Tout à coup, elle perçut un bruit de jupe et, se retournant, vit venir dans la pénombre du cloître une fort belle dame vêtue somptueusement. Ce fut, du moins, ce qu'il lui parut. Jamais Angélique n'avait vu ni à sa mère ni à ses tantes une robe de velours noir incrustée de fleurs grises. Comment se serait-elle doutée que c'était là une toilette d'extrême simplicité, réservée aux retraites pieuses dans le calme d'une abbaye. La dame portait sur ses cheveux châtains une mantille de dentelle noire et à la main un fort gros missel. Elle passa près d'Angélique et lui jeta un regard surpris.
– Que fais-tu là, fillette ? Ce n'est pas l'heure de l'aumône.
Angélique recula en tâchant de prendre l'air niais d'une petite paysanne intimidée. Dans l'ombre de ces voûtes, la poitrine de la dame lui apparaissait extrêmement blanche et gonflée. À peine si une légère dentelle couvrait ces magnifiques rondeurs que le plastron brodé présentait, comme une corne d'abondance présente ses fruits.
« Quand je serai grande, je voudrais avoir une poitrine semblable », pensa Angélique en redescendant l'escalier en tournevis.
Elle caressait son buste encore trop maigre à son gré et se sentait envahie de trouble. Le claquement de sandales gravissant l'escalier la rejeta nerveusement à l'abri d'un pilier. Un moine la frôla de sa robe de bure. Elle ne put entrevoir qu'un fort beau visage, soigneusement rasé, des yeux bleus brillants d'intelligence dans l'ombre du froc. Il disparut. Puis sa voix, mâle et douce, s'éleva.
– On vient seulement de me prévenir de votre visite, madame. J'étais dans la bibliothèque du monastère penché sur quelques vieux grimoires traitant des philosophies grecques. Mais la salle est lointaine et mes frères sont dolents, surtout par temps de chaleur. Tout père abbé que je suis, je n'ai été averti de votre présence qu'à l'heure des compiles.
– Ne vous excusez pas, mon père. Je connais les êtres et me suis installée. Ah ! que cet air qu'on respire ici est bon ! Je suis arrivée hier en mes terres de Richeville, et n'ai eu de cesse de me rendre à Nieul. L'atmosphère de la cour depuis qu'elle s'est transportée à Saint-Germain est odieuse. Tout y est brouillon, triste et pauvre. En fait, je ne me plais qu'à Paris... ou à Nieul. D'ailleurs M. Mazarin ne m'aime pas. Je vous dirai même que ce cardinal...
Le reste de la conversation se perdit. Les deux interlocuteurs s'éloignaient. Angélique retrouva ses petits compagnons dans la vaste cuisine de l'abbaye où frère Anselme, ceint d'un tablier blanc, s'affairait aidé de deux ou trois gavroches affublés de robes trop longues pour eux. C'étaient les novices de l'abbaye.
– Repas délicat ce soir, disait le frère cuisinier. La comtesse de Richeville est dans nos murs. J'ai ordre de descendre aux caves choisir les vins les plus fins, de rôtir six chapons et de me débrouiller de n'importe quelle façon pour présenter un plat de poissons. Le tout dûment corsé d'épices, ajouta-t-il en jetant un clin d'œil entendu à un de ses confrères qui, assis à l'extrémité de la table de bois, buvait un verre de liqueur.
– Les servantes de la dame sont accortes, répondit l'autre, un homme gras et rouge dont le ventre était difficilement maintenu par une corde nouée de nœuds à laquelle pendait un chapelet. J'ai aidé ces trois charmantes demoiselles à monter le lit dans la cellule réservée à leur maîtresse, ainsi que les malles et la garde-robe.
– Ah ! ah ! ah ! s'exclama frère Anselme. Je vous vois fort bien, frère Thomas, portant malle et garde-robe ! Vous qui n'avez pas même le courage de soulever votre bedaine.
– Je les ai aidées de mes conseils, fit dignement le frère Thomas. Ses yeux injectés de sang faisaient le tour de la salle, où brillaient et crépitaient les feux sous les broches et les énormes marmites.
– Qu'est-ce que cette nuée de petits croquants que vous abritez dans vos réserves, frère Anselme ?
– Des enfants de Monteloup qui se sont égarés dans la forêt.
– Vous devriez les faire tremper dans votre court-bouillon, dit le frère Thomas en roulant des yeux terribles.
Deux des petits paysans se mirent à pleurer, effrayés.
– Allons, allons ! dit frère Anselme en ouvrant une porte. Suivez ce couloir. Vous trouverez une grange ; mettez-vous là et dormez. Je n'ai pas le temps de m'occuper de vous ce soir. Heureusement qu'un pêcheur m'a apporté un beau brochet, sinon notre père abbé, dans sa contrariété, aurait pu fort bien m'ordonner trois heures de pénitence les bras en croix. Je me fais vieux pour ce genre d'exercice...
*****
Lorsqu'elle eut constaté que ses petits compagnons s'étaient endormis, Angélique, couchée dans le foin odorant, sentit les larmes lui monter aux yeux.
– Nicolas, chuchota-t-elle, je crois que nous ne pourrons jamais arriver aux Amériques. J'ai réfléchi. Il faudrait avoir une pendule.
