Ce fut le signal d'une autre cérémonie. Tout le monde se leva et se porta jusqu'au bord de la mer. Massawa se versa plusieurs fois l'eau glacée sur la tête, puis se servant d'un faisceau de paille de maïs comme d'un goupillon trempé dans une calebasse remplie d'eau de mer, aspergea largement autour de lui, ses administrés aussi bien que ses anciens et nouveaux amis en répétant le salut indien :

– « Na pou tou daman asurtati... » Ensuite tous s'assirent au bord de la plage pour partager le festin.

Chapitre 5

Joffrey de Peyrac pensait au vieux sachem Massawa. La journée qui s'achevait lui avait apporté, à côté de grandes satisfactions, des inquiétudes sérieuses. Le lien qui retenait encore Massawa sur le chemin de la révolte contre les Européens, lui avait paru ce jour-là particulièrement fragile, et il en était d'autant plus anxieux qu'il comprenait les mille raisons qu'avait le grand chef de se livrer à une guerre acharnée qui ne serait autre que la solution du désespoir. Massawa ne pourrait jamais comprendre que les Blancs avec lesquels il faisait alliance n'étaient pas libres et que, désavoués par des gouvernements lointains, ils se trouvaient acculés à des actes de traîtrise envers lui.

Ici, heureusement, dans le Dawn East, à l'écart, presque ignoré, le gentilhomme français pouvait encore agir à sa guise. Massawa connaissait la valeur de sa parole. Ce n'était pas sans intention qu'il avait remis la hache de guerre à son petit adopté espagnol, un enfant dont les parents avaient été massacrés par l'une de ses tribus, et qu'il avait recueilli et élevé pour lui enseigner « la vie heureuse ». En le chargeant d'enterrer la hache symbolique dans le sable, il réaffirmait sa volonté d'espérer.

Il venait de s'éloigner, comblé de cadeaux. Au brouhaha de la journée succédait un calme pesant. Les humains disparus, l'alentour retrouvait la solennité des paysages vierges. Le comte de Peyrac marchait seul sur la grève. D'un pas prompt, il escaladait les roches rouges que le soir violaçait et s'arrêtait parfois, laissant son regard errer sur la baie et ses promontoires.

Les îles s'endormaient dans les brumes ressemblant à de multiples nuages sur un firmament de couleur lilas. Sur la hauteur, le fort de rondins se confondait avec la forêt. Dans la baie, le navire à l'ancre s'effaçait. Le bruit du ressac paraissait s'amplifier en harmonies sonores. La mer, maîtresse impérieuse d'une côte qu'elle modelait chaque saison à l'image de ses caprices, réaffirmait ses droits. Bientôt, ce serait l'hiver, le spectacle des tempêtes lyriques et démentielles de là terre américaine : ouragan, froid noir, bandes de loups affamés. Joffrey de Peyrac serait loin, affrontant le même hiver parmi les forêts et les lacs de l'arrière-pays. Le Gouldsboro serait loin. Il en donnerait le commandement à Erikson et, dès les derniers jours de l'automne, le navire ferait voile vers l'Europe emportant des fourrures, seule marchandise négociable à exporter encore de la contrée inexploitée. Le comte s'interrogeait. Et le trésor des Incas, récupéré par ses plongeurs sur les galions espagnols dans les mers des Caraïbes ? Erikson serait-il capable de le négocier ? Ou bien fallait-il l'enterrer dans les sables, à la lisière de la forêt, en vue d'un autre voyage ? Ou bien en remettre la libre disposition aux Protestants qui en tireraient profit, pièce à pièce, contre l'échange de marchandises apportées par d'éventuels navires venant mouiller dans la baie. Mais là se présentait le danger des indésirables. De préférence à l'or, vaudrait-il mieux les accueillir avec du plomb ? Il n'y avait guère que des pirates sans aveu pour venir jeter l'ancre dans les parages. On distribuerait des mousquets à tous les Rochelais et d'Urville, dans son fort, entre deux coups de bière d'érable ou de maïs, assurerait la défense des colons avec ses canons. Quelques hommes d'équipage resteraient aux ordres du gentilhomme normand, tandis que le Gouldsboro ramènerait vers le Vieux Monde les Méditerranéens, les Maures, et tâcherait d'y recruter des nordiques de préférence, et d'autres colons. Il conseillerait à Erikson d'aller dans son pays d'origine – on n'avait jamais très bien su lequel – mais certainement nordique et de choisir de préférence des Réformés afin que ceux-ci puissent s'intégrer plus facilement dans la nouvelle communauté.

Et les Espagnols de Juan Fernandez ? S'ils persistaient à ne pas vouloir retrouver leurs plateaux brûlés de Castille, ne pouvant vivre qu'à l'ombrage cruel des forêts du Nouveau Monde, que fallait-il en faire ? Les laisser à d'Urville ? Ils ne seraient pas de trop, dès qu'il s'agirait de porter la mèche au canon et, plus encore, si le ferment des révoltes indiennes se propageait parmi les Abénakis et les Mohicans. Mais la cohabitation pacifique avec Don Juan Fernandez, ce malade, et ses hommes, susceptibles comme des Arabes, sombres comme des juges de l'Inquisition, se révélait pleine d'embûches. D'Urville et le chef Kakou lui avaient déjà présenté leurs doléances à ce sujet. Que serait-ce si Don Juan se mêlait d'aller affronter le pasteur Beaucaire, un hérétique !...

