– Et votre mariage avec le marquis du Plessis-Bellière ?
Angélique se redressa, elle aussi. Dans l'état émotionnel où il l'avait jetée, elle ressentait tous les chocs avec acuité. Elle était elle-même, à l'état pur, et peut-être s'en apercevait-il. C'était l'heure de la vérité. Elle lui en voulut de l'avoir traquée jusque-là.
« Non, se dit-elle à cet instant, je ne renierai pas celui-là. Ni lui ni le fils qu'il m'a donné. »
Elle regarda son mari avec défi.
– Je l'aimais.
Et puis, tout de suite, s'apercevant combien ce mot appliqué au sentiment que lui avait inspiré Philippe avait peu de commune mesure avec l'amour qu'elle vouait à son premier époux, elle expliqua avec fébrilité.
– Il était beau, j'avais rêvé de lui dans mon adolescence, et il m'est apparu dans cet océan de détresse, d'abandon. Mais ce n'est pas pour cela que je l'ai épousé. Je l'ai épousé de force, oui je l'ai contraint par un odieux chantage à ce mariage, mais j'étais capable de tout pour rendre à mes fils le rang qui leur était dû. Lui seul, le marquis du Plessis, grand maréchal et ami du Roi, pouvait m'introduire à Versailles et me faire obtenir pour eux des charges et des titres honorables... Maintenant, je sais, je m'aperçois que tout ce que j'ai fait, était dicté par la fièvre de les sauver, de les arracher au sort funeste qui pesait injustement sur eux. Je les ai vus à la Cour en pages, reçus par le Roi. Alors que m'importait de m'être attiré les coups et la haine de Philippe...
Une sorte d'ironie étonnée s'alluma dans les yeux noirs qui l'observaient.
– Le maréchal du Plessis aurait pu vous haïr ?
Elle le regarda comme si elle ne le voyait pas. Dans cette cabane perdue au fond des forêts américaines, elle évoquait intensément les personnages de sa vie passée et parmi eux le plus étonnant, le plus secret, le plus beau, le plus méchant, l'incomparable maréchal du Plessis, marchant sur ses talons rouges, parmi les seigneurs et les dames, cachant sous ses satins son cœur brutal et triste.
– Il m'a haïe jusqu'à l'amour... Pauvre Philippe !
Elle ne pouvait oublier qu'il avait couru vers la mort, sans une plainte, partagé entre son amour pour le Roi et pour elle, et ne pouvant choisir... et « il avait eu la tête emportée par un boulet... »
Non, elle ne le renierait pas. Tant pis si Joffrey ne pouvait comprendre. Elle baissait les paupières sur ses souvenirs, avec ce masque mi-douleur, mi-tendresse qu'il avait appris à lui connaître. Elle fut étonnée, à l'instant où elle attendait un nouvel et sarcastique interrogatoire, de sentir son bras entourer ses épaules. Elle l'avait défié et c'est alors qu'il la prenait dans ses bras, qu'il relevait son visage pour le contempler et que ses yeux s'humanisaient.
– Quelle femme êtes-vous donc ? Ambitieuse, guerrière, intraitable, et pourtant si douce, si faible...
– Vous qui devinez les pensées des autres, pourquoi doutez-vous ?
– Votre cœur m'est obscur... Peut-être parce qu'il a trop de pouvoir sur le mien. Angélique, mon âme, qu'est-ce qui nous sépare encore : l'orgueil, la jalousie, ou un trop grand excès d'amour, une trop grande exigence ?...
Il secoua la tête, comme pour se répondre à lui-même.
– Pourtant je ne renoncerai pas. Pour vous, j'ai toutes les exigences.
– Vous savez tout de moi.
– Pas encore.
– Vous savez mes faiblesses, mes regrets. Privée de votre flamme, j'ai cherché à me réchauffer à un peu de tendresse, d'amitié. Entre homme et femme, cela se baptise du nom d'amour. Plus souvent j'ai payé d'un abandon le droit de vivre. Est-ce cela que vous voulez savoir ?
– Non, autre chose encore. Bientôt je saurai... Quand la caravane de Boston arrivera.
Il la serra plus fort contre lui.
– ... C'est une chose tellement surprenante que de vous découvrir différente de ce que j'avais imaginé... O mon étrange femme, la plus belle, l'inoubliable, est-ce bien à moi que vous avez été remise, confiée en ce jour fleuri, dans la cathédrale de Toulouse...
Elle vit son visage penché se transformer et ses traits burinés, sa bouche sensuelle et dure s'émouvoir dans un sourire d'une tristesse infinie.
– J'ai été un bien mauvais gardien, mon pauvre trésor... mon précieux trésor, tant de fois perdu...
– Joffrey... murmura-t-elle.
Elle voulait lui dire quelque chose, lui crier que tout était effacé puisqu'ils s'étaient retrouvés, mais elle prit conscience des coups frappés à la porte et des appels d'un enfant éveillé. Joffrey de Peyrac jura entre les dents.
– Mordious, dit-il, le monde n'est pas encore assez désert pour que nous puissions y converser en paix...
Pourtant il prit le parti de rire et alla tirer la porte. La jeune Rebecca Manigault haletait sur le seuil d'un air effaré, comme si elle avait parcouru des lieux pour parvenir jusque-là.
