– Quel métier faites-vous ?

– Je n'ai pas de métier, répondit l'inconnu. Pour l'instant, je crois qu'il me plairait assez de parcourir la France et de raconter à qui veut les entendre mes aventures et mes voyages.

– Comme les poètes, les troubadours du Moyen Age ? interrogea Angélique, qui avait tout de même retenu quelques-uns des enseignements de tante Pulchérie.

– C'est un peu cela, bien que je ne sache ni chanter ni faire des vers. Mais je pourrais dire des choses très belles sur les pays où la vigne n'a pas besoin d'être plantée. Les grappes pendent aux arbres des forêts, mais les habitants ne savent pas faire le vin. C'est mieux ainsi, car Noé s'enivra, et le Seigneur n'a pas voulu que tous les hommes se transforment en pourceaux. Il y a encore des peuplades innocentes sur terre. Je pourrais aussi vous parler de ces grandes plaines où, pour avoir un cheval, il n'y a qu'à guetter derrière un rocher le passage des troupeaux sauvages qui galopent crinières au vent. On lance une longue corde munie d'un nœud coulant et l'on ramène sa bête.

– Est-ce qu'elle s'apprivoise facilement ?

– Pas toujours, dit en souriant le visiteur.

Et Angélique comprit soudain que cet homme devait rarement sourire. Il semblait avoir une quarantaine d'années, mais il y avait quelque chose de raide et de passionné dans son regard.

– Est-ce que, pour aller dans ces pays, on arrive au moins par la mer ? interrogea avec méfiance le taciturne Josselin.

– On traverse tout l'océan. Là-bas, à l'intérieur des terres, se trouvent des fleuves et des lacs. Les habitants sont d'un rouge de cuivre. Ils se garnissent la tête de plumes d'oiseaux et circulent en canots cousus de peaux de bêtes. J'ai été aussi dans des îles où les hommes sont tout noirs. Ils se nourrissent de roseaux épais comme le bras qu'on nomme canne à sucre, et c'est en effet de là que vient le sucre. On fait aussi de ce sirop une boisson plus forte que l'eau-de-vie de grain, mais qui grise moins et donne de la gaieté et de la force : le rhum.

– Avez-vous rapporté de cette boisson merveilleuse ? demanda Josselin.

– J'en ai un flacon dans les fontes de ma selle. Mais j'en ai laissé aussi plusieurs fûts chez mon cousin, qui habite La Rochelle et se promet d'en tirer de bons bénéfices. C'est son affaire. Moi, je ne suis pas commerçant. Je ne suis qu'un voyageur curieux de terres nouvelles, avide de connaître ces lieux où personne n'a ni faim ni soif, et où l'homme se sent libre. C'est là que j'ai compris que tout le mal venait de l'homme de race blanche, parce qu'il n'a pas écouté la parole du Seigneur, mais l'a travestie. Car le Seigneur n'a pas ordonné de tuer, ni de détruire, mais de s'aimer. Il y eut un silence. Les enfants n'étaient pas accoutumés à un langage aussi insolite.

– La vie aux Amériques est donc plus parfaite qu'en nos pays où Dieu règne depuis si longtemps ? demanda soudain la voix calme de Raymond.

Il s'était rapproché lui aussi, et Angélique trouva dans son regard une expression analogue à celle de l'étranger. Celui-ci le dévisagea avec attention.

– Il est difficile de peser dans une balance les perfections diverses d'un monde ancien et d'un monde nouveau, mon fils. Que vous dire ? Aux Amériques, on vit d'une façon très différente. L'hospitalité entre hommes blancs est large. Il n'est jamais question de payer et, d'ailleurs, en certains endroits la monnaie n'existe pas et l'on vit uniquement de chasse, de pêche et d'échanges de peaux et de verroterie.

– Et la culture ?

Cette fois, c'était Fantine Lozier qui interrogeait, ce qu'elle n'eût jamais fait en présence dé ses maîtres adultes. Mais sa curiosité était aussi dévorante que celle des enfants.

– La culture ? Aux îles des Antilles, les Noirs en font un peu. En Amérique, les Rouges ne la pratiquent guère, mais ils vivent de cueillette de fruits et de pousses. Il y a d'autres coins, où l'on cultive la pomme de terre qu'on appelle truffe en Europe, mais qu'on ne sait pas encore travailler ici.

« Il y a des fruits surtout : des sortes de poires et qui sont en réalité pleines de beurre, et des arbres à pain.

– Des arbres à pain ? Alors il n'y a pas besoin de meunier ! s'exclama Fantine.

– Sûrement non. D'autant plus qu'il y a beaucoup de maïs. Dans d'autres régions les gens mâchonnent quelques écorces ou des noix de cola. Avec cela, on n'a faim ni soif de toute la journée. On peut aussi se nourrir avec une sorte de pâte d'amande, le cacao, qu'on mélange avec la cassonade. Et l'on boit un extrait de fèves appelé café. Dans les pays plus désertiques se trouve du suc de palme ou d'agave. Il y a des animaux...

– Est-ce qu'on peut faire du cabotage marchand dans ces pays ? interrompit Josselin.

