– Les prémices de la réception prévue pour le grand sachem, expliqua le comte de Peyrac. Il n'est pas encore présent mais ne va pas tarder.

Manigault demeurait tendu.

– Qu'allez-vous faire de nous ? demanda-t-il. Il est temps de vous prononcer, monsieur ! Si la mort nous attend, à quoi bon toute cette comédie d'accueil ?

– Regardez autour de vous. Ce n'est pas la mort, mais la vie... dit le comte avec un grand geste vers l'opulent paysage.

– Dois-je comprendre que vous différez notre exécution ?

– Je la diffère, en effet.

Les faces blêmes et lasses des Protestants se colorèrent. Ils s'étaient préparés courageusement à mourir et doutaient encore, se souvenant de l'impitoyable : « œil pour œil, dent pour dent », qu'il leur avait lancé.

– Je serais curieux de savoir ce que cache votre clémence, grommela Mercelot.

– Je vous le découvrirai sans fard et votre curiosité sera satisfaite. Car, de toute façon, vous me devez le prix du sang, messieurs, pour les hommes que vous m'avez tués, dont deux étaient mes plus chers amis.

– De quel prix devons-nous payer ?

Le gentilhomme frappa de sa botte rouge le sable rouge.

– Demeurez ici et construisez un port qui devienne plus riche, plus vaste et plus célèbre que La Rochelle.

– C'est la condition de notre salut ?

– Oui... si tant est que le salut des hommes est de poursuivre une œuvre de vie.

– Vous faites de nous vos esclaves ?

– Je vous fais don d'une terre prodigieuse.

– Où sommes-nous, d'abord ? demanda Manigault.

Il leur répondit qu'ils se trouvaient sur l'un des points de la côte du Dawn East, pays s'étendant de Boston jusqu'à Port-Royal, en Nouvelle-Écosse, touchant au Sud l'État de New York, au Nord le Canada, et faisant partie d'une des treize colonies anglaises. L'armateur rochelais, Berne et Le Gall se regardèrent atterrés.

– Ce que vous nous demandez est folie. Cette côte dentelée a la réputation d'être inabordable, dit ce dernier. C'est un piège de mort pour tous les navires. Nul être civilisé ne peut y prendre racine.

– C'est très vrai. Sauf en cet endroit où je vous ai conduits. Ce que vous prenez pour un passage très difficile n'est qu'un seuil rocheux, navigable à marée haute et qui donne un asile inviolable dans cette baie tranquille.

– Pour un refuge de pirates, je n'en disconviens pas. Mais pour construire un port, les récits des navigateurs ne laissent aucun espoir. Champlain lui-même a échoué : souvenez-vous. Des récits épouvantables. Ces quelques tentatives de colonisation ont décimé les malheureux qu'on y avait envoyés. La faim, le froid, les raz-de-marée exceptionnels dans le monde, la neige que le vent souffle l'hiver jusqu'au bord de la mer. Voici donc le sort que vous nous réservez.

Il regarda ses mains nues.

– Il n'y a rien ici, rien, et vous nous condamnez à mourir de faim avec nos femmes et nos enfants !

À peine avait-il achevé que Joffrey de Peyrac fit un geste brusque de la main, un signe qui s'adressait aux matelots restés dans un des canots. Puis il s'élança vers les rochers rouges qui s'avançaient dans la mer.

– Vous, venez par ici.

Ils le suivirent plus lentement. Après avoir cru un instant qu'on allait leur passer la corde au cou, ils voyaient ce diable d'homme ne les convier qu'à une promenade sur le littoral. Ils le rejoignirent à l'extrême pointe où le canot abordait. Les matelots déployaient un filet.

– Y a-t-il parmi vous des pêcheurs de profession ? Ceux-ci, je crois, dit-il en attrapant par l'épaule les deux hommes du hameau de Saint-Maurice, et vous Le Gall, surtout. Montez à bord de cette barque, allez au large et jetez vos filets.

