« L'averse ne lui suffit donc pas ? songea Angélique. Drôles de gens que ces huguenots ! On a raison de dire qu'ils ne sont pas comme tout le monde. Je demanderai à Guillaume si lui aussi se lave à tout propos.

« Ça doit être dans leurs rites. C'est pour cela qu'ils ont souvent cet air penaud ou encore si susceptible, comme Lützen. Ils ont la peau trop raclée et à vif, et cela doit leur faire mal... C'est comme ce jeune Philippe qui éprouve le besoin de se laver tout le temps. Sans doute cette préoccupation de soi-même le conduira-t-il aussi à l'hérésie. On le brûlera peut-être et ce sera bien fait pour lui ! »

Cependant comme le visiteur se dirigeait vers la porte pour se rendre à la chambre où Mme de Sancé était sur le point de le guider, Josselin le retint par le bras avec sa brusquerie habituelle.

– Un mot encore, pasteur. Pour pouvoir travailler dans ces pays d'Amérique, il faut sans doute être bien riche, ou encore acheter une commission d'enseigne de navigation, ou tout au moins d'artisan en quelque métier ?

– Mon fils, les Amériques sont des terres libres. On n'y demande rien, bien qu'il soit nécessaire d'y travailler fort et dur, et de se défendre aussi.

– Qui êtes-vous, étranger, pour vous permettre d'appeler ce jeune homme votre fils, et ceci en présence de son propre père et de moi, son aïeul ?

La voix ricanante du vieux baron venait de s'élever.

– Je suis le pasteur Rochefort, monsieur le baron, pour vous servir, mais sans désignation de diocèse, et de passage seulement.

– Un huguenot ! gronda le vieillard. Et qui, au surplus, vient de ces pays maudits... Il se tenait sur le seuil, appuyé sur sa canne, mais se redressant de toute sa hauteur. Il avait pris soin doter la vaste houppelande noire dont il se vêtait l'hiver. Son visage parut à Angélique aussi blanc que sa barbe. Sans savoir pourquoi, elle eut peur et se hâta d'intervenir.

– Grand-père, ce monsieur était tout trempé et nous l'avons invité à se sécher. Il nous a raconté des histoires passionnantes...

– Soit. Je ne cache pas que j'aime le courage et, lorsque l'ennemi se présente la face découverte, je sais qu'il a droit à des égards.

– Monsieur, je ne viens pas en ennemi.

– Épargnez-nous vos prêches hérétiques. Je n'ai jamais pris part à des controverses qui ne sont pas de la compétence d'un vieux soldat. Mais je tiens à vous dire que, dans cette maison, vous ne trouverez pas d'âmes à convertir.

Le pasteur eut un soupir imperceptible.

– En vérité, je ne suis pas revenu d'Amérique comme prêcheur cherchant de nouvelles conversions. Dans notre Église, les fidèles et les curieux viennent à nous librement. Je sais fort bien que les gens de votre famille sont des catholiques fervents et qu'il y a grande difficulté à convertir des gens dont la religion est codifiée par les plus anciennes superstitions et qui se prétendent seuls infaillibles.

– Vous reconnaissez donc par là recruter vos adeptes non parmi les gens de bien, mais parmi les indécis, des ambitieux déçus, des moines défroqués heureux de voir sanctifiés leurs désordres ?

– Monsieur le baron, vous êtes trop prompt dans vos jugements, dit le pasteur dont la voix se durcissait. De hautes figures et des prélats du monde catholique se sont déjà convertis à nos doctrines.

– Vous ne me révélez rien que je ne sache déjà. L'orgueil peut faire défaillir les meilleurs. Mais notre avantage, à nous catholiques, c'est d'être appuyés sur les prières de toute l'Eglise, des saints et de nos morts, alors que vous, dans votre orgueil, vous niez cette intercession et prétendez traiter avec Dieu lui-même.

– Les papistes nous accusent d'orgueil, mais eux-mêmes se veulent infaillibles et s'arrogent le droit de violence. Quand je suis parti de France, continua le pasteur d'une voix sourde, c'était en 1629, je venais d'échapper tout jeune au siège atroce de La Rochelle par les hordes de M. de Richelieu. On signait la paix d'Alès, enlevant aux protestants le droit de posséder des places fortes.

– Il n'était que temps. Vous deveniez un État dans l'État. Avouez que votre but était bien d'arracher toutes les contrées ouest et centrales de la France à l'influence du roi.

– Je l'ignore. J'étais trop jeune encore pour embrasser d'aussi vastes desseins. J'ai seulement compris que ces nouvelles décisions étaient en désaccord avec l'édit de Nantes du roi Henri IV.

« À mon retour je m'aperçois avec amertume qu'on n'a cessé d'en contester et d'en dénaturer les points avec une rigueur qui n'a d'égale que la mauvaise foi des casuistes et des juges. On appelle cela l'« observance minima » de l'Édit. Ainsi je vois les protestants obligés d'enterrer leurs morts la nuit. Pourquoi ? Parce que l'Édit ne porte pas explicitement que l'enterrement d'un réformé puisse se faire le jour. Donc il doit se faire la nuit.

