. On dit qu'on en tire aussi des poisons à l'arsenic. Ne ramassez pas cela ! Mais, en revanche, vous pouvez toucher ces cubes brillants couleur argent, mais fragiles, que je vais vous trouver par ici.
Le moine chercha quelques instants, puis appela Angélique pour lui montrer sur un rocher des sortes de bas-reliefs de roche noire et de forme géométrique. Il en gratta quelques-uns et une surface brillante couleur argent apparut.
– Mais si c'est de l'argent massif, observa Angélique, pratique, pourquoi personne ne le ramasse-t-il pas ? Ça doit valoir très cher et tout au moins pouvoir payer les impôts ?
– Ce n'est pas aussi simple que cela, noble demoiselle. D'abord n'est pas argent tout ce qui brille, et ce que vous voyez là est en réalité un autre minerai de plomb. Toutefois il contient de l'argent, mais, pour l'en sortir, c'est très compliqué : il n'y a que les Espagnols et les Saxons qui savent le procédé. Il parait qu'on en fait des pâtés avec du charbon et de la résine, et qu'on les fond à la. forge sous un feu violent. Alors on obtient un lingot de plomb. Jadis on l'employait fondu pour le déverser sur les ennemis par le mâchicoulis de votre château. Mais, quant à en tirer de l'argent, c'est l'affaire d'alchimistes savants, et moi je ne le suis qu'à moitié.
– Vous avez dit, frère Anselme, de notre château ; pourquoi « notre château » ?
– Pardi ! Pour la raison bien simple que ce coin abandonné fait partie de vos terres, encore qu'il en soit séparé par les terres de Plessis.
– Jamais mon père n'en a parlé...
– Ce terrain est petit, très étroit et aucune culture n'y vient. Que voulez-vous que votre père en fasse ?
– Mais, pourtant, ce plomb et cet argent ?...
– Bah ! nul doute qu'ils ne soient épuisés. Au surplus, ce que je vous en dis, c'est d'un vieux moine saxon que je le tiens. Il avait la manie des cailloux et aussi des vieux grimoires. Je crois qu'il était un peu fou...
La mule, traînant la carriole, avait continué son chemin seule et au sommet de la côte débouchait sur un plateau. Angélique et le frère Anselme la rejoignirent et remontèrent sur le siège. L'ombre fut très vite assez dense.
– Je n'allume pas la lanterne, souffla le moine, pour ne pas nous faire remarquer. Quand je passe par ces villages, croyez-moi, il me vaudrait mieux les traverser tout nu qu'avec mon froc sur le dos et mon chapelet à la ceinture. Ne... n'est-ce pas des torches qu'on aperçoit là-bas ? demanda-t-il soudain en retenant les rênes.
En effet, à quelque cent mètres, on voyait bouger de nombreux points lumineux, qui peu à peu se multipliaient. Un chant bizarre et triste était apporté par le vent de la nuit.
– Que la Vierge nous protège ! s'écria frère Anselme en sautant à terre, ce sont les huguenots de Vauloup qui vont enterrer leurs morts. La procession vient par là. Il faut nous en retourner.
Il saisit la bride de la mule et essaya de lui faire faire volte-face dans le sentier étroit. Mais la bête refusa la manœuvre. Le moine s'affolait, jurait. Il n'était plus question de « douce mule », mais de « sacrée bête ». Angélique et Nicolas le rejoignirent pour essayer à leur tour de convaincre l'animal. La procession se rapprochait. Le cantique s'amplifiait : « Le Seigneur est notre secours dans nos tribulations... »
– Hélas ! Hélas ! gémissait le moine.
Les premiers porteurs de torches débouchèrent au détour du chemin. La lumière subite éclaira la carriole à demi engagée en travers du chemin.
– Qu'est cela ?
– Un suppôt du diable, un moine...
– Il nous barre la route.
– N'est-ce pas assez d'être contraints d'enterrer nos morts la nuit comme des chiens ?...
– Il veut les profaner encore par sa présence.
– Bandit ! Libertin ! Chien de papiste ! pourceau !
Les premières pierres ramassées sonnèrent contre le bois de la carriole. Les enfants se mirent à pleurer.
Angélique se précipita, les bras étendus.
– Arrêtez ! Arrêtez ! ce sont des enfants !
Son apparition, cheveux épars, déchaîna les passions.
– Une fille naturellement ! Une de leurs concubines !
– Et, dans la carriole, leurs bâtards arrosés d'eau bénite...
– Ceux-là aussi ils ont été conçus sans péché !
