Elle se heurta presque à un adolescent qu'elle ne reconnut pas sur le coup tant il était bien vêtu.

– Valentin, ma doué, s'exclama-t-elle employant le patois du pays qu'elle parlait couramment, ce que tu es beau, mon cher !

Le fils du meunier portait un habit coupé certainement à la ville dans un drap gris de si belle qualité que les basques de sa redingote en semblaient empesées. Celle-ci et le gilet étaient garnis de plusieurs rangées de petits boutons dorés qui étincelaient. Il avait des boucles de métal à ses souliers et à son feutre, et des rosettes de satin bleu comme jarretières à bas. Le jeune garçon qui, à quatorze ans, était taillé en Hercule, paraissait assez gauche et emprunté dans son accoutrement, mais son visage rougeaud éclatait de satisfaction. Angélique, qui ne l'avait pas vu depuis quelques mois à cause de ce voyage à la ville qu'il avait fait avec son père, s'aperçut qu'elle lui atteignait à peine à l'épaule et se sentit presque intimidée. Pour dissiper sa gêne, elle lui saisit la main.

– Viens danser.

– Non ! non ! protesta-t-il. Je ne veux pas abîmer mon beau costume. Moi, je vais aller boire avec les hommes, ajouta-t-il avec suffisance en se dirigeant vers le groupe des notables près desquels venait de s'attabler son père.

– Viens danser, cria un garçon en saisissant Angélique par la taille. C'était Nicolas. Ses yeux sombres comme des châtaignes mûres étaient pleins de gaieté.

Ils se firent face et commencèrent à battre la terre en cadence aux sons aigus et aux ritournelles des musettes et du chalumeau. À ces danses qu'on aurait pu croire pesantes et monotones, un sens instinctif du rythme ajoutait une harmonie extraordinaire. Avec les musettes et le chalumeau, le principal instrument en était précisément ce choc sourd des sabots retombant sur le sol dans un ensemble total, et les figures compliquées que chacun exécutait à la seconde précise ajoutaient de la grâce à la perfection du ballet champêtre.

Le soir vint. La fraîcheur soulagea les fronts en sueur. Tout à l'obsession de la danse, Angélique se sentait heureuse, délivrée de ses pensées. Ses cavaliers se succédaient et dans leurs yeux brillants et rieurs elle lisait quelque chose qui l'exaltait un peu. La poussière montait comme un pastel léger, rosi par le soleil couchant. Le joueur de chalumeau avait les joues comme deux balles et les yeux lui sortaient de la tête à force de souffler dans son instrument.

Il fallut s'interrompre, aller aux tables garnies de pichets pour se rafraîchir.

– À quoi pensez-vous, père ? demanda Angélique en venant s'asseoir près du baron qui ne se déridait pas.

Elle était rouge et essoufflée. Il lui en voulut presque d'être insouciante et heureuse alors qu'il se tracassait au point de ne pouvoir plus jouir comme autrefois d'une fête de village.

– Aux impôts, répondit-il en regardant d'un air sombre son vis-à-vis qui n'était autre que le sergent Corne, le commis des Aides que l'on avait mis tant de fois à la porte du château.

Elle protesta :

– Ce n'est pas bien de penser à cela alors que tout le monde s'amuse. Est-ce qu'ils y pensent, eux tous, nos paysans, et pourtant ce sont eux qui paient le plus lourdement. N'est-ce pas, monsieur Corne ? cria-t-elle gaiement à travers la table. N'est-ce pas qu'en un jour pareil personne ne doit plus penser aux impôts, même pas vous ?...

Cela fit rire bruyamment. On commençait à chanter et le père Saulier lança le refrain du Collecteur-picoreur que le sergent voulut bien écouter avec un sourire bonhomme. Mais ce serait vite le tour de refrains moins innocents auxquels toutes noces autorisent, et Armand de Sancé, de plus en plus inquiet des manières de sa fille qui buvait rasade sur rasade, décida de se retirer.

Il dit à Angélique de le suivre pour prendre congé et qu'ils allaient regagner tous deux le château. Raymond et les derniers enfants accompagnés de la nourrice étaient depuis longtemps rentrés. Seul le fils aîné Josselin s'attardait, un bras passé autour de la taille d'une des plus accortes filles du pays. Le baron se garda de le rappeler à l'ordre. Il était content de voir que le maigre et pâle collégien retrouvait dans les bras de dame Nature des couleurs et des idées plus saines. À son âge il y avait longtemps que lui-même avait déjà culbuté dans le foin une solide bergère du hameau voisin. Qui sait ? Peut-être cela le retiendrait-il au pays ? Persuadé qu'Angélique le suivait, le châtelain commença à distribuer des adieux à la ronde.

Mais sa fille avait d'autres projets. Depuis plusieurs heures, elle cherchait le moyen de pouvoir assister à la cérémonie du chaudaut lorsque le soleil se lèverait. Aussi, profitant d'une bousculade, se glissa-t-elle hors de la foule. Puis, prenant ses sabots à la main, elle se mit à courir vers l'extrémité du village dont toutes les habitations étaient désertées, même par les grand-mères. Elle avisa l'échelle d'une grange, y grimpa prestement, retrouva le foin doux et odorant.