– Voici qui doit plaire à votre humilité, ricana le vieux hobereau.

– Quant à l'article 28 permettant aux protestants d'ouvrir des écoles dans tous les lieux où l'exercice du culte est autorisé, comment l'a-ton interprété ? L'Édit ne parlant ni des matières enseignées, ni du nombre des maîtres, ni de l'importance des classes par communauté, on a donc décidé qu'il n'y aurait qu'un maître protestant par école et par bourg. C'est ainsi qu'à Marennes j'ai vu six cents enfants protestants n'ayant droit qu'à un seul maître. Ah ! que voilà bien l'esprit sournois auquel a conduit la fausse dialectique de l'Église ancienne, s'écria le pasteur avec éclat. Il y eut un silence atterré, et Angélique s'aperçut que son grand-père, esprit droit et juste dans le fond, était légèrement désarçonné par l'exposé de ces faits qu'il n'ignorait pas.

Mais la voix calme de Raymond s'éleva soudain :

– Monsieur le pasteur, je ne suis pas de taille à apprécier la justice de l'enquête que vous avez pu mener en ce pays sur certains abus de zélateurs intransigeants. Je vous sais gré de n'avoir même pas cité les cas de conversions achetées d'adultes et d'enfants. Mais vous devez savoir que, si ces excès existent, S. S. le pape en personne est intervenue à de nombreuses reprises auprès du haut clergé de France et du roi. Des commissions officielles et secrètes sillonnent le pays pour redresser les torts certains qui ont pu être constatés. Je suis même persuadé que si vous-même poussiez jusqu'à Rome et remettiez un cahier d'enquêtes précises au souverain pontife, la plupart des fautes réelles observées seraient redressées...

– Jeune homme, ce n'est pas à moi de chercher à réformer votre Église, dit le pasteur d'un ton acide.

– Aussi bien, monsieur le pasteur, c'est nous-mêmes qui le ferons et, ne Vous en déplaise, s'écria l'adolescent avec un feu soudain, Dieu nous éclairera.

Angélique regarda son frère avec étonnement. Jamais elle ne se fût doutée que tant de passion couvait sous son apparence falote et quelque peu hypocrite. C'était au tour du pasteur d'être déconcerté. Pour essayer de dissiper la gêne, le baron Armand dit en riant sans malice :

– Vos discussions me font penser que, depuis quelque temps, j'ai regretté souvent de n'être pas huguenot. Car il paraît que l'on donne jusqu'à trois mille livres pour un noble se convertissant au catholicisme.

Le vieux baron bondit.

– Mon fils, épargnez-moi vos facéties pesantes. Elles sont malséantes devant un adversaire.

Le pasteur avait repris son manteau humide sur sa chaise.

– Je n'étais point venu en adversaire. J'avais une mission à remplir au château de Sancé. Un message des terres lointaines. J'aurais voulu en parler seul à seul avec le baron Armand, mais je vois que vous avez coutume de traiter vos affaires publiquement en famille. J'aime cette façon. C'était celle des patriarches et aussi des apôtres.

Angélique s'aperçut que son grand-père était devenu aussi blanc que la pomme d'ivoire de sa canne et qu'il s'appuyait au chambranle de la porte. Elle eut pitié. Elle aurait voulu arrêter les paroles qui allaient venir, mais déjà le pasteur continuait :

– M. Antoine de Ridoué de Sancé, votre fils, que j'ai eu le plaisir de rencontrer en Floride, m'a demandé de me rendre au château où il est né, de prendre des nouvelles de sa famille, afin que je puisse les lui transmettre à mon retour. Voilà ma tâche accomplie...

Le vieux gentilhomme s'était approché de lui à petits pas.

– Hors d'ici ! fit-il d'une voix sourde et haletante. Jamais, moi vivant, le nom de mon fils parjure à son Dieu, à son roi, à sa patrie, ne sera prononcé sous ce toit. Hors d'ici, vous dis-je. Pas de huguenot chez moi !

– Je m'en vais, dit le pasteur très calme.

– Non !

La voix de Raymond s'élevait de nouveau.

– Restez, monsieur le pasteur. Vous ne pouvez vous trouver dehors par cette nuit pluvieuse. Aucun habitant de Monteloup ne voudra vous donner asile et le premier village protestant est trop loin. Je vous demande d'accepter l'hospitalité de ma chambre.

– Restez, dit Josselin de sa voix rauque, il faut encore que vous me parliez des Amériques et de la mer.

La barbe du vieux baron tremblait.

– Armand, s'écria-t-il avec une sorte de détresse qui brisa le cœur d'Angélique, voici où s'est réfugié l'esprit de révolte de votre frère Antoine. En ces deux garçons que j'aimais. Dieu ne m'épargnera rien. En vérité, j'ai trop vécu.

Il chancela. Ce fut Guillaume qui le soutint. Il sortit appuyé au vieux soldat et répétant d'une voix tremblante :

– Antoine... Antoine...

*****

Quelques jours plus tard, le vieux grand-père mourut. On ne put savoir de quelle maladie. En fait, il s'éteignit plutôt, alors qu'on le croyait déjà remis de l'émotion causée par la visite du pasteur.