Il l'avait retrouvé, avec la même surprise et le même ravissement, quinze années plus tard, au cours d'une nuit si différente, alors qu'ils n'étaient plus, elle et lui, que des exilés, presque étrangers l'un à l'autre sur la mer déchaînée.

Saisi par l'enchantement, il pouvait murmurer « Toi seule ! »...

La vie se présentait éblouissante. Le Maine était un pays splendide et plein de promesses. Angélique, la plus passionnante des femmes. Il n'aurait pas assez de ses jours et de ses nuits pour l'aimer, l'apprivoiser, la ramener à lui et reformer avec elle la trilogie éternelle : un homme, une femme, l'amour.

Plein de fougue il marchait à grands pas, son manteau gonflé par le vent, regardant autour de lui avec admiration.

Ce rivage aux plages couleur d'aurore, il lui trouvait une délirante beauté. Sa contemplation s'accordait en lui avec la découverte d'une passion telle qu'il n'en avait jamais connu. La flamme crépitante de l'amour embrasait son cœur.

Ce que la vie lui avait volé, jadis, lui était rendu au centuple. Fortune, châteaux, titres ? Qu'était-ce en regard de la richesse d'être un homme, dans sa force, sur un rivage neuf, avec au cœur un grand amour...

*****

De retour au fort, il fit seller un cheval.

Angélique, naturellement, devait être au camp Champlain. Elle n'en faisait qu'à sa tête. Des années d'indépendance l'avaient habituée à régler elle-même son destin. Ce ne serait pas si facile de la ramener sous la férule conjugale. Le vieux Massawa avait beau affirmer : « Tu es son maître », avec une confiance péremptoire, quand on avait affaire à Angélique, il convenait d'y apporter une infinie prudence.

Il souriait en suivant la sente piétinée où les arbres immenses et la tombée de la nuit répandaient une ombre grandiose.

« Une conquête difficile rend l'amour précieux... » enseignait Le Chapelain, le vieux maître de l'Art d'Aimer. Lointaine était la cour heureuse où il s'était plu à ressusciter les traditionnelles joutes amoureuses de son pays. Il ne parvenait pas à en avoir du regret. Les plaisirs goûtés, épuisés, il avait toujours su les oublier rapidement pour porter son attention à d'autres.

« Amour ancien chasse l'autre. »

Il n'y avait qu'Angélique qui avait fait mentir la philosophie du proverbe. Tour à tour source de félicité ou de douleur, elle était demeurée en lui.

Aux environs du camp Champlain, il rencontra un cortège éclairé par des torches. C'était Crowley qui déménageait avec sa femme, ses enfants et ses serviteurs pour aller dormir au village indien.

– J'ai laissé ma cabane à cette admirable lady qui manie si bien le pistolet et que les Indiens ont surnommée « Lumière d'été ». Monsieur de Peyrac, excusez moi. Je vous félicite. On dit que c'est votre maîtresse.

– Non, ce n'est pas ma maîtresse mais ma femme.

– Vous, marié ? s'exclama l'autre... Impossible, elle ? Votre femme ? Depuis quand ?

– Depuis quinze ans, répondit le comte en reprenant le galop.

Chapitre 6

Arrivé au camp Champlain, il descendit de cheval, le laissa à l'homme qui l'avait escorté, et se glissa invisible jusqu'à la maison de Crowley. Des lumières dansantes éclairaient les petites fenêtres aux vitres précieuses. Il se pencha pour regarder à l'intérieur. Sensible à la beauté et à la féminité il demeura frappé par le spectacle qu'il découvrait. C'était très simple mais très harmonieux.

Agenouillée devant l'âtre, Angélique lavait Honorine debout dans un baquet. L'enfant nue, rosie par la lueur des flammes, remuant sur ses épaules sa longue chevelure étincelante, avait la grâce inquiétante et candide de ces petits êtres malins que des légendes se plaisent à évoquer. Esprits des grèves ou des bois, parés de coquillages ou de feuilles ils accompagnent, dit-on, les humains égarés, leur font mille niches puis disparaissent et l'on demeure triste comme d'avoir perdu son enfance.

Angélique près d'elle semblait désarmée. Sa beauté cessait d'être dangereuse pour n'être que charmante et il comprit que c'était Honorine qui avait fait d'elle cette autre femme qu'il avait eu tant de peine à reconnaître.

Adorable femme en vérité. Pour la première fois il trouvait aux gestes simples qu'elle accomplissait une sorte de vocation naturelle. Il se souvenait qu'elle avait été élevée dans la pauvreté quasi paysanne des nobles de province. « Sauvageonne », murmurait-on à Toulouse, au temps où elle venait de lui être amenée et qu'il la présentait pour sa femme. Elle en avait gardé ce don, d'être proche des choses et de se suffire de peu. Faire ruisseler l'eau de la source sur le petit corps de sa fille la rendait heureuse. L'aurait-il voulue méchante, en effet, aigrie par le fiasco d'une existence qui après en avoir fait la reine de Versailles l'amenait dépourvue de tout sur les rives d'un pays encore à demi sauvage ? Sa beauté se serait-elle accommodée d'être marquée par la rancœur, la désillusion ? La haine ne sied bien qu'à l'adolescence. Elle aurait pu se plaindre. Mais la vie avait gardé pour elle sa saveur. Le lien qui unissait la mère et l'enfant était admirable. Ni lui ni personne ne pourraient le rompre. Il y a des peuples d'Orient qui croient à la réincarnation des êtres. Damoiselle Honorine, qui êtes-vous ? D'où venez-vous ? Où allez-vous ? L'enfant tourna son visage vers la fenêtre et il crut qu'elle souriait. Joffrey de Peyrac contourna la maison de bois et vint frapper à la porte. Angélique s'était lavé les cheveux. Elle avait lavé ceux d'Honorine et de tous les enfants qui lui étaient tombés sous la main. Elle aurait fait vingt fois le trajet de la source à la cabane sans se plaindre de la fatigue tant la saveur et l'abondance de cette eau douce lui procuraient une joie inépuisable.

