– Ah ! voilà notre rabat-joie, grogna frère Thomas. On ne vous demande pas de vous joindre à nous, frère Jean, si la bonne chère ne vous tente pas. Mais au moins laissez les autres se réjouir tranquillement. Vous n'êtes pas encore notre prieur.

– Il n'est pas question de cela, répondit l'autre d'une voix altérée. Je vous recommande seulement de laisser cette enfant. C'est la fille du baron de Sancé, et il ne serait pas bon qu'elle eût à se plaindre à lui de vos mœurs plutôt que de se féliciter de votre hospitalité.

Il y eut un silence fait d'étonnement et de gêne.

– Venez, mon enfant, dit le moine d'un ton ferme.

Machinalement Angélique le suivit. Ils traversèrent la cour. Levant les yeux, la fillette aperçut le ciel étoile, d'une pureté indicible, au-dessus du monastère.

– Entrez là, dit frère Jean en ouvrant une porte de bois percée d'un guichet. C'est ma cellule. Vous pourrez vous y reposer en paix en attendant le jour.

C'était une très petite pièce aux murs nus à peine ornés d'un crucifix de bois et d'une image de la Vierge. Dans un coin, il y avait une couchette basse, presque une planche recouverte de draps grossiers et d'une couverture. Un prie-Dieu de bois dont la tablette était chargée de livres de prières se trouvait sous le crucifix. Il régnait là une fraîcheur agréable, mais qui, l'hiver, devait se transformer en froid atroce. La fenêtre en plein cintre se fermait par un seul volet de bois. Ouverte, ce soir, les effluves de la forêt nocturne, faits d'odeurs de mousse et de champignons, pénétraient dans la pièce. À gauche, le seuil d'une marche donnait accès à un réduit où brillait une veilleuse. Un pupitre garni de parchemins et de godets l'encombrait. Le moine désigna sa couchette à Angélique.

– Étendez-vous et dormez sans crainte, mon enfant. Pour moi, je vais poursuivre mes travaux.

Il pénétra dans le réduit, s'assit sur un tabouret et se pencha sur les parchemins. Assise au bord du raide matelas, la fillette ne se sentait aucune envie de dormir. Elle n'avait jamais imaginé des lieux aussi étranges. Elle se leva et alla regarder à la fenêtre. En dessous d'elle elle devina des rangées de petits jardins très étroits, séparés les uns des autres par de hauts murs. Chaque moine avait le sien, où il allait chaque jour cultiver quelques légumes et creuser sa tombe.

À pas de loup, la fillette se rapprocha de la chambrette où travaillait frère Jean. La veilleuse éclairait un profil de jeune homme à demi enseveli sous le capuchon. D'une main attentive, il copiait une enluminure ancienne. Ses pinceaux, enduits de rouge, de poudre d'or ou de bleu puisés dans des godets, reproduisaient habilement les entrelacs de fleurs et de monstres dont l'art du Moyen Age s'était plu à enrichir les missels.

Devinant la présence de la fillette, il redressa la tête et sourit.

– Vous ne dormez pas ?

– Non.

– Comment vous appelez-vous ?

– Angélique.

Une émotion soudaine bouleversa le visage creusé par les privations et l'ascétisme.

– Angélique ! Fille des Anges. C'est bien cela, murmura-t-il.

– Je suis bien contente que vous soyez venu, mon père. Ce gros moine ne me plaisait pas.

– Tout à coup, dit frère Jean dont les yeux brillèrent étrangement, une voix a dit en moi : « Lève-toi, laisse là ton travail paisible. Veille sur mes brebis perdues... » J'ai quitté ma cellule, porté par je ne sais quel élan. Mon enfant, pourquoi ne vous trouvez-vous pas sagement sous le toit de vos parents, comme il se devrait pour une fille de votre âge et de votre condition ?

– Je ne sais pas, murmura Angélique en baissant la tête avec confusion.

Le moine avait posé ses pinceaux. Il se leva, et les mains dans ses larges manches, il s'approcha de la fenêtre et regarda longuement le ciel étoile.

– Voyez, fit-il à mi-voix, la nuit règne encore sur la terre. Les paysans dorment dans leurs masures et les seigneurs dans leurs châteaux. Ils oublient leurs peines d'hommes dans le sommeil. Mais l'abbaye ne dort jamais... Il y a des lieux où souffle l'esprit. Ici même, dans un combat qui ne finit point, soufflent l'Esprit de Dieu et l'Esprit du Mal...

« J'ai quitté le monde très jeune et suis venu m'ensevelir entre ces murs pour y servir Dieu dans la prière et le jeûne. J'y ai trouvé, mêlées à la plus haute culture, à la plus grande mystique, des mœurs infâmes, corrompues. Des soldats déserteurs ou invalides, des paysans paresseux recherchent dans le cloître sous la bure monacale une vie négligente et protégée2 ; ils y introduisent leurs habitudes dépravées.

« L'abbaye est comme un grand navire ballotté par les tempêtes et qui craque de toutes parts. Mais elle ne sombrera pas, tant qu'il restera entre ses murs des âmes priantes. Nous sommes ainsi quelques-uns à vouloir, coûte que coûte, mener ici la vie de pénitence et de sanctification à laquelle nous nous étions destinés.

