Les mets qu'on n'avait cessé de cuire ou d'apporter répandaient des odeurs mêlées, nouvelles et appétissantes. Les Protestants furent tout à coup fort entourés et priés de manger. Les Indiennes aussi hardies et rieuses que leurs époux se montraient distants et impénétrables, touchaient les vêtements des femmes, bavardaient, s'exclamaient. À chacune, elles posaient la main sur le ventre puis, sautant de côté, élevaient cette main, par gradins successifs, marquant un temps d'arrêt d'un air interrogateur.

– Elles demandent combien vous avez d'enfants et de quel âge, expliqua Nicolas Perrot.

Les graduations successives de la famille Carrère commencées à la taille de Raphaël, obtinrent un succès inouï. Mme Carrère fut entourée d'une véritable danse avec claquements de mains et hululements enthousiastes.

Mais le propos les avait ramenées à leur souci habituel :

– Où sont les enfants ?

Cette fois, ils avaient bel et bien disparu. On n'en retrouva que quelques-uns. Nicolas Perrot alla aux nouvelles.

– C'est Crowley qui les a tous emmenés au camp de Champlain.

– Qui est Crowley ? Où est ce camp de Champlain ?...

*****

Il se passait tant de choses au cours de cette journée qui devait demeurer historique dans les annales de l'histoire du Maine, qu'on n'avait pas le temps de les voir arriver. Angélique se. retrouva sur un cheval galopant par un sentier étroit tapissé de mousse sèche, sous des ombrages dignes de Versailles et longeant une côte hérissée de rochers où la mer se précipitait avec des fureurs de bête hurlante. Ce fracas de la mer et du vent, cette lumière des feuillages, cette impression tour à tour de contrée peuplée ou déserte faisaient le charme de l'endroit.

Les coureurs de bois s'étaient chargés d'escorter les mères inquiètes. Pour celles qui ne savaient pas monter à cheval, on trouva des chariots et des litières. Au dernier moment, une partie des hommes les rejoignirent.

– Croyez-vous que je vais vous laisser partir avec ces barbus paillards, cria l'avocat Carrère à sa femme, ce n'est pas une raison parce que ces moricaudes vous ont portée en triomphe, à cause de vos onze enfants qui sont aussi un peu les miens, pour n'en faire désormais qu'à votre tête. Je vous accompagne.

Le voyage, retardé par la traversée d'une rivière et l'étroitesse du sentier, dura cependant moins d'une heure. Ce n'était qu'une promenade et que les enfants avaient entreprise d'enthousiasme pour se dégourdir les jambes. Des cabanes en ruine apparurent. Elles avaient été édifiées quelque cinquante années plus tôt par les colons malheureux de Champlain. Abandonnées, elles subsistaient encore en partie à l'orée des arbres, occupant une vaste clairière qui descendait en pente douce vers la grève d'un rouge corail. Mais, loin d'offrir un abri comme à quelques miles de là, cette plage semblait comblée par un amoncellement de rochers sur lesquels des lames furieuses ne cessaient de déferler. Les enfants apparurent courant et se pourchassant entre les huttes.

– Maman, cria Honorine en se précipitant comme une boule, j'ai trouvé notre maison. Viens voir, c'est la plus belle. Il y a des roses partout. Et M. Cro nous la donne, pour toi et pour moi, toutes seules.

– Pour nous aussi, cria Laurier en colère.

– Paix, paix, petits coyotes hurleurs, intervint un curieux personnage qui se tenait à l'entrée du sentier comme un hôte accueillant d'honorables visiteuses.

Sa grosse toque de fourrure qu'il tenait à la main révélait une chevelure du plus beau roux. Mais il était rasé de près à part deux favoris qui lui garnissaient non les tempes mais les pommettes, formant une sorte de masque hérissé, couleur de feu, assez impressionnant pour des gens non avertis de cette particularité de la race écossaise. Il s'exprimait moitié en français, moitié en anglais, avec beaucoup de mimiques à l'indienne et on le comprenait mal.

– L'enfant a raison, mylady. My inn is for you. Mon nom est Crowley, George Crowley et, dans my store, vous trouverez every furniture for household... Voyez mes roses sauvages.

Mais on ne voyait plus rien du tout car un brouillard épais venait de se lever et ruisselait en myriades de gouttelettes scintillantes autour d'eux.

– Oh ! ce brouillard, gémit Mme Carrère, jamais je ne m'habituerai. Enfants, où êtes-vous ?

– Nous sommes là ! crièrent les enfants invisibles.

– Dans un pays pareil ils vont me jouer des tours pendables.

– Come in !... Come in !... répétait l'Écossais.

On dut le suivre de confiance.

– No brouillard, disait-il avec indulgence. Pas de brouillard to day. Il va, il part. L'hiver, yes, c'est le plus fort brouillard du monde.

Comme il l'avait annoncé, le brouillard s'en alla, porté par les ailes du vent. Angélique se retrouva devant une maison de bois couverte de chaume et garnie de roses épanouies, aux teintes de porcelaine et au parfum délicat.