Le corps d'Honorine était écorché par le sel de la mer. Sa peau était d'une pâleur anormale, elle, si rondelette, montrait les os.

– Seigneur, disait Mme Carrère. Encore quelque temps et ils nous mouraient tous entre nos bras.

Mais tous étaient parvenus sains et saufs à la Terre Promise. Dans la maison de Crowley, plus confortable, s'étaient installés également la femme de l'avocat et ses plus jeunes enfants, la femme du boulanger et ses deux garçons, les trois enfants Berne.

– Voici l'Homme Noir, dit Honorine.

Elle ajouta avec un sourire épanoui.

– Je l'aime bien, l'Homme Noir.

Cette déclaration fit qu'Angélique mit un certain temps à identifier de quel homme noir il s'agissait.

La vue de son mari la remplit de confusion, surtout lorsque, après avoir salué la compagnie, il s'approcha d'elle pour lui déclarer entre haut et bas.

– Je vous cherchais, madame...

– Moi ?

– Oui, vous, si étrange que cela paraisse. Quand vous étiez à mon bord, je savais au moins où vous trouver mais maintenant que vous avez un continent à votre disposition la tâche va devenir moins aisée.

Elle rit mais son regard vers lui était mélancolique.

– Dois-je comprendre que vous souhaiteriez m'avoir à vos côtés ?

– En doutez-vous ? Ne vous l'ai-je pas déjà affirmé ?

Angélique détourna la tête. Elle sortit Honorine du baquet et l'enveloppa dans une couverture.

– Je tiens si peu de place dans votre vie, fit-elle à mi-voix. Je compte si peu, j'ai toujours compté si peu. Je ne sais rien de vous, de votre vie passée, de votre vie présente. Vous me cachez tant de choses. Le nierez-vous ?

– Non. J'ai toujours été un peu mystificateur. Vous me le rendez bien. Heureusement que le grand Sachem m'a affirmé que vous étiez la plus limpide des créatures. Je me demande si sa clairvoyance ne s'est pas laissé surprendre par ce pouvoir auquel tant d'autres ont succombé... Que pensez-vous de lui ?

Angélique porta Honorine jusqu'au lit qu'elle partageait avec Laurier. Elle la borda et lui donna sa boîte de jouets. Il y a des gestes éternels.

– Le grand Sachem ?... Il me paraît impressionnant, inquiétant. Pourtant je ne sais pourquoi, il m'a fait peine.

– Vous êtes clairvoyante.

– Monseigneur, demanda Martial, est-ce que ces forêts qui nous entourent vous appartiennent ?

– Par alliance avec Massawa, j'ai droit de disposer de ce qui n'appartient pas aux Indiens établis. Or, à part l'emplacement restreint de leurs villages et les cultures qui les environnent, le reste du pays est absolument vierge. Le sous-sol n'a jamais été sondé. Il contient peut-être de l'or, de l'argent, du cuivre.

– Vous êtes donc plus riche qu'un roi ?

– Qu'est-ce que la richesse, enfants ? Si elle consiste en la possession d'un territoire aussi vaste qu'un royaume, alors oui je suis riche. Mais je n'ai plus ni château de marbre ni vaisselle d'or. Je ne possède que quelques chevaux. Et lorsque je partirai vers l'intérieur, je n'aurai pour demeure que le ciel étoilé et les ramures de grandes forêts.

– Car vous allez partir, l'interrompit Angélique. Où ? Pourquoi ? Cela ne me concerne pas, sans doute ?... Je n'ai pas le droit de le savoir, ni même d'apprendre si vous comptez m'emmener avec vous.

– Taisez-vous, dit Joffrey de Peyrac enchanté de sa violence, vous allez scandaliser ces dames.

– Cela m'est bien égal. Il n'y a rien de scandaleux à ce qu'une femme veuille suivre son époux. Car je suis votre femme et je vais le crier partout désormais. J'en ai assez de cette comédie. Et si vous me laissez derrière vous, je rassemblerai mes propres troupes. Et je vous suivrai. J'ai l'habitude de vivre en forêt à la belle étoile. Regardez mes mains. Il y a longtemps qu'elles n'ont pas porté de bijoux. Mais par contre elles savent fabriquer le pain sous la cendre et manier le mousquet.

– C'est ce qu'on ma dit. Il paraît que vous avez fait un magnifique tableau de chasse ce ma tin avec les Cayugas. Montrez-moi vos talents, fit-il en tirant de son étui un de ses lourds pistolets à crosse d'argent et avec une expression sceptique qui fit flamber Angélique d'un seul coup.