« Je le hais, pensait-elle, un jour je me vengerai. Il faudra qu'il s'incline, qu'il me demande pardon. »

Mais pour l'instant elle n'était qu'une misérable fillette dans l'ombre d'un vieux château humide.

Une porte grinça et Angélique discerna la silhouette massive du vieux Guillaume qui entrait portant deux seaux d'eau fumante pour le bain du jeune seigneur. Quand il l'aperçut, il s'arrêta.

– Qui est là ?

– C'est moi, répondit Angélique en allemand.

Quand elle était seule avec le vieux soldat, elle parlait toujours cette langue qu'il lui avait apprise.

– Que faites-vous là ? reprit Guillaume dans le même dialecte. Il fait froid. Allez donc dans les salles écouter les histoires de votre oncle le marquis. Voilà de quoi vous égayer pour l'année.

– Je déteste ces gens ! dit sombrement Angélique. Ils sont impertinents et trop différents de nous. Ils détruisent tout ce qu'ils touchent et nous laissent ensuite seuls et les mains vides, tandis qu'ils partent retrouver leurs beaux châteaux pleins d'objets magnifiques.

– Qu'y a-t-il ma fille ? demanda lentement le vieux Lützen. Votre esprit ne pourrait-il s'élever au-dessus de quelques moqueries ?

Le malaise d'Angélique s'accentuait. Une sueur froide lui mouillait les tempes.

– Guillaume, toi qui n'as jamais été dans aucune cour de princes, dis-moi : quand on rencontre à la fois un méchant et un lâche, que doit-on faire ?

– Bizarre question pour une enfant ! Puisque vous me la posez, je vous dirai qu'on doit tuer le méchant et laisser le lâche s'enfuir.

Il ajouta après un petit moment de réflexion, en reprenant ses seaux :

– Mais votre cousin Philippe n'est ni méchant ni lâche. Un peu jeune, c'est tout...

– Alors toi aussi tu le défends ! cria Angélique d'une voix aiguë, toi aussi. Parce qu'il est beau... parce qu'il est riche...

Un goût amer lui emplissait la bouche. Elle vacilla, et glissant le long de la muraille, tomba évanouie.

*****

La maladie d'Angélique n'avait rien que de très naturel. Sur ses manifestations qui inquiétaient un peu l'enfant devenue jeune fille, Mme de Sancé l'avait rassurée et avertie qu'il en serait ainsi désormais chaque mois, jusqu'à un âge avancé.

– Est-ce que je m'évanouirai aussi chaque mois ? s'informa Angélique, surprise de n'avoir pas remarqué plus souvent les pâmoisons soi-disant obligatoires des femmes de son entourage.

– Non, ce n'est qu'un accident. Vous allez vous remettre et vous vous habituerez fort bien à votre nouvel état.

– N'empêche ! C'est long jusqu'à un âge avancé ! soupira la fillette. Et, lorsque je serai vieille, il ne sera plus temps de recommencer à grimper aux arbres.

– Vous pouvez fort bien continuer à grimper aux arbres, dit Mme de Sancé qui montrait beaucoup de délicatesse dans l'éducation de ses enfants et semblait comprendre les regrets d'Angélique. Mais, comme vous le discernez vous-même, ce serait en effet l'occasion de cesser des manières qui ne conviennent pas à votre âge et à votre qualité de jeune fille noble.

Elle ajouta un petit discours où il était question de la joie de mettre au monde des enfants et de la punition originelle pesant sur les femmes de par la faute de notre mère Eve.

« Ajoutons cela à la misère et à la guerre », songea Angélique. Êtendue sous ses draps, écoutant la pluie tomber dehors, elle éprouvait un certain bien-être. Elle se sentait faible et en même temps grandie. Elle avait l'impression d'être couchée à bord d'un navire s'éloignant d'un rivage connu pour voguer vers un autre destin. De temps en temps, elle pensait à Philippe et serrait les dents. Après son évanouissement, mise au lit et veillée par Pulchérie, elle ne s'était pas rendu compte du départ du marquis et de son fils.

On lui raconta qu'ils ne s'étaient pas attardés à Monteloup. Philippe se plaignait des punaises qui l'avaient empêché de dormir.

– Et ma requête au roi, demanda le baron de Sancé au moment où son illustre parent montait en carrosse, avez-vous pu la lui présenter ?

– Mon pauvre ami, je l'ai présentée, mais je ne crois pas que vous soyez en droit d'espérer grand-chose ; le royal enfant est présentement plus pauvre que vous et n'a pour ainsi dire pas un toit où reposer sa tête.

Il ajouta dédaigneusement :

– On m'a raconté que vous vous distrayez à faire de beaux mulets. Vendez-en quelques-uns.

– Je réfléchirai à votre suggestion, dit Armand de Sancé, ironique pour une fois. Il est certes préférable actuellement pour un gentilhomme d'être laborieux que de compter sur la générosité de ses pairs.

– Laborieux ! Pfuit ! quel vilain mot, fit le marquis avec un geste coquet de la main. Alors, adieu, mon cousin. Envoyez donc vos fils aux armées, et pour le régiment du mien, vos croquants les mieux bâtis. Adieu. Je vous baise mille fois.