– Voici ma maison, annonça Honorine.

Et elle en fit deux fois le tour en courant, et en criant comme une hirondelle. À l'intérieur un bon feu flambait. Il y avait même deux pièces garnies de meubles faits en rondins ou taillés grossièrement dans des troncs d'arbres, mais on découvrait, non sans surprise, une table de bois noir aux pieds torsadés qui n'aurait pas été déplacée dans un salon.

– Offert par M. le comte de Peyrac, dit l'Écossais avec satisfaction.

Il montra également les vitres aux fenêtres, luxe inconnu des autres cabanes qui n'avaient jamais été garnies que de peaux de poisson laissant filtrer une faible lumière.

– Autrefois, je m'en contentais.

Cet autrefois remontait assez loin. Crowley avait été le second d'un navire qui s'était fracassé il y avait trente ans sur les rochers infranchissables de la côte du Maine. Seul survivant, le naufragé avait abordé, couvert de blessures, sur les rives inhospitalières. Il s'y était tant plu qu'il y était resté.

Se considérant comme seigneur des lieux, il avait accueilli à coups de flèches, habilement tirées du haut des arbres, tous les pirates qui cherchaient refuge dans la baie de Gouldsboro. Les Indiens ne lui prêtaient pas main forte. Pacifiques, ils n'auraient jamais osé d'eux-mêmes entamer les hostilités, mais l'Écossais se chargeait bien à lui seul de chasser les intrus. Joffrey de Peyrac avait dû à l'amitié d'un chef mohican rencontré au cours d'une négociation à Boston, de connaître à la fois le refuge inviolable de Gouldsboro et les raisons de la malédiction qui y régnait. Il avait réussi à faire alliance avec l'esprit malin et Crowley avait d'autant mieux accueilli ses propositions qu'il commençait à chercher des clients pour ses fourrures. En effet, après s'être installé parmi les cabanes abandonnées de Champlain, il s'était senti inspiré par des idées de commerce. Curieux génie que de ne rien posséder et de parvenir à tirer fortune de ce rien. Il avait commencé par vendre des conseils aux indigènes pour guérir les maladies dont leurs sorciers ne venaient pas à bout. Puis des cornemuses qu'il fabriquait lui-même avec des roseaux et des vessies ou des estomacs de bêtes abattues. Puis les concerts qu'il donnait avec ses cornemuses. Des coureurs de bois venus du Canada prirent l'habitude de s'arrêter chez lui, d'échanger quelques-unes de leurs fourrures contre ses bons propos et ses soirées de musique.

Joffrey de Peyrac lui prit ses fourrures et le paya en quincaillerie et bimbeloterie qui en firent désormais le roi du commerce de la région. Voici ce qu'il raconta à ces dames autour du feu. Il ne savait encore de quel œil considérer les nouveaux arrivants, mais n'étant pas de caractère taciturne, il se disait qu'en attendant c'était toujours de la compagnie. Et quel agrément de revoir des femmes à peau blanche et aux yeux clairs. Lui il avait une femme indienne et des « papooses » ou mioches à volonté.

Ceux-ci présentaient de petits paniers remplis de groseilles, de fraises et de baies des bois aux dames assises sur les bancs, tandis que Crowley continuait la chronique du coin : M. d'Urville, racontait-il, c'était une tête brûlée qui était partie aux Amériques après une sombre histoire de duel. Beau garçon, il avait fait la conquête de la fille du chef des Abenakis-Kakou. C'était lui qui gardait le fort défendant l'accès de la baie de Gouldsboro, en l'absence de M. le comte de Peyrac.

L'Espagnol ? Don Juan Fernandez et ses soldats ? Des rescapés d'une expédition du Mexique qui avait disparu dans les forêts inviolables du Mississippi. Tous massacrés sauf ceux-là qui s'étaient retrouvés dans le Dawn East, squelettiques, à demi morts, ayant perdu la mémoire de leur passé.

– Ce don Fernandez a l'air féroce, fit remarquer Angélique. Il montre tout le temps les dents.

Crowley secoua la tête avec un sourire. Il expliqua que le rictus de l'Espagnol lui venait d'un tic conservé à la suite des tortures que lui avaient fait subir les Iroquois, peuple cruel, le peuple de la Maison Longue comme on les appelait par ici, à cause de leurs huttes allongées où vivaient plusieurs familles.

M. de Peyrac, quand il avait entrepris un nouveau voyage vers l'Europe, avait voulu rapatrier les Espagnols. Mais, chose étrange, ceux-ci avaient refusé. La plupart de ces mercenaires avaient toujours vécu aux Amériques et ne connaissaient d'autre métier que celui de partir à la recherche de cités fabuleuses et de hacher les Indiens en menu pâté. À part cela, ils n'étaient pas méchants.

Angélique apprécia, comme il se devait, l'humour du conteur. Celui-ci fit remarquer que le temps s'était levé et, puisque tout le monde était réchauffé, il allait leur montrer ses domaines.

– Il y a par là quatre ou cinq cabanes qu'on peut rendre habitables. Come in ! Come in !