La douleur de connaître le départ de Josselin lui fut épargnée.

*****

En effet, un matin, un peu après l'enterrement, Angélique qui dormait encore s'entendit appeler à mi-voix :

– Angélique ! Angélique !

Ouvrant les yeux, elle vit avec étonnement Josselin à son chevet. Elle lui fit signe de ne pas éveiller Madelon, et le suivit dans le couloir.

– Je pars, chuchota-t-il. Tu tâcheras de leur faire comprendre.

– Où vas-tu ?

– D'abord à La Rochelle et ensuite je m'embarquerai pour les Amériques. Le pasteur Roche-fort m'a parlé de tous ces pays : Antilles, Nouvelle Angleterre, et aussi des colonies : Virginie, Maryland, Caroline, le Nouveau Duché d'York, la Pennsylvanie. Je finirai bien par aborder quelque part dans un endroit où l'on veut de moi.

– Ici aussi l'on veut de toi, dit-elle plaintivement.

Elle grelottait dans sa mince chemise de nuit usée.

– Non, fit-il, il n'y a pas de place pour moi dans ce monde-ci. Je suis las d'appartenir à une classe qui possède des privilèges et n'a plus d'utilité. Riches ou pauvres, les nobles ne savent absolument plus à quoi ils servent. Vois papa. Il tâtonne. Il s'abaisse à faire des mulets, mais n'ose pas exploiter à fond cette situation humiliante pour relever par l'argent son titre de gentilhomme. Finalement il perd sur les deux tableaux. On le montre du doigt parce qu'il travaille comme un maquignon, et nous aussi parce que nous sommes toujours des nobles gueux. Heureusement l'oncle Antoine de Sancé m'a indiqué le chemin. C'était le frère aîné de papa. Il s'est fait huguenot et a quitté le continent.

– Tu ne veux pas abjurer ? supplia-t-elle, effrayée.

– Non. Les bondieuseries ne m'intéressent pas. Moi je veux vivre.

Il l'embrassa rapidement, descendit quelques marches et se retourna, posant sur sa jeune sœur à demi nue, un regard d'homme avisé.

– Tu deviens belle et forte, Angélique. Méfie-toi. Il te faudrait aussi partir. Ou bien, un de ces jours, tu te retrouveras dans le foin avec un valet d'écurie. Ou bien encore tu vas devenir la chose d'un de ces gros hobereaux que nous avons pour voisins.

Il ajouta avec une douceur subite :

– Crois-en mon expérience de mauvais garçon, chérie : ce serait une vie affreuse pour toi. Sauve-toi aussi de ces vieux murs. Quant à moi, je m'en vais sur la mer.

Et, en quelques bonds, franchissant les marches deux par deux, le jeune homme disparut.

Chapitre 8

La mort du grand-père, le départ de Josselin et ces mots qu'il lui avait jetés : « Va-t'en, toi aussi » bouleversèrent Angélique profondément, à un âge où la nature hypersensible est prête à toutes les extravagances.

*****

Ce fut ainsi qu'aux premiers jours de l'été Angélique de Sancé de Monteloup partit pour les Amériques avec une troupe de petits croquants qu'elle avait recrutés et gagnés à ses vues vagabondes. On en parla longtemps dans le pays et beaucoup de gens y trouvèrent une preuve de plus de son ascendance féerique.

À vrai dire, l'expédition ne dépassa pas la forêt de Nieul. La raison revint à Angélique alors que le soir tombait et que le soleil projetait de grands pinceaux de lumière rouge à travers les énormes troncs de la forêt centenaire. Depuis des jours elle avait vécu dans une sorte de fièvre. Elle se voyait gagnant La Rochelle, se proposant comme mousse aux navires en partance, débarquant sur les terres inconnues où des êtres aimables les accueilleraient, des raisins plein les mains. Nicolas avait été vite séduit. « Matelot, ça me plaît plus que de garder les bêtes. J'ai toujours eu envie de voir du pays. » Quelques autres garnements, plus soucieux de courir les bois que de rester aux champs, supplièrent qu'on les emmenât, et Denis aussi, naturellement. Ils étaient huit en tout, et Angélique, la seule fille, était leur chef. Pleins de confiance en elle, c'est à peine si les gamins s'émurent lorsque la nuit commença à envahir la forêt. Des fleurs dans la main et le nez barbouillé de mûres, ils trouvaient cette première partie de l'expédition fort agréable. On marchait depuis le matin, mais on avait fait halte, vers le milieu du jour, près d'un petit ruisseau pour dévorer les provisions de châtaignes et de pain bis.

Cependant Angélique sentit un frisson la saisir et, tout à coup, Ta conscience de sa sottise l'envahit avec une telle lucidité que sa bouche devint sèche.

« On ne peut passer la nuit dans la forêt, songea-t-elle. Il y a des loups. »

– Nicolas, reprit-elle tout haut, est-ce que cela ne te semble pas bizarre que nous n'ayons pas encore atteint le village de Naillé ?

Le garçon devenait soucieux.

– M'est avis qu'on s'est peut-être égaré. La fois que j'y étais allé avec mon père de son vivant, je crois me rappeler qu'on n'avait pas marché si longtemps.

Angélique sentit une petite main crasseuse se glisser dans la sienne. C'était celle du plus jeune enfant, âgé de six ans.

– Il commence à faire nuit, gémit-il. Peut-être qu'on est perdu.