Le carrosse s'éloigna en cahotant tandis qu'une main raffinée s'agitait à la portière.

*****

Il n'y eut pas d'autres visites des seigneurs du Plessis. On apprit qu'ils donnaient quelques fêtes, puis qu'ils allaient repartir pour l'Île-de-France avec leur armée toute neuve. Des sergents recruteurs étaient passés par Monteloup.

*****

Au château, il y eut Jean la Cuirasse et un valet de ferme qui se laissèrent tenter par l'avenir glorieux réservé aux dragons du roi. La nourrice Fantine pleura beaucoup au départ de son fils.

– Il n'était pas mauvais et voilà qu'il va devenir un reître de votre espèce, dit-elle à Guillaume Lützen.

– C'est une question d'héridité, ma bonne. N'eut-il pas comme père présumé un soudard ?

Pour compter les jours, on prit l'habitude de dire « c'était avant » ou « après la visite du marquis du Plessis ».

Chapitre 7

Puis il y eut l'incident du « visiteur noir ».

De celui-ci, Angélique se rappela plus profondément et plus longuement. Loin de détruire et de meurtrir comme l'avaient fait les hôtes précédents, il apporta avec ses paroles étranges une espérance qui devait suivre la jeune fille au cours de sa vie, une espérance si profondément ancrée que, dans les moments de détresse qu'elle traversa plus tard, il lui suffisait de fermer les yeux pour revoir cette soirée de printemps, toute murmurante de pluie, par laquelle il était apparu. Angélique se trouvait à la cuisine comme d'habitude. Autour d'elle jouaient Denis, Marie-Agnès et le petit Albert. Le dernier-né était dans son berceau près de l'âtre. De l'avis des enfants, la cuisine était la plus belle pièce de la maison. Le feu y brûlait en permanence et presque sans fumée, car la hotte de l'immense cheminée était très haute. La lueur de ce feu éternel dansait et se mirait dans les fonds rouges de casseroles et de bassines de cuivre lourd qui garnissaient les murs. Le sauvage et rêveur Gontran restait souvent des heures à observer le scintillement de ces reflets où il voyait des visions étranges, et Angélique y reconnaissait les génies tutélaires de Monteloup.

Ce soir-là, Angélique préparait un pâté de lièvre. Elle avait déjà façonné la pâte en forme de tourte et coupait le hachis de viande. Au-dehors, on entendit le galop d'un cheval.

– Voici votre père qui rentre, dit tante Pulchérie. Angélique, je crois qu'il serait décent que nous paraissions au salon.

Mais, après un court silence pendant lequel le cavalier dut sauter à terre, la cloche de la porte d'entrée sonna.

– J'y vais, s'écria Angélique.

Elle se précipita, sans souci de ses manches relevées sur ses bras blanchis de farine. Elle distingua à travers la pluie et la brume du soir un homme grand et sec, dont la cape ruisselait d'eau.

– Avez-vous mis votre cheval à l'abri ? s'écria-t-elle. Ici les bêtes prennent froid facilement. Il y a trop de brouillard à cause des marais.

– Je vous remercie, demoiselle, répondit l'étranger en retirant son large feutre et en s'inclinant. Je me suis autorisé, selon l'usage des voyageurs, à rentrer aussitôt mon cheval et mon bagage dans votre écurie. Me voyant trop loin de mon but ce soir et passant près du château de Monteloup, j'ai pensé solliciter de M. le baron l'hospitalité d'une nuit.

À son costume de grosse étoffe noire à peine garni d'un col blanc, Angélique pensa qu'il s'agissait d'un petit marchand ou d'un paysan endimanché. Cependant son accent, qui n'était pas celui du terroir et semblait un peu étranger, la déconcertait, et aussi la recherche de son langage.

– Mon père n'est pas rentré, mais venez vous mettre au chaud dans la cuisine. On va envoyer un valet bouchonner votre bête.

Lorsqu'elle regagna la cuisine, précédant le visiteur, son frère Josselin venait de pénétrer par la porte des communs. Couvert de boue, le visage rouge et sale, il avait fait traîner sur le dallage un sanglier, tué par lui d'un coup d'épieu.

– Bonne chasse, monsieur ? demanda l'étranger avec beaucoup de politesse.

Josselin lui jeta un coup d'œil sans aménité et répondit d'un grognement. Puis il s'assit sur un tabouret, et tendit ses pieds à la flamme. Plus modestement, le visiteur s'installait aussi au coin de l'âtre, acceptait une assiette de potage de la main de Fantine.

Il expliqua qu'il était originaire du pays, étant né du côté de Secondigny, mais qu'ayant passé de longues années à voyager il avait fini par ne plus parler sa propre langue qu'avec un fort accent.

Cela reviendrait vite, affirma-t-il. Il n'y avait qu'une semaine qu'il avait débarqué à La Rochelle.

À ces derniers mots, Josselin redressa la tête et le regarda d'un œil brillant. Les enfants l'entourèrent et se mirent à le cribler de questions.

– Dans quel pays êtes-vous allé ?

– Est-ce loin ?