Manigault ne nia pas. Il croisa seulement les bras sur sa poitrine, resta la tête basse dans une attitude de méditation profonde.

– Et vous dites, monsieur, que mes appréhensions à l'égard de mes anciens collaborateurs des Iles et de La Rochelle étaient justifiées. Est-ce une supposition ou une certitude ?

– Une certitude.

– Comment savez-vous tout cela ?

– Le monde n'est pas si grand qu'il en a l'air. Relâchant sur la côte d'Espagne, j'ai rencontré un des plus grands bavards devant l'Éternel, un nommé Rochat que j'ai connu au Levant.

– Ce nom me dit quelque chose.

– Il a été attaché à la Chambre de commerce de La Rochelle. Il me parla de cette ville qu'il venait de quitter, me parla de vous pour me démontrer de quelle façon à La Rochelle le pouvoir et la fortune devaient passer des mains des grands bourgeois réformés dans celles des Catholiques. Déjà à cette époque, vous étiez condamné, monsieur Manigault. Mais je ne me doutais pas à ce moment, en l'écoutant, que j'aurais... l'honneur – et il eut un salut ironique – d'offrir à ces gens persécutés dont il m'entretenait, le refuge de mon navire.

Manigault ne paraissait pas entendre. Puis il eut un profond soupir.

– Pourquoi ne pas nous avoir informés plus tôt de ce que vous saviez. Le sang n'aurait peut-être pas coulé.

– Je pense, au contraire, que vous vous seriez plus encore acharné à me dépouiller pour être certain de prendre votre revanche sur vos ennemis.

– Que nous soyons condamnés par nos anciens amis et sans ressources ne vous autorisait pas à disposer de nos vies.

– Vous avez bien disposé des nôtres. Nous sommes quittes ! Maintenant persuadez-vous d'une chose. À part la culture de la canne à sucre et du tabac, pour laquelle vous n'aviez aucune expérience, vous n'auriez pu pratiquer là-bas que le commerce des nègres. Et, pour ma part, je n'aiderai jamais un marchand d'esclaves à s'établir. Ici, vous n'aurez pas besoin de cette nocive industrie, vous pourrez donc jeter les bases d'un monde qui ne portera pas en lui, dès le départ, des germes de destruction.

– Mais, à Saint-Domingue, on peut faire de la vigne, et telle était notre intention, dit l'un des Rochelais qui avait été tonnelier pour les alcools des Charentes.

– La vigne ne peut pousser à Saint-Domingue. Les Espagnols ont essayé en vain. Il faut, pour obtenir le raisin, un arrêt de sève causé par les saisons. Aux Iles, la sève est toujours en mouvement. Les feuilles ne meurent pas. Pas de saisons. Pas de vigne.

– Pourtant le pasteur Rochefort a écrit dans son livre...

Le comte de Peyrac secoua la tête.

– Le pasteur Rochefort, estimable et courageux voyageur que j'ai parfois croisé, n'en a pas moins communiqué à ses œuvres son optique particulière de l'existence, recherche du Paradis terrestre et de la terre de Canaan. C'est dire que ses récits contiennent des erreurs flagrantes.

– Ha !... s'exclama le pasteur Beaucaire en frappant avec énergie sur sa grosse Bible. C'est bien mon avis ! Je n'ai jamais été d'accord avec cet illuminé de Rochefort.

– Entendons-nous. Les illuminés ont du bon. Ils servent à faire progresser les hommes et à les arracher de l'ornière séculaire. Ils voient des symboles. À d'autres de les interpréter. Si l'écrivain Rochefort a commis de regrettables confusions géographiques et décrit, avec une trop candide admiration, les richesses du Nouveau Monde, il n'en reste pas moins que les émigrants qu'il a attirés de l'autre côté de l'Océan n'ont pas été trompés. Disons que le cher pasteur avait trop bien assimilé ce sens symbolique qui est la base de la spiritualité indienne. On ne trouve certes pas de grappes succulentes aux rejets de la vigne sauvage, pas plus que de miches dorées aux branches de l'arbre à pain, mais la fortune, le bonheur, la paix de l'âme et de l'esprit peuvent pousser et s'épanouir partout. Pour ceux qui sauront découvrir les vraies richesses offertes, se dévouer à la terre nouvelle et ne pas y apporter les rancœurs stériles du Vieux Monde. N'est-ce pas ce que vous êtes tous venus chercher ici ?

La voix de Joffrey de Peyrac, pendant ce long discours, par instants s'étouffait, à d'autres s'éraillait, mais rien n'arrêtait le feu de ses paroles. Il négligeait les difficultés de sa gorge blessée, comme jadis, se battant en duel, il se jouait de sa jambe infirme. Ses yeux brûlants sous l'arcade sourcilière touffue attiraient ses interlocuteurs et leur communiquaient sa conviction.

Un des Maures, celui qui avait remplacé à ses côtés le serviteur Abdullah, s'approcha et lui tendit l'une des curieuses gourdes pansues, d'un jaune d'or, contenant une boisson mystérieuse apportée par les Indiens. Il but à la régalade et sans se préoccuper du contenu. On entendit hennir au loin des chevaux. Deux Indiens apparurent bientôt et descendirent vers la grève dans un grand éboulement de cailloux. On se porta vers eux. Ils donnèrent leur message. Le grand sachem Massawa était en marche pour saluer les nouveaux Blancs. Des ordres furent lancés dans toutes les langues pour hâter le débarquement des présents qui, du Gouldsboro, étaient peu à peu amoncelés sur le rivage. Des mousquets flambant neufs, certains enveloppés encore de leurs toiles huilées, des armes blanches et des outils d'acier. Gabriel Berne ne put s'empêcher de tendre le cou vers les coffres ouverts. L'œil de Joffrey de Peyrac suivit sa mimique.

