Ses cheveux, dont la frange soyeuse bombait sur son front, étaient d'un or brillant près duquel ses boucles à elle paraissaient brunes. Il avait des traits parfaits. Son costume de fin drap gris, garni de dentelles et de rubans bleus, seyait à son teint blanc et rose. Certes, on l'eût pris pour une fille sans la dureté de son regard, qui n'avait rien du féminin.
À cause de lui, la soirée et le repas furent un supplice pour Angélique. Chaque manquement des valets, chaque incommodité, était soulignée d'un coup d'œil ou d'un sourire moqueur de l'adolescent.
Jean la Cuirasse, qui faisait l'office de majordome, apporta les plats, la serviette sur l'épaule. Le marquis s'esclaffa, disant que cette façon de porter la serviette ne se pratiquait qu'à la table du roi et des princes du sang, qu'il était flatté de l'honneur qu'on lui faisait, mais qu'il se contenterait d'être servi avec plus de simplicité, c'est-à-dire la serviette enroulée autour de l'avant-bras. Plein de bonne volonté, le charretier s'évertua à entortiller le linge crasseux à son bras velu, mais sa gaucherie et ses soupirs ne firent que redoubler l'hilarité du marquis auquel son fils se joignit bientôt.
– Voici un homme que je verrais mieux en dragon qu'en valet de pied, dit le marquis en regardant Jean la Cuirasse. Qu'en penses-tu, mon gars ?
Intimidé, le charretier répondit par un grognement d'ours, qui ne faisait guère honneur à la langue de sa mère. La nappe, qu'on venait de retirer d'un placard humide, fumait à la chaleur des assiettes de potage. Un des serveurs, voulant faire du zèle, ne cessait de moucher les quelques chandelles et les éteignit plusieurs fois.
Enfin, pour comble de disgrâce, le gamin qu'on avait envoyé chercher du vin à la cure revint et raconta, en se grattant la tête, que le curé était parti exorciser des rats dans un hameau voisin, et que sa servante, la Marie-Jeanne, avait refusé de donner le moindre tonnelet.
– Ne vous préoccupez pas de ce détail, ma cousine, intervint très galamment le marquis du Plessis, nous boirons de la piquette de pommes et, si monsieur mon fils ne s'y accoutume pas, il se passera de boire. Mais en revanche veuillez me donner quelques renseignements sur ce que je viens d'entendre. Je comprends assez le patois du pays que j'ai baragouiné en mon temps de nourrice pour avoir compris ce que disait ce jeune croquant. Le curé serait parti exorciser des rats !... Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
– Rien de bien étonnant, mon cousin. Les gens d'un hameau voisin se plaignent en effet depuis quelque temps d'être envahis de rats qui mangent leurs grains de réserve. Le curé a dû aller là-bas porter l'eau bénite et faire les prières d'usage afin que les esprits malins qui habitent ces animaux se retirent et qu'ils cessent d'être nuisibles.
Le seigneur regarda Armand de Sancé avec quelque stupeur, puis, se renversant sur sa chaise, se mit à rire doucement.
– Je n'ai jamais ouï dire une chose aussi plaisante. Il faudra que je l'écrive à Mme de Beau-fort ; ainsi, pour détruire les rats on les asperge d'eau bénite ?...
– En quoi cela est-il risible ? protesta le baron qui commençait à s'impatienter. Tout mal est l'œuvre des esprits mauvais qui se glissent dans l'enveloppe des bêtes pour nuire aux humains. L'année dernière, j'ai eu un de mes champs envahi de chenilles. Je les ai fait exorciser.
– Et elles sont parties ?
– Oui. À peine deux ou trois jours plus tard.
– Quand elles n'avaient plus rien à manger dans le champ.
Mme de Sancé, qui avait pour principe qu'une femme doit se taire humblement, ne put s'empêcher de prendre la parole pour défendre sa foi qu'elle soupçonnait d'être attaquée.
– Je ne vois pas en quoi, mon cousin, des exercices sacrés n'auraient pas d'influence sur des bêtes malfaisantes. Nôtre-Seigneur lui-même n'a-t-il pas fait entrer des démons dans un troupeau de porcs ainsi que le raconte l'Évangile ? Notre curé insiste beaucoup sur ce genre de prières.
– Et combien le payez-vous par exorcisme ?
– Il demande peu, et on le trouve toujours prêt à se déranger et à venir quand on l'appelle.
Cette fois, Angélique surprit le regard de connivence que le marquis du Plessis échangeait avec son fils : ces pauvres gens, semblait-il dire, sont vraiment d'une naïveté grossière.
– Il faudra que je parle à M. Vincent de ces coutumes campagnardes, reprit le marquis. Il en fera une maladie, le pauvre homme, lui qui a fondé un ordre spécialement chargé d'évangéliser le clergé rural. Ces missionnaires sont sous le patronage de saint Lazare. On les appelle les lazaristes. Ils vont trois par trois dans les campagnes prêcher, et apprendre aux curés de nos villages à ne pas commencer la messe par le Pater et à ne pas coucher avec leur servante. C'est une œuvre assez inattendue, mais M. Vincent est partisan de la réforme de l'Église par l'Église.
