– Oui, mon père !
Avec une docilité surprenante, elle se glissa sous la couverture, la main serrée tenant la bague et s'endormit presque aussitôt avec une expression de béatitude.
– Seigneur, dit Angélique éperdue, comment avez-vous deviné que l'enfant se cherchait un père ?
Les rêves des petits cœurs féminins m'ont toujours intéressé et, dans la mesure de mes pouvoirs, il me plaît de les satisfaire.
Angélique prit la lampe à huile dans un creuset de bois et l'écarta afin de laisser l'obscurité abriter le sommeil de Laurier et d'Honorine.
Dans la pièce voisine les deux femmes couchaient les autres enfants. Joffrey de Peyrac s'approcha de la cheminée.
Angélique le rejoignit et jeta une bûche dans le feu.
– Que vous êtes bon, dit-elle.
– Que vous êtes belle !
Elle lui adressa un sourire reconnaissant, mais se détourna avec un soupir.
– J'aimerais que vous me regardiez parfois comme vous regardez Abigaël. Avec amitié, confiance, sympathie. On dirait que vous craignez de moi je ne sais quelle traîtrise.
– Vous m'avez fait souffrir, madame.
Angélique ébaucha un geste de protestation.
– Êtes-vous capable de souffrir pour une femme ? fit-elle sceptique.
Elle s'assit au bord de l'âtre. Il attira un escabeau et s'assit également, près d'elle, regardant la flamme. Elle avait envie de lui ôter ses bottes, de lui demander s'il avait faim ou soif, de le servir. Elle n'osait pas. Elle ne savait plus ce qui pouvait plaire à cet époux étranger qu'elle sentait parfois proche, parfois éloigné, dressé contre elle.
– Vous étiez fait pour vivre seul et libre, dit-elle douloureusement. Un jour, je le sais maintenant, vous m'auriez quittée, vous auriez quitté Toulouse pour courir une autre aventure. Votre curiosité du monde était inlassable.
– Vous m'auriez quitté la première, ma chérie. Le monde pervers qui nous entourait n'aurait pas admis votre fidélité, à vous, l'une des plus belles femmes du royaume. On vous aurait encouragée de mille façons à essayer sur d'autres votre pouvoir, votre séduction.
– Notre amour n'était-il pas assez fort pour triompher ?
– On ne lui aurait pas laissé le temps de s'édifier.
– C'est vrai, murmura-t-elle. Être époux, c'est une longue tâche.
Les mains jointes sur ses genoux, elle perdait son regard dans le jeu des flammes, mais elle était consciente jusqu'au bout des ongles, de sa présence, du miracle de cette présence qui lui faisait revivre des lointaines veillées du Languedoc où ils devisaient, proches l'un de l'autre. Elle posait sa tête sur ses genoux, charmée de ses paroles qui lui ouvraient toujours des horizons inconnus, levant sur lui des yeux sages et passionnés, jusqu'à l'heure où il glissait insensiblement des paroles sérieuses au badinage et du badinage à l'amour. Combien rares étaient ces heures exquises...
Elle avait rêvé tant de fois de son impossible retour !... Même au temps où elle le croyait mort, quand elle était trop triste, elle se composait de merveilleuses retrouvailles. Le roi Louis pardonnant, Joffrey de Peyrac retrouvant son rang, ses terres, sa richesse, elle-même vivant à ses côtés, comblée, amoureuse. Très vite la réalité dissipait les fantasmagories. Pouvait-on imaginer l'indépendant comte de Peyrac, réclamant son pardon pour la seule faute d'avoir attiré la jalousie de son souverain ? Joffrey de Peyrac asservi, faisant sa cour à Versailles ? Non, impensable, jamais le Roi ne l'aurait laissé retrouver sa puissance, jamais Joffrey de Peyrac ne se serait incliné. Son goût de créer, d'agir, était trop vif. Il n'aurait cessé d'attirer d'autres animosités et d'autres soupçons. Elle eut un petit sourire las.
– Devons-nous alors nous réjouir d'une cruelle séparation qui au moins nous a évité de pousser notre amour jusqu'à la haine, comme tant d'autres ?
Il avança la main et la glissa doucement sur sa nuque.
– Vous êtes triste ce soir. Vous n'en pouvez plus de fatigue, indomptable !
Sa caresse et sa voix la ressuscitèrent.
– Non, je me sens prête à bâtir encore quelques cabanes, à remonter en selle, s'il le faut, pour vous suivre. Mais une crainte me hante. Vous voulez partir et ne pas m'emmener.
– Entendons-nous bien, dame chérie. Je crains que vous ne vous fassiez illusion. Je suis riche mais mon royaume est vierge. Mes palais ne sont que des forts de rondins. Je ne peux vous offrir ni robes somptueuses ni bijoux, combien seraient-ils inutiles dans ce désert ! Ni sécurité, ni confort, ni gloire, rien de ce qui plaît aux femmes.
– Il n'y a que l'amour qui leur plaît.
– On dit cela.
– Ne vous ai-je pas prouvé que je ne craignais pas la vie rude et les dangers ?... Des parures, des bijoux, la gloire... J'ai eu tout cela à satiété. J'en ai goûté l'ivresse comme l'amertume. Dans la solitude du cœur, tout a un goût de cendre. Il m'importe seulement que vous m'aimiez – vous – que vous ne me repoussiez plus.
– Je commence à vous croire.
Il prit sa main, la considéra.