– Ne t'inquiète pas, répondit l'adolescent en bâillant. C'est raté pour cette fois, niais on s'est bien amusés.
– Naturellement, dit Angélique furieuse, tu es comme un écureuil. Incapable de mener à bien de grands projets. Et puis tu t'en moques que nous retournions comme des piteux à Monteloup. Ton père ne te rossera pas puisqu'il est mort, mais les autres, qu'est-ce qu'ils vont prendre !
– Ne te fais pas de souci pour eux, répéta Nicolas à demi endormi, ils ont la peau dure.
Trois secondes plus tard, il ronflait bruyamment.
Angélique pensa que tant de préoccupations l'empêcheraient de trouver le sommeil, mais peu à peu la voix lointaine du frère Anselme houspillant ses moinillons s'estompa et elle s'endormit.
Elle se réveilla parce qu'il faisait trop chaud dans le foin. Les enfants dormaient toujours et leurs souffles réguliers emplissaient la grange.
« Je vais aller respirer dehors », se dit-elle.
Elle tâtonna pour retrouver la porte du petit couloir menant à la cuisine. Dès qu'elle l'eut ouverte, un bruit de voix bruyantes et d'éclats de rire paysans lui parvint. La lueur des feux continuait de danser là-bas. Il semblait y avoir maintenant nombreuse compagnie dans le domaine de frère Anselme.
La fillette s'avança jusqu'au seuil.
Elle aperçut une dizaine de moines assis autour de la grande table garnie d'assiettes et de pichets d'étain. Des carcasses de volailles traînaient dans les plats. Une odeur de vin et de friture se mêlait à celle plus délicate d'une bouteille de liqueur ouverte dont chacun des festoyants avait un verre devant lui. Trois femmes, fraîches paysannes déguisées en soubrettes, prenaient part à la fête. Deux d'entre elles riaient fort et paraissaient déjà complètement ivres : La troisième, plus modeste, résistait aux mains gourmandes de frère Thomas qui cherchait à l'attirer.
– Allons, allons, mignonne, disait le gros moine, ne soit pas plus bégueule que ton auguste maîtresse. À cette heure, tu peux être bien sûre qu'elle ne s'entretient plus de philosophie grecque avec notre père abbé. Tu serais la seule à ne pas t'amuser cette nuit, à l'abbaye.
La servante jetait des regards gênés et déçus autour d'elle. Sans doute était-elle moins farouche qu'elle ne voulait le paraître, mais la face rubiconde du frère Thomas ne l'inspirait pas.
L'un des autres moines parut le comprendre, car il se dressa brusquement et saisit la taille de la demoiselle d'un geste engageant.
– Par saint Bernard, patron de notre cloître, s'écria-t-il, cette petite est trop fine pour vous, gros porc. Qu'en penses-tu ? interrogea-t-il en relevant d'un doigt le menton de la récalcitrante. Est-ce que je n'ai pas de beaux yeux à défaut de beaux cheveux ? Et puis, tu sais, j'ai été soldat et je sais amuser les filles.
Il avait en effet des yeux noirs et gais, et un air futé. La soubrette consentit à sourire. Il s'ensuivit une courte bagarre provoquée par le frère Thomas vexé d'être délaissé. Un pot d'étain fut renversé, les femmes protestèrent. Tout à coup, quelqu'un cria :
– Regardez ! Là !... Un ange !...
Tout le monde se tourna vers la porte, où se tenait Angélique. Elle ne recula pas, car elle n'était pas de nature craintive. Elle avait assez souvent assisté à des fêtes paysannes pour ne pas s'effrayer des éclats de voix et de l'agitation que provoquent nécessairement de larges libations. Cependant quelque chose en elle se révoltait. Il lui semblait que ce spectacle jurait avec la vision qu'elle avait eue sous les yeux du haut de la forêt, lorsque l'abbaye leur était apparue dans la lumière dorée du soir, asile et refuge de paix.
– C'est une gamine qui s'est perdue dans le bois, expliqua le frère Anselme.
– La seule fille d'une bande de gars, renchérit le frère Thomas. Ça promet. Peut-être qu'elle aime rire aussi ? Tiens, viens boire ça, dit-il en tendant vers la fillette un verre de liqueur, c'est bon, c'est sucré. C'est nous qui la fabriquons dans nos grandes cornues avec de l'angélique des marais : Angelica sylvestris.
Elle obéit, moins par gourmandise que par curiosité, et goûta à cette médecine dont on disait tant de bien, et qui portait son nom. Le breuvage, d'un vert doré, lui parut délicieux, à la fois fort et velouté, et lorsqu'elle eut bu, une agréable chaleur se répandit en elle.
– Bravo ! braillait frère Thomas. Toi, au moins, tu sais lever le coude !
Il l'attira sur ses genoux. Son haleine avinée, l'odeur de suint de sa robe de bure dégoûtaient Angélique, mais elle était étourdie par l'alcool qu'elle venait d'absorber. La main du frère Thomas tapotait les genoux d'Angélique d'un geste qui se voulait paternel.
– Elle est tout plein mignonne, cette petite.
Une voix venue de la porte s'éleva :
– Mon frère, laissez cette enfant tranquille.
Un moine coiffé de son capuchon, les mains dans ses vastes manches, se tenait sur le seuil comme une apparition.
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