Le vin et la fatigue de la danse la faisaient bâiller.

« Je vais dormir, pensa-t-elle. Quand je me réveillerai, ce sera l'heure et j'assisterai au chaudaut. »

Ses paupières se fermaient et elle tomba dans un profond sommeil.

*****

Elle s'éveilla avec une impression agréable de bien-être et de plaisir. L'ombre de la grange était toujours dense et chaude. C'était encore la nuit et l'on entendait au loin les cris des paysans en fête.

Angélique ne comprenait pas très bien ce qui lui arrivait. Son corps était envahi d'une grande douceur et elle avait envie de s'étirer et de gémir. Elle sentit tout à coup une main qui lentement passait sur sa poitrine, puis descendait le long de son corps, effleurait ses jambes. Un souffle court et chaud lui brûlait la joue. Les doigts tendus rencontrèrent une étoffe raide.

– C'est toi, Valentin ? chuchota-t-elle.

Il ne répondit pas, mais s'approcha encore.

Les fumées du vin et le délicat vertige de l'ombre embrumaient la pensée d'Angélique. Elle n'avait pas peur. Elle le reconnaissait, Valentin, à son souffle lourd, à son odeur, à ses mains même, souvent coupées par les roseaux et les herbes des marais et dont la rugosité sur sa peau la faisait frissonner.

– Tu ne crains plus d'abîmer ton bel habit ? murmura-t-elle avec une naïveté qui n'était pas exempte d'une inconsciente rouerie.

Il grogna et son front vint se blottir contre le cou gracile de la fillette.

– Tu sens bon, soupira-t-il, tu sens bon comme la fleur d'angélique. Il essaya de l'embrasser, mais elle n'aima pas sa bouche humide qui la cherchait et le repoussa. Il la saisit plus violemment, pesa sur elle. Cette brutalité soudaine en réveillant tout à fait Angélique lui rendit sa conscience. Elle se débattit, essaya de se redresser. Mais le garçon la ceinturait, haletant. Alors, furieuse, elle le frappa en plein visage de ses poings fermés, en criant :

– Laisse-moi, manant, laisse-moi !

Il la lâcha enfin et elle se laissa glisser de la meule de foin, puis descendit l'échelle de la grange. Elle était en colère et avait de la peine sans savoir pourquoi... Au-dehors des cris et des lumières emplissaient la nuit et se rapprochaient.

« La farandole ! »

Se tenant par la main les filles et les gars passèrent près d'elle ; Angélique fut entraînée dans le flot. La farandole enfilait les ruelles, sautait les barrières, dévalait les champs dans la demi-lueur du petit jour. Tous, ivres de vin et de cidre, trébuchaient sans cesse, et c'étaient des éboulements et des rires. On revint vers la place ; les tables et les bancs étaient renversés ; la farandole les franchit. Les torches s'éteignaient.

– Le chaudaut ! Le chaudaut ! réclamaient maintenant les voix. (On frappait à la porte du syndic qui était parti se coucher.)

– Réveille-toi, bourgeois ! Nous allons réconforter les mariés !...

Angélique, qui avait réussi, les bras rompus, à se dégager de la chaîne, vit venir alors un curieux cortège.

En tête marchaient deux personnages cocasses vêtus d'oripeaux et de grelots à la façon des anciens « fous » de roi. Puis, deux jeunes gens portant sur les épaules un bâton auquel était passée l'anse d'un énorme chaudron. Des compagnons les entouraient portant des pichets de vin et des verres. Tous les gens du village qui avaient encore le courage de se tenir debout, suivaient, et c'était déjà une troupe fort nombreuse.

On pénétra sans plus de manières dans la chaumière des jeunes mariés. Angélique les trouva gentils, couchés côte à côte dans leur grand lit. La jeune femme était toute rouge. Cependant ils burent sans rechigner le vin chaud mélangé d'épices qu'on leur servait. Mais un des assistants plus ivre que les autres voulut enlever le drap qui les recouvrait pudiquement. Le mari lui envoya un coup de poing. Une bagarre s'ensuivit au cours de laquelle on entendit les cris de la pauvre jeune femme cramponnée à ses couvertures. Bousculée par ces corps en fureur, suffoquée par ces odeurs paysannes de vin et de chairs mal lavées, Angélique faillit être jetée à terre et piétinée. Ce fut Nicolas qui la dégagea et l'aida à sortir.

– Ouf ! soupira-t-elle, lorsqu'elle fut enfin à l'air libre. Ça n'est pas drôle, votre histoire de chaudaut. Dis, Nicolas, pourquoi est-ce qu'on leur porte du vin chaud à boire aux mariés ?

– Dame ! faut bien les réconforter après leur nuit de noces.

– C'est si fatigant que ça ?

– À ce qu'on dit...

Il se mit à rire brusquement. Ses yeux étaient luisants, les boucles de ses cheveux noirs tombaient sur son front brun. Elle vit qu'il était aussi ivre que les autres. Soudain il lui tendit les bras et se rapprocha d'elle en titubant.

– Angélique, t'es mignonne, tu sais, quand tu parles comme ça... T'es si mignonne, Angélique.