Il décida de les emmener avec lui. Des militaires aguerris, rompus aux aléas et au danger des expéditions, parlant plusieurs dialectes indiens, semblaient désignés pour assumer la protection de la caravane. Mais les Espagnols étaient tellement haïs que leur présence pourrait inspirer la méfiance et nuire aux projets du comte. Cependant, là où il se rendait, on le connaissait déjà et on savait de quelle protection il jouissait auprès du Grand Massawa. Alors on accepterait les Espagnols. Ils seraient les premiers à mourir, sans doute. Une petite flèche soufflée par une sarbacane, d'entre les arbres...

Pourquoi ne voulaient-ils pas retourner en Europe ? En ces épaves qui étaient venues se mettre sous sa protection, Joffrey de Peyrac avait l'image d'une décadence qui allait atteindre la plus grande nation du monde civilisé. L'Espagne, dont il se sentait proche par ses origines languedociennes et des goûts de même race : la mine, les métaux nobles, l'aventure de la mer, la conquête, glissait dans un gouffre où son hégémonie allait s'effondrer. Responsable du massacre de trente millions d'Indiens des deux Amériques, comment résister au déséquilibre provoqué par le crime massif ? L'Espagne allait disparaître avec les races sacrifiées. Le vieux Massawa serait bien vengé !

Qui la remplacerait au Nouveau Monde ? Quel serait le peuple désigné pour rassembler les forces dispersées, remettre de l'ordre dans ces richesses gaspillées par des pillards avides et recueillir la lourde succession des massacres ? L'avenir se précisait déjà. La chance semblait offerte non pas aux fils d'une seule nation conquérante, mais au contraire aux représentants de divers pays qu'unissait le même but : faire prospérer la terre nouvelle et prospérer avec elle. L'État de Massawa était déjà le plus peuplé de Blancs d'Amérique, mais les Espagnols n'y étaient pas représentés. Il y avait surtout des Anglais, et des Hollandais qui venaient de perdre New Amsterdam mais s'accommodaient de sa nouvelle dénomination : New York. Il y avait aussi des Suédois, des Allemands, des Norvégiens et de nombreux et actifs Finlandais, partis sans crainte des confins de l'Europe pour un pays qui leur rendait des conditions de climat analogues à celles de leur pays d'origine. Peyrac était l'un des rares Français à avoir songé à s'installer dans ce no man's land, au nord de l'État. L'influence anglaise, et même de Boston, s'y manifestait peu.

Considéré d'abord avec suspicion, il avait acquis la confiance des colonies anglaises par sa parfaite honnêteté commerciale, inattendue de la part d'un homme dont la prestance et l'esprit le faisaient cataloguer aussitôt, parmi ces Nordiques adeptes de la Réforme, comme un dangereux aventurier.

Il s'était fait néanmoins des amis solides. Et, durant les années où il s'occupait de plongées dans la mer des Caraïbes, il venait fréquemment relâcher à Boston où régnait pourtant un tout autre climat, aussi bien physique que moral. Ce contraste l'attirait. Aucune œuvre durable, estimait-il, ne pouvait s'édifier d'ici longtemps aux Caraïbes. Les fortunes y naissaient sur un coup de dés, sur des spéculations et risquaient chaque jour de s'effondrer, minées par les coups de main des flibustiers ou des pirates, les uns se confondant souvent avec les autres. Payer tribut à chacun coûtait fort cher. La fièvre de l'or espagnol entretenait les guerres. À côté du charme de l'aventure dans le décor merveilleux des îles, le jeu lassait vite par sa stérilité.

Un conflit avec les autorités espagnoles le fit renoncer au projet de confier son fils aux Jésuites de Caracas.

Harvard, dans le Nord, créé par les puritains, quelque trente années auparavant, avait la réputation d'avoir des professeurs les plus qualifiés. À son grand étonnement, Peyrac y découvrit un désir profond de tolérance « sans distinction de races, ni de religions », disaient les statuts de la charte que les colonies d'Angleterre essayaient de se donner. Ce fut un quaker aux cheveux blancs, professeur d'arithmétique à ladite université. Edmund Andros, qui lui conseilla le premier de se rendre dans le Maine.

– C'est un pays qui vous ressemble. Invincible, excentrique, trop doué pour ne pas être méconnu. Vous en ferez votre pays d'élection, j'en suis certain. Ses richesses sont immenses mais se cachent sous une apparence déconcertante. C'est le seul endroit à mon sens où les lois habituelles de l'univers ne semblent pouvoir s'appliquer exactement et où on ne se sent pas lié par une foule de petites règles mesquines et obligatoires. Et, pourtant, vous vous apercevrez vite que cette bizarrerie appartient à un ordre supérieur des choses et non à un défi anarchique. Vous y serez royalement seul et libre longtemps. Car peu de gouvernements sont tentés de s'y installer. Le pays fait peur. Sa réputation est désastreuse. Des gens dociles et mous, les timides, les délicats, les êtres artificieux ou égoïstes, les esprits trop simples ou trop entiers, y sont brisés sans recours. Ce pays exige de vrais hommes avec une pointe d'originalité. C'est forcé : le pays est lui-même original, ne serait-ce que par ses brouillards aux mille couleurs.