– De la coutellerie de Sheffield, fit-il remarquer, la meilleure.

– Je connais, approuva Berne.

Et, pour la première fois depuis de longs jours, ses traits se détendirent et son regard s'anima.

Il oublia qu'il parlait à un rival honni.

– N'est-ce pas trop beau pour des sauvages ? Ils se contenteraient de moins.

– Les Indiens sont difficiles sur la qualité de leurs armes et de leurs outils. Les tromper serait annuler les avantages du marché. Ces présents que vous voyez là doivent nous acheter la paix sur l'étendue d'un territoire plus vaste que le royaume de France ! Mais on peut aussi les échanger contre des fourrures ou les vendre contre de l'or ou des pierres précieuses que les Indiens conservent des anciens temps de leurs villes mystérieuses. Gemmes ou métal noble gardent leur valeur sur les côtes, même si l'or n'est pas estampillé en monnaie d'Europe.

Berne, songeur, revint vers ses amis. Ceux-ci se tenaient toujours groupés les uns près des autres, silencieux. Cet énorme territoire qui leur tombait entre les mains, à eux, si dépourvus, les écrasait. Ils ne cessaient de regarder la mer, ses rochers, et leurs yeux remontaient vers les collines aux arbres géants et, chaque fois, ils retrouvaient une autre vision déformée par le brouillard errant qui tantôt donnait aux choses une douceur accueillante, tantôt une inhumaine sauvagerie.

Le comte les observait, la main posée à sa ceinture. Une moquerie fermait à demi l'œil étiré par les cicatrices de sa joue. Il avait l'air sardonique, mais Angélique savait maintenant ce que cachait cette apparence durcie et son cœur brûlait d'une admiration ardente. Il dit, tout à coup, à mi-voix, et sans se tourner vers elle.

– Ne me regardez pas ainsi, belle dame. Vous me donnez des idées de paresse... Et ce n'est pas le moment.

Puis s'adressant à Manigault :

– Votre réponse ?

L'armateur passa la main sur son front.

– Est-ce vraiment possible de vivre ici ?... Tout nous est tellement étranger. Sommes-nous faits pour ce pays ?

– Pourquoi non ? L'homme n'est-il pas créé pour toute la terre ? À quoi vous servirait d'appartenir à la plus haute espèce animale, doué de cette âme qui anime le corps mortel, de cette foi qui, dit-on, soulève les montagnes, si vous ne pouvez seulement entreprendre une tâche avec autant de courage et d'intelligence que les fourmis ou les termites aveugles ?

« Qui a dit qu'un homme ne pouvait vivre, respirer et penser qu'à une seule place, comme un coquillage au rocher ? Si son esprit le diminue au lieu de l'élever, alors, que l'humanité disparaisse de la terre et laisse la place aux insectes pullulants, mille fois plus nombreux et plus actifs que la population humaine du globe et qui le peupleront dans les siècles futurs de leurs races minuscules, comme aux premiers temps le monde informe, où nul homme encore n'avait paru, n'appartenait qu'à des races géantes de lézards monstrueux...

Les Protestants, inaccoutumés à un langage aussi divers et à de telles errances de pensée, le regardèrent avec ahurissement, mais les enfants ouvrirent des oreilles immenses. Le pasteur Beaucaire étreignait sa Bible.

– Je comprends, haleta-t-il, je comprends ce que vous voulez dire, monsieur. Si l'homme n'est pas capable de poursuivre partout le travail de création, que lui sert d'être un homme ? Et à quoi bon des hommes sur la terre ?... Je comprends le conseil de Dieu lorsqu'il disait à Abraham : Lève-toi, quitte ta maison et la famille de ton père et va dans le pays que je te montrerai.

Manigault étendit ses bras puissants pour réclamer la parole :

– Ne nous égarons pas. Nous avons une âme, c'est entendu, nous avons la foi, mais nous ne sommes que quinze hommes devant une tâche immense.

– Vous comptez mal, monsieur Manigault. Et vos femmes et vos enfants ? Vous en parlez toujours comme d'un troupeau de moutons bêlants et irresponsables. Or, ils ont prouvé pourtant qu'ils vous valaient bien tous comme bon sens, résistance et courage. Jusqu'à votre petit Raphaël qui sut ne pas mourir, malgré les privations et les douleurs de la traversée auxquelles résistent si rarement les bébés de cet âge. Il n'a même pas été malade... Et jusqu'à l'enfant que porte dans son sein l'une de vos filles, monsieur Manigault et qui doit à l'endurance de sa mère de n'avoir pas perdu cette vie à peine ébauchée. Il naîtra donc ici, en terre américaine et il consacrera vôtre ce pays, car n'en ayant jamais connu d'autre, il l'aimera comme sa terre natale. Vous avez une vaillante progéniture, messieurs de La Rochelle, de vaillantes femmes. Vous n'êtes pas quinze hommes seuls. Vous êtes tout un peuple déjà.