– Déjà quelques Dieppois en font, puis quelques gens de par ici. Mon cousin lui-même travaille pour un armateur qui arme parfois pour la Côte Franciscaine, comme on disait au temps de François Ier.

– Je sais, je sais, interrompit de nouveau Josselin, impatient. Je sais aussi que des Olonais vont parfois en Terre-Neuve et des gens du Nord en Nouvelle France1, mais il paraît que ce sont des pays froids, et ça ne me dirait rien.

– En effet, Champlain a été envoyé en Nouvelle France en 1608 déjà, et il y a beaucoup de colons français là-bas. Mais c'est réellement un pays froid et trop dur à vivre.

– Et pourquoi donc ?

– C'est assez difficile à vous expliquer. Peut-être parce qu'il s'y trouve déjà des jésuites français.

– Vous êtes protestant, n'est-ce pas ? hasarda vivement Raymond.

– En effet. Je suis même pasteur, quoique sans paroisse, et surtout voyageur.

– Vous tombez mal, monsieur, ricana Josselin. Je soupçonne mon frère d'être fortement attiré par la discipline et les exercices spirituels de la Compagnie de Jésus, que vous incriminez.

– Loin de moi la pensée de l'en blâmer, fit le huguenot avec un geste de protestation. J'ai rencontré maintes fois là-bas les pères jésuites, qui ont pénétré à l'intérieur des terres avec un courage et une abnégation évangéliques. Pour certaines tribus de la Nouvelle France, il n'y a pas de plus grand héros que le célèbre père Jogues, martyr des Iroquois. Mais chacun est libre de sa conscience et de ses convictions.

– Ma foi, dit Josselin, je ne peux guère discourir avec vous sur ces sujets, car je commence à oublier quelque peu mon latin. Mais mon frère le parle plus élégamment que le français et...

– Voici justement l'un des plus grands malheurs qui frappent notre France, s'écria le pasteur. Qu'on ne puisse plus prier son Dieu, que dis-je le Dieu des Mondes, en sa langue maternelle et avec son cœur, mais qu'il soit indispensable de se servir de ces incantations magiques en latin...

Angélique regrettait qu'il ne fût plus question de raz de marée et de navires négriers, d'animaux extraordinaires comme les serpents ou ces lézards géants à dents de brochet, capables de tuer un bœuf, ou encore de ces baleines grandes comme des bateaux.

Elle ne s'était pas aperçue que la nourrice venait de quitter la pièce. Elle avait laissé la porte entrouverte. Aussi surprit-on des chuchotements et la voix de Mme de Sancé, qui ne pensait pas être entendue.

– Protestant ou non, ma fille, cet homme est notre hôte et il restera ici tant qu'il en aura le désir.

Peu après, la baronne, suivie d'Hortense, pénétra dans la cuisine. Le visiteur s'inclina fort civilement, sans baisemain ni révérence de cour. Angélique se dit que c'était certainement un roturier, mais sympathique quand même, encore que hugnenot, et tant soit peu exalté.

– Pasteur Rochefort, se présenta-t-il. Je dois me rendre à Secondigny où je suis né, mais, la route étant longue, j'ai songé à me reposer sous votre toit hospitalier, madame.

La maîtresse de maison l'assura qu'il serait le bienvenu, qu'ils étaient tous des catholiques pratiquants, mais que ceci n'empêchait pas d'être tolérants, comme l'avait recommandé le bon roi Henri IV.

– C'est ce que j'ai osé espérer en entrant ici, madame, reprit le pasteur en s'inclinant plus profondément, car je dois vous avouer que des miens amis m'ont confié que vous aviez depuis de longues années un vieux serviteur huguenot. Aussi l'ai-je été voir d'abord et c'est ce Guillaume Lützen qui m'a laissé espérer que je pourrais être accueilli par vous cette nuit.

– Vous pouvez en être assuré en effet, monsieur, et même les jours suivants si tel est votre bon plaisir.

– Mon seul plaisir est d'être aux ordres du Seigneur, en la manière dont je puis le servir. Et c'est lui qui m'a bien inspiré, encore, j'avoue, que c'est surtout votre mari que j'aurais désiré voir...

– Vous avez une commission pour mon mari ? s'étonna Mme de Sancé.

– Pas une commission, mais peut-être une mission. Souffrez que je n'en fasse communication qu'à lui.

– Très certainement, monsieur. D'ailleurs j'entends les pas de son cheval.

*****

Le baron Armand entra bientôt à son tour. On avait dû l'avertir de la visite inattendue. Il ne témoigna pas à son hôte sa cordialité habituelle. Il paraissait contraint et comme anxieux.

– Est-il vrai, monsieur le pasteur, que vous venez des Amériques ? s'informa-t-il après les salutations d'usage.

– Oui, monsieur le baron. Et je serais heureux d'avoir quelques instants de tête-à-tête avec vous afin de vous entretenir de qui vous savez.

– Chut ! fît impérativement Armand de Sancé en jetant un coup d'œil inquiet vers la porte.

Il ajouta un peu précipitamment que leur maison était à la disposition de M. Rochefort, et que celui-ci n'avait qu'à commander aux chambrillons tout ce qui lui serait nécessaire pour son confort. On dînerait dans une heure. Le pasteur remercia et demanda l'autorisation de se retirer afin de « se laver un peu ».