– Que voilà un mot que je n'aime pas ! s'exclama le vieux baron. Réforme, toujours réforme ! Vos paroles ont une résonance huguenote, mon cousin. D'ici à ce que vous trahissiez le roi, je crains qu'il n'y ait qu'un pas. Quant à votre M. Vincent, tout ecclésiastique qu'il est, d'après ce que j'ai compris et entendu dire de lui, ses façons ont quelque chose d'hérétique dont Rome devrait bien se méfier.
– N'empêche que S. M. le roi Louis XIII, au moment de mourir, l'a voulu mettre à la tête du Conseil de Conscience.
– Qu'est-ce que c'est encore que cela ?
D'un doigt léger, M. du Plessis fit bouffer ses manches de lingerie.
– Comment vous l'expliquer ? C'est une chose énorme. La conscience du royaume !
M. Vincent de Paul est la conscience du royaume, c'est tout. Il voit la reine presque tous les jours, est reçu par tous les princes. Avec cela, l'homme le plus simple et le plus riant qui soit. Son idée est que la misère est guérissable et que les grands de ce monde doivent l'aider à la réduire.
– Utopie ! coupa tante Jeanne avec hargne. La misère est, comme vous le disiez tout à l'heure pour la guerre, un mal que Dieu a voulu en punition du péché originel. S'élever contre son obligation équivaut à une révolte contre la discipline divine !
– M. Vincent vous répondrait, ma chère demoiselle, que c'est « vous » qui êtes responsable des maux qui nous entourent. Et il vous enverrait sans plus de discours porter des remèdes et des aliments aux plus pauvres de vos laboureurs en vous faisant remarquer que si vous les trouvez, selon son expression, par « trop grossiers et terrestres », vous n'avez qu'à retourner l'envers de la médaille pour y voir le visage du Christ souffrant. Ainsi ce diable d'homme a trouvé le moyen d'enrôler presque tous les hauts personnages du royaume dans ses phalanges charitables. Tel que vous me voyez, ajouta le marquis d'un air piteux, lorsque j'étais à Paris, il m'arrivait d'aller deux fois la semaine à l'Hôtel-Dieu verser et servir la soupe des malades.
– Vous n'aurez jamais fini de me stupéfier, s'écria le vieux baron avec agitation. Décidément, les nobles de votre espèce ne savent plus qu'inventer pour déshonorer leur blason. Je dois constater que le monde ne tourne plus qu'à l'envers : on crée des prêtres pour évangéliser les prêtres, et il faut que ce soit un dévergondé comme vous, presque un libertin, qui veniez faire la morale à une famille honnête et saine comme la nôtre. Je n'y puis plus tenir !
Hors de lui, le vieillard se leva et, comme le repas était fini, tout le monde l'imita. Angélique, qui n'avait rien pu manger, se glissa hors de la pièce. Inexplicablement, elle avait froid et était agitée de frissons. Tout ce qu'elle venait d'entendre tourbillonnait dans sa tête : le roi dans la paille, le Parlement en révolte, les grands seigneurs versant la soupe, Paris, un monde plein de vie et d'attirance. À côté de toute cette agitation et de cette fougue, il lui semblait qu'elle-même, Angélique, était comme morte, vivait enfermée dans un caveau.
Tout à coup elle se renfonça dans une encoignure du couloir. Son cousin Philippe passa près d'elle sans la voir. Elle l'entendit monter à l'étage et interpeller ses domestiques qui, à la lueur de quelques bougeoirs, installaient les chambres de leurs maîtres. La voix de fausset de l'adolescent s'élevait avec colère.
– C'est inouï qu'aucun de vous n'ait pensé à se munir de chandelles à la dernière étape. Vous auriez pu vous douter que dans ces coins perdus les soi-disant nobles ne valent pas mieux que leurs croquants. A-t-on au moins fait chauffer de l'eau pour mon bain ?
L'homme répondit quelque chose qu'Angélique n'entendit pas. Philippe reprit d'un ton résigné :
– Tant pis. Je me laverai dans un baquet ! Heureusement mon père m'a dit que le château du Plessis possède deux salles d'eau florentines. Il me tarde d'y être. J'ai l'impression que l'odeur de cette tribu de Sancé ne pourra jamais me sortir du nez.
« Cette fois, pensa Angélique, il me le paiera... »
Elle le vit redescendre à la lueur de la lanterne posée sur la console de l'antichambre. Quand il fut tout proche, elle sortit de l'ombre de l'escalier tournant.
– Comment osez-vous parler de nous avec cette insolence à des laquais ? interrogea-t-elle d'une voix nette qui résonna sous les voûtes. Vous n'avez donc aucun sens de la dignité de la noblesse ? Cela vient sans doute de ce que vous descendez d'un bâtard de roi. Tandis que nous, notre sang est pur.
– Aussi pur que votre peau est sale, rétorqua le jeune homme d'un ton glacé.
D'un bond inattendu, Angélique lui sauta au visage toutes griffes dehors. Mais le garçon, avec une force déjà virile, lui saisit les poignets et la rejeta violemment contre la muraille. Puis il s'éloigna sans hâter le pas.
Étourdie, Angélique sentait son cœur battre précipitamment. Un sentiment inconnu et qui était fait de honte et de désespoir l'étouffait.
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