– Et par l'opération du Saint-Esprit !
– Ce sont nos enfants qu'ils ont volés pour les immoler devant leurs idoles !
– À mort les bâtards du diable !
– Au secours pour nos enfants !
Les faces grossières des paysans vêtus de noir se hissaient autour du chariot. Les gens de la procession, qui ne savaient pas ce qui se passait, continuaient de chanter :
« L'Éternel est notre forteresse !... » Mais la foule s'amassait de plus en plus. Houspillé, roué de coups, frère Anselme, avec une agilité qu'on n'eût pas attendue de ce gros corps, réussit à se faufiler et à s'enfuir à travers champs. Nicolas, frappé à coups de bâton, essayait néanmoins de faire tourner la mule affolée. Des mains griffues s'étaient abattues sur Angélique. Se tordant comme une couleuvre, elle s'échappa, se glissa en contrebas du chemin et se mit à courir. L'un des huguenots la poursuivit, la rejoignit. C'était un très jeune garçon, presque de son âge, dont l'adolescence devait décupler la passion sectaire.
Ils roulèrent dans l'herbe en se battant. Angélique était possédée soudain d'un délire de rage. Elle griffait, mordait, se cramponnait de toutes ses dents à des morceaux de chair dont le sang salé coulait sur sa langue. Elle sentit enfin son adversaire faiblir et put s'échapper encore.
Devant la carriole, un homme de grande taille s'était dressé.
– Arrêtez ! Arrêtez, malheureux ! criait-il répétant l'appel que la fillette avait lancé tout à l'heure. Ce sont des enfants.
– Enfants du diable ! Oui ! Et les nôtres, qu'en a-t-on fait ? On les a jetés sur des piques par les fenêtres à la Saint-Barthélémy.
– Ce sont les choses du passé, mes fils. Suspendez votre bras vengeur. Il nous faut la paix. Arrêtez, mes fils, écoutez votre pasteur.
Angélique entendit le grincement de la carriole qui s'ébranlait, conduite par Nicolas qui avait réussi enfin à la faire tourner.
Se faufilant derrière les haies, elle le rejoignit au tournant suivant.
– Sans leur pasteur, je crois que nous serions tous morts, chuchota le jeune paysan dont les dents claquaient.
Angélique était couverte d'égratignures. Elle essayait de ramener sur elle sa robe déchirée et boueuse. On lui avait tellement tiré les cheveux qu'elle avait l'impression d'être scalpée et souffrait affreusement.
Un peu plus loin, une voix étouffée lança un appel et frère Anselme sortit des buissons.
Il fallut redescendre jusqu'à la route romaine. Heureusement, la lune s'était levée. Les enfants n'arrivèrent qu'au petit jour à Monteloup. On leur apprit que depuis la veille les paysans battaient la forêt de Nieul. N'ayant trouvé que la sorcière qui cueillait des simples dans une clairière, ils l'avaient accusée d'avoir enlevé leurs enfants et l'avaient pendue, sans plus de façons, à la branche d'un chêne.
*****
– Te rends-tu compte, dit le baron Armand à sa fille Angélique, des soucis et des ennuis dans lesquels je m'empêtre à cause de vous tous et de toi en particulier ?...
C'était quelques jours après son escapade. Angélique, flânant par un chemin creux, venait de rencontrer son père assis sur une souche tandis que son cheval broutait près de lui.
– Est-ce que les mulets ne vont pas, père ?
– Si, tout marche bien. Mais je reviens de chez l'intendant Molines. Vois-tu, Angélique, à la suite de ta randonnée insensée dans la forêt, ta tante Pulchérie nous a démontré, à ta mère et à moi, qu'il était impossible de te garder plus longtemps au château. Il faut te mettre au couvent. Aussi je me suis résolu à une démarche fort humiliante et que j'aurais voulu éviter à tout prix. Je viens d'aller trouver l'intendant Molines pour lui demander de m'accorder cette avance d'aide à ma famille qu'il m'avait proposée.
Il parlait d'une voix basse et triste, comme si quelque chose se fût brisé en lui, comme si quelque chose lui fût arrivé de plus pénible encore que la mort de son père ou que le départ de son fils aîné.
– Pauvre papa ! murmura Angélique.
– Mais ce n'est pas si simple, reprit le baron. S'il suffisait encore de tendre la main à un roturier, la chose est déjà bien dure. Cependant, ce qui m'inquiète, c'est que l'arrière-pensée de Molines m'échappe. Il a posé à son nouveau prêt des conditions étranges.
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