Dans la sienne longue et dure, cette main fragile frémissait, prisonnière. Il pensa qu'elle avait été parée de bijoux, baisée par un roi, qu'elle avait serré des armes avec une froide résolution, qu'elle avait frappé, tué. Elle reposait comme un oiseau las au creux de sa paume. À son doigt, il avait jadis, glissé un anneau d'or. Cette réminiscence le fit tressaillir, mais Angélique ne pouvait suivre sa pensée.
Elle sursauta quand elle l'entendit demander à brûle-pourpoint.
– Pourquoi vous êtes-vous révoltée contre le roi de France ?
Il sentit aussitôt la main de sa femme se retirer.
Aborder le passé, sa vie personnelle lui était sensible comme d'effleurer une blessure. Pourtant il voulait savoir.
Il la torturerait, mais il la contraindrait à lui répondre. Il y avait des points obscurs qu'il lui fallait éclaircir à tout prix, quitte à souffrir encore.
Il vit danser une petite lueur d'effroi dans les yeux d'Angélique. Sa résolution d'exiger toute la vérité devait se lire sur son visage.
– Pourquoi ? répéta-t-il presque durement.
– Comment savez-vous cela ?
Il eut un geste qui balayait des explications oiseuses.
– Je sais. Parlez !
Elle dut faire un grand effort.
– Le Roi voulait que je devienne sa maîtresse. Il n'a pas accepté mes refus. Pour parvenir à ses fins, il n'a reculé devant rien, me faisant garder par des soudards dans mon propre château, menaçant de me faire arrêter et enfermer dans un couvent si au bout d'un certain temps de réflexion je ne me rendais pas à sa passion.
– Et vous n'avez jamais consenti ?...
– Jamais.
– Pourquoi ?
Les yeux d'Angélique se foncèrent et prirent la couleur de l'océan.
– Le demandez-vous ? Quand donc admettrez-vous que je vous aimais et que votre perte m'avait réduite au désespoir ? Me donner au Roi ! Pouvais-je vous trahir, vous qu'il avait condamné injustement ? En vous prenant à moi, il m'avait tout pris. Tous les plaisirs, tous les honneurs de la cour ne pouvaient combler votre absence. Ah ! comme je vous ai appelé, mon cher amour.
Elle revivait ce vide cruel, cette détresse d'un amour perdu qui parfois dormait au fond de son cœur, mais qu'un rien éveillait jusqu'à la douleur. Alors, avec passion, elle jeta ses bras autour de lui, appuya son front contre ses genoux. Ses doutes et les questions de son mari lui faisaient mal, mais il était là. Cela seul comptait.
Au bout d'un instant, il la força à relever la tête.
– Cependant, vous avez été bien près de consentir ?
– Oui, dit-elle, j'étais femme, faible devant un roi tout-puissant... J'étais sans défense. Il pouvait ruiner ma vie une seconde fois. Il l'a fait... C'est en vain que je me suis alliée à de grands seigneurs poitevins qui pour d'autres causes se dressaient contre lui. Le temps n'est plus à la force des provinces. Il nous a brisés, vaincus... Les soudards ont ravagé mes terres, brûlé mon château... Une nuit ils ont égorgé mes serviteurs, mon fils dernier-né... Ils m'ont...
Elle se tut. Elle hésitait. Elle aurait voulu se taire, laisser ignorer sa honte. Mais à cause d'Honorine, l'enfant bâtarde dont la présence ne pouvait qu'éveiller l'amertume d'un époux trahi, il lui fallait parler.
– Honorine est née de cette nuit-là, dit-elle d'une voix blanche. Je veux que vous le sachiez à cause de ce geste que vous avez eu tout à l'heure envers elle. Comprenez-vous, Joffrey ?... Quand je la regarde il n'y a pas pour moi, ainsi que vous l'imaginez, le souvenir d'un homme que j'aurais aimé, mais seulement l'horreur d'une nuit de crimes et de violences qui m'a hantée des années, et que je voudrais oublier à jamais. Je ne cherche pas à éveiller votre pitié. Ce serait de votre part un sentiment qui me blesserait. Mais je veux écarter les ombres qui planent sur notre amour, me justifier de cette pauvre petite présence qui s'est dressée entre nous et vous rassurer sur la tendresse que je lui porte. Comment pourrais-je ne pas l'aimer ?
« Mes plus grands crimes je les ai commis envers cette enfant. J'ai voulu la tuer dans mon sein. À peine née, je l'ai abandonnée, sans un regard... Le destin me l'a rendue. J'ai mis des années à l'aimer, à lui sourire. La haine de sa mère a présidé à sa venue au monde. C'est cela mon remords. On ne doit pas haïr l'innocence. Vous l'avez compris puisque vous l'avez recueillie, l'enfant sans père. Vous avez compris qu'elle n'entachait pas la valeur du sentiment qui me liait à vous et que rien, non rien, je le jure, n'a jamais pu remplacer, égaler la passion, la ferveur amoureuse que vous m'aviez inspirées.
Joffrey de Peyrac se leva brusquement. Elle le sentit s'éloigner, se détacher d'elle. Elle avait parlé avec fougue, sans chercher ses mots, sans réfléchir à ce qu'elle disait, tant ce plaidoyer était sincère, le cri de son cœur. Et voici qu'il la regardait, froid, debout devant elle, lui qui tout à l'heure lui murmurait « Dame chérie ». Elle eut peur. L'avait-il entraînée à prononcer des paroles dangereuses qu'il ne lui pardonnerait pas ? Près de lui elle perdait son sang-froid, sa prudence. Cet homme lui serait toujours mystérieux. Tellement plus fort qu'elle !... Avec lui, il était impossible de ruser, de mentir. Bretteur inattaquable dans la vie, il ne se laissait pas atteindre dans le domaine du cœur, sa parade était aussi prompte.
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