– Dame Angélique, supplia-t-elle d'une voix hachée par l'émotion, venez... venez vite... Jenny... elle va avoir son enfant...
Chapitre 7
Le bébé de Jenny naquit à l'aube. C'était un garçon.
À tous ceux qui se trouvaient autour de la cabane où la jeune mère l'avait mis au monde, il semblait qu'aucun bébé de la terre ne pouvait être aussi extraordinaire et le fait qu'il fût un garçon apparaissait comme une sorte de miracle.
La veille au soir, Angélique avait conduit Jenny dans la maison de Crowley, et les enfants endormis avaient été transportés ailleurs. Mme Manigault, maîtresse femme dans ses salons de La Rochelle, perdait tout sang-froid devant un événement qu'elle ne pouvait imaginer qu'entouré du décorum d'usage.
– Pourquoi sommes-nous ici, gémissait-elle. Il n'y a ni bassinoire pour chauffer sa couche, ni matrone pour secourir ma pauvre enfant. Quand je pense aux beaux draps de dentelles de mon grand lit... Oh ! Seigneur.
– Les dragons du Roi dorment avec leurs bottes dans vos draps de dentelles, lui rappela rudement Angélique. Vous savez cela comme moi. Réjouissez-vous que cet enfant ne naisse pas au fond d'une prison dans un dénuement plus complet encore, mais en liberté et entouré des siens.
Jenny, tremblante, s'accrocha à elle. Angélique dut demeurer patiemment à son chevet et parvint à la rassurer. Vers le milieu de la nuit, un personnage étrange se présenta. C'était une vieille indienne apportant son expérience de matrone et, dans ses sachets, des plantes médicinales. M. de Peyrac l'avait envoyé quérir au village indien. L'enfant naquit sans heurts avec les premiers rayons du soleil levant. Son cri énergique parut saluer cette aurore miroitante de mille feux, qui tissait autour des maisons en ruine des voiles de brumes d'or somptueux.
Après ces heures d'angoisse, tous, hommes et femmes, qui se pressaient au-dehors dans l'attente d'un drame, explosèrent de joie et beaucoup pleurèrent. C'était donc aussi simple de vivre. Le nouveau-né qui, indifférent aux contingences terrestres, poussait avec vigueur son premier cri leur en donnait la leçon.
Angélique le tenait encore dans les bras, enveloppé de bandelettes à l'indienne par l'impassible matrone au teint de cuivre, lorsque le comte de Peyrac se fit annoncer pour présenter ses hommages à la jeune accouchée.
Il entra, précédé de deux serviteurs qui déposèrent sur le lit des cassettes, l'une contenant des perles, l'autre deux petits draps de toile d'or. Lui-même présenta un écrin où brillait étincelante une bague garnie d'un saphir.
– Vous avez fait à cette terre nouvelle le plus beau présent qu'elle puisse attendre, madame. Là où nous sommes, les objets que je vous apporte ont surtout valeur de symboles. Né dans le dénuement, votre fils le sera aussi sous le signe de la plus grande richesse. J'en accepte l'augure pour lui et pour ses parents.
– Monsieur, comment croire ?... balbutia le jeune père qui se tenait là, à bout d'émotion, cette pierre est splendide...
– Gardez-la en souvenir d'un jour solennel. Je suis certain que votre femme la portera avec plaisir, même si sa satisfaction ne peut encore s'accompagner de celle d'éblouir toute une ville, cela viendra... Comment se nomme ce bel enfant ?
Les parents, les grands-parents se regardèrent.
À La Rochelle la question aurait été depuis longtemps débattue, les prénoms arrêtés non sans discussions ferventes. On se tourna vers Manigault mais celui-ci était à bout. Il évoqua ses ancêtres dont les portraits garnissaient jadis les murs de sa demeure et ne put retrouver le nom d'un seul. Sa mémoire sombrait sous la plus incommensurable envie de dormir que peut éprouver un père qui a passé la nuit à attendre la mort de sa fille. Il avoua son impuissance, rendit les armes.
– Choisissez vous-mêmes, mes enfants. Aussi bien, là où nous sommes qu'importent les usages, auxquels nous attachions tant de prix. À votre tour, maintenant...
Jenny et son mari protestèrent. Eux non plus, n'y avaient pas songé, se reposant sur l'autorité paternelle. Leur responsabilité les écrasait. On ne pouvait choisir au hasard le nom d'un enfant aussi merveilleux.
– Dame Angélique, inspirez-nous, décida tout à coup Jenny... Oui... Je veux que ce soit vous qui le nommiez. Cela lui portera bonheur. C'est vous qui nous avez conduits jusqu'ici ; c'est vous qui nous avez guidés... Cette nuit, lorsque je vous ai fait appeler, je sentais que rien ne pouvait m'arriver de mal si vous étiez à mes côtés. Donnez-lui son nom, dame Angélique... Donnez-lui un nom qui vous soit cher... et que vous serez heureuse de voir porté par un petit garçon... plein de vie...
Elle s'interrompit et Angélique se demanda ce que savait Jenny pour la regarder ainsi avec des yeux pleins de larmes et de tendresse. C'était une jeune femme au cœur délicat. Le mariage et les épreuves avaient transformé son adolescence étourdie. Elle vouait à Angélique une affection sans bornes et une grande admiration.
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