– Mais peut-être qu'on est tout près, rassura Angélique. Marchons encore.

Ils reprirent leur marche en silence. Entre les ramures, le ciel pâlissait.

– Si nous ne sommes pas arrivés au village d'ici la nuit, il n'y a pas besoin de s'effrayer, dit Angélique. Nous monterons dans les chênes pour y dormir. Ainsi les loups ne nous verront pas.

Mais malgré son ton paisible, elle se sentait anxieuse. Soudain le son argentin d'une cloche lui parvint et elle eut un soupir de soulagement.

– Voici le village où l'on sonne l'Angélus, s'écria-t-elle.

Ils se mirent à courir. Le sentier commençait à descendre, les arbres s'espaçaient. Ils se trouvèrent tout à coup en lisière du bois, et s'arrêtèrent émerveillés. Au fond d'une combe de verdure, elle était là, merveille silencieuse au sein de la forêt, l'abbaye de Nieul.

Le soleil couchant dorait ses nombreux toits de tuiles rosés, ses clochetons, ses murs pâles percés de lucarnes et de cloîtres, ses vastes cours désertes. La cloche sonnait. Un moine chargé de seaux allait vers le puits.

Muets d'on ne sait quel émoi religieux, les enfants descendirent jusqu'au grand porche principal. La porte de bois en était entrouverte ; ils entrèrent. Un vieux moine, dans sa bure brune, était assis sur un banc et dormait ; ses cheveux blancs lui faisaient une petite couronne de neige soigneusement posée sur son crâne nu. Rendus nerveux par les émotions diverses qu'ils venaient d'éprouver, les petits vagabonds le regardèrent et éclatèrent de rire. Ceci attira un gros frère jovial sur le seuil d'une porte.

– Eh ! petits gars, leur cria-t-il en patois, en voilà des façons de malappris !

– Je crois que c'est le frère Anselme, chuchota Nicolas.

Le frère Anselme parcourait quelquefois le pays avec son âne. Il distribuait des chapelets et des flacons de liqueur médicale extraite de fleurs d'angélique, en échange de blé et de morceaux de lard. La chose étonnait, car l'abbaye n'abritait pas un ordre mendiant, et on la disait fort riche étant donné les revenus prélevés sur ses domaines.

Angélique s'avança vers lui, suivie de sa troupe fidèle. Elle n'osa pas lui confier leur projet initial de partir pour les Amériques. Aussi bien le frère Anselme n'avait sans doute jamais entendu parler des Amériques. Elle lui raconta seulement qu'ils étaient de Monteloup et qu'étant allés au bois pour cueillir la fraise et la framboise, ils s'étaient égarés.

– Mes pauvres poulets, dit le frère qui était fort brave homme, voilà ce que c'est que d'être gourmands. Vos mères vont vous chercher en pleurant et au retour je prévois que les fesses vont vous cuire. Mais pour l'instant il n'y a rien d'autre à faire que de vous asseoir là. Je m'en vais vous donner une écuelle de lait et du pain bis. Vous dormirez dans la grange, et demain j'attellerai le chariot pour vous reconduire chez vous ; précisément j'avais à quêter par là.

Le programme était raisonnable. Angélique et ses compagnons avaient marché tout le jour. Même en chariot elle savait qu'on ne pourrait être à Monteloup avant une heure avancée de la nuit ; aucune route ne traversait la forêt de part en part, sinon les sentiers que les enfants avaient suivis. Il fallait prendre un chemin beaucoup plus long par les communes de Naillé et Varrout dont ils étaient fort loin.

« La forêt c'est comme la mer, songea Angélique, il faudrait s'y guider avec une pendule, ainsi que l'expliquait Josselin, sinon on marche en aveugle. »

Un certain découragement l'accablait. Elle se voyait mal reprenant son voyage avec sous le bras une pendule aussi lourde que celle de M. Molines. D'ailleurs ses « hommes » n'étaient-ils pas sur le point de l'abandonner ? La fillette resta silencieuse, tandis que les autres mangeaient assis au pied du mur dans la tiédeur dont le crépuscule emplissait les vastes cours.

La cloche continuait de sonner. Des hirondelles poussaient des cris aigus dans le ciel rosé, et des poules caquetaient sur des tas de paille et de fumier. Le frère Anselme passa en rabattant son capuchon :

– Je m'en vais à complies. Soyez sages, ou je vous fais cuire dans ma marmite.

On voyait des silhouettes brunes glisser entre les arceaux d'un cloître. Près du porche, le vieux frère continuait de dormir. Sans doute était-il dispensé des offices... Angélique, voulant réfléchir, s'éloigna seule.

Dans l'une des cours elle aperçut un fort beau carrosse armorié reposant sur ses brancards. Des chevaux de race mangeaient leur foin à l'écurie. Ce détail l'intrigua sans qu'elle sût pourquoi. Elle marchait à petits pas dans le silence, envoûtée par le charme de cette grande demeure au milieu des arbres. Tandis que la nuit emplirait la forêt, que les loups rôderaient, l'abbaye à l'abri de ses murs épais poursuivrait sa vie close, secrète, dont la fillette ne pouvait rien imaginer. Au loin, des chants d'église montaient, lents et doux. Angélique, guidée par la musique, commença de gravir un escalier de pierre. Jamais elle n'avait entendu une harmonie si suave, car à l'église de Monteloup les cantiques brailles par le curé et le maître d'école n'avaient rien qui rappelât les phalanges célestes.