« Ah ! ce n'est pas chose facile. Que n'invente le démon pour nous détourner de notre voie... Celui qui n'a pas vécu dans les cloîtres n'a jamais vu en face le visage de Satan.

« Il voudrait tant régner en maître dans la demeure de Dieu !... Et comme s'il jugeait insuffisantes les tentations de désespoir ou celles qu'il nous envoie par les femmes qui ont droit de cité dans notre enceinte, il vient lui-même la nuit, frappe à nos portes, nous réveille, nous roue de coups...

Il releva sa manche, montrant un bras meurtri d'ecchymoses.

– Regardez, fit-il plaintivement, regardez ce que Satan m'a fait. Angélique l'écoutait avec une terreur grandissante.

« Il est fou », se disait-elle.

Mais elle craignait encore plus qu'il ne fût pas fou. Elle pressentait la vérité de ses paroles et la peur lui hérissait les cheveux. Quand donc finirait cette nuit pesante et désolée ?...

Le moine était tombé à genoux sur le sol dur et froid.

– Seigneur, disait-il, secours-moi. Prends pitié de ma faiblesse. Que le Maudit s'éloigne !

Angélique, assise au bord de la couchette, sentait sa bouche se dessécher d'un effroi qu'elle ne pouvait définir. Les mots « nuit maléfique », dont la nourrice émaillait ses contes, lui revinrent à l'esprit. Il y avait autour d'elle quelque chose d'insupportable qu'elle ne pouvait définir et qui l'étouffait jusqu'à l'angoisse. Enfin le son grêle d'une cloche s'éleva dans la nuit, rompant le silence profond du monastère.

Frère Jean se redressa. Angélique vit que des sillons de sueur brillaient sur ses tempes, comme s'il venait de soutenir un combat physique épuisant.

– Voici matines, dit-il. Ce n'est pas encore l'aube, mais je dois me rendre à la chapelle avec mes frères. Demeurez ici, si vous le désirez. Je viendrai vous chercher quand il fera jour.

– Non, j'ai peur, protesta Angélique, qui avait envie de se cramponner à la robe de bure de son protecteur, ne puis-je vous suivre à l'église ? Je prierai, moi aussi.

– Si vous voulez, mon enfant.

Il ajouta avec un sourire triste :

– Autrefois on n'eût jamais songé à mener une fillette à matines, mais maintenant nous croisons dans nos cloîtres tant d'étranges visages que plus rien n'étonne. C'est pourquoi je vous ai conduite chez moi, où vous étiez plus à l'abri que dans une grange.

Et gravement :

– Quand vous serez sortie de cette enceinte, puis-je vous demander, Angélique, de ne point raconter ce que vous y avez vu ?

– Je vous le promets, dit-elle en levant vers lui ses yeux purs. Ils sortirent dans le couloir où une buée froide semblait sourdre des vieilles pierres avec l'approche de l'aube.

– Pourquoi y a-t-il un petit guichet à votre porte ? demanda encore Angélique.

– Jadis nous étions un ordre de solitaires. Les pères ne sortaient jamais de leur cellule que pour se rendre aux offices, et même ceci était interdit en temps de carême. Les frères convers déposaient leurs repas dans ce guichet. Maintenant taisez-vous, petite, et soyez aussi discrète que possible. Vous m'obligeriez. Des silhouettes encapuchonnées passaient près d'eux dans un bruit de chapelets et de prières murmurées.

Angélique se blottit dans un coin de la chapelle et s'efforça de prier ; mais les chants monotones et l'odeur des cierges allumés l'endormirent.

Lorsqu'elle se réveilla, la chapelle était de nouveau déserte, mais les cierges, à peine éteints, fumaient sous les voûtes sombres.

Elle sortit. Le soleil se levait. Sous sa lueur pourprée, les toits de tuiles étaient couleur de giroflée. Des colombes roucoulaient dans le jardin près d'un vieux saint de pierre. Angélique s'étira longuement et bâilla. Elle se demandait si elle n'avait pas rêvé...

*****

Le frère Anselme, cordial mais lent, n'attela son chariot qu'après le repas de midi.

– Ne vous inquiétez pas, petits gars, disait-il gaiement. Je retarde d'autant votre fessée. Nous n'arriverons à votre village qu'à la nuit. Les paysans auront envie de dormir...

« À moins qu'ils ne soient par les champs à la recherche de leurs rejetons », pensait Angélique, qui n'était pas fière. Il lui semblait qu'elle avait subitement vieilli en quelques heures.

« Je ne ferai plus jamais de bêtises », se dit-elle avec une résolution teintée de mélancolie.

Frère Anselme, par révérence pour son rang, la fit monter à côté de lui sur le siège, tandis que les petits paysans s'empilaient à l'arrière du chariot.

– Ho ! Ho ! ma douce mule ! ma bonne mule ! chantonnait le moine en secouant ses rênes.

Mais la bête ne se hâtait point. Le soir tombait qu'on se trouvait encore sur la voie romaine.

– Je vais prendre un raccourci, dit le moine. L'ennui c'est qu'il faut passer près de Vaunou et Chaillé, qui sont des villages protestants. Dieu veuille que la nuit soit venue et que ces hérétiques ne nous aperçoivent pas. Ma bure n'est guère aimée par là.