– Impie ! gronda Mercelot, vous osez parodier les Écritures.

– Imbécile ! Rétorqua Peyrac avec bonne humeur, il n'y a pas deux façons de conseiller la même chose pour un même résultat.

Lorsque les pêcheurs revinrent, ils durent s'atteler tous pour hâler le lourd filet où s'agitait une provende quasi miraculeuse, en effet.

L'abondance des poissons, leur variété, leur grosseur les laissaient pantois. À côté d'espèces communes et pareilles à celles des côtes des Charentes, il y en avait qu'ils ne connaissaient presque pas, saumon, flétan, esturgeon. Mais ils en connaissaient la valeur à l'état fumé. D'énormes homards bleu-acier se débattaient férocement parmi les corps scintillants.

– Vous pouvez chaque jour faire des pêches semblables. À certaines époques des bancs de morues entiers cherchent refuge dans les mille replis de la côte. Les saumons remontent les rivières pour frayer.

– En salant ou fumant ces poissons, on peut ravitailler les navires en escale, dit Berne qui n'avait pas ouvert la bouche jusqu'ici.

Il avait l'air songeur. Il commençait à imaginer des entrepôts obscurs à l'odeur de sel avec des barils bien rangés dans l'ombre.

Le comte de Peyrac lui jeta un regard perspicace mais se contenta d'approuver.

– Certes... En tout état de cause, vous ne doutez plus d'être à l'abri de la faim. Sans parler du gibier abondant, de la cueillette des baies et du sucre d'érable, et de l'excellence des cultures indiennes dont je vous parlerai et dont vous allez juger.

Chapitre 2

La plage où ils revinrent semblait se transformer en table de banquet. Les indigènes n'avaient cessé d'apporter de nouveaux plats cuisinés, des paniers de fruits, petits mais parfumés, d'énormes légumes, citrouilles, courges et tomates. Des feux s'allumaient d'où montait l'odeur du poisson frais pêché que l'on faisait griller. Des Indiens esquissaient des pas de danse en agitant leurs tomahawks ailés de plumes, l'arme à boule de pierre ou de fer dont ils se servaient pour assommer leurs ennemis.

– Où sont nos enfants ? s'écrièrent des mères soudain effrayées par ce tableau sauvage.

– Maman, hurla Honorine en se précipitant vers sa mère, viens voir les crevettes que j'ai pêchées avec M. Crowley.

Elle avait la frimousse toute barbouillée de bleu.

– On dirait qu'elle a bu de l'encre !

Mais tous les enfants étaient à même enseigne.

– Nous avons mangé des « strawberries » et des « whortberries »...

« Dans quelques jours, ils parleront tous anglais », se dirent les parents.

– Voici pour la faim, fit le comte en désignant la scène, pour le froid, il y a les fourrures, du bois de chauffe à profusion.

– Champlain pourtant a échoué, répéta Manigault.

– Si fait. Mais savez-vous pourquoi ? Il ignorait la barre côtière, il a été épouvanté par la hauteur des marées : cent vingt pieds et l'hiver terrible.

– Avez-vous supprimé ces difficultés ? ricana Mercelot.

– Certes non. La marée a toujours cent vingt pieds de hauteur, mais de l'autre côté de ce promontoire de Gouldsboro, où Champlain avait établi son camp. Il s'est accroché à un endroit maudit alors qu'à une demi-heure de galop il trouvait le lieu où nous sommes et où la marée n'est que de quarante pieds.

– Quarante pieds, c'est encore trop de marée pour un port.

– C'est faux, quarante pieds c'est la hauteur de marée à Saint-Malo, port breton fort prospère.

– Où il n'y a pas de pertuis, fit remarquer Berne.

– Certes, mais il y a la Rance, ses reflux et sa vase.

– Ici, il n'y a pas de vase, dit Manigault, qui alla tremper sa main dans l'eau transparente.

– Vos chances sont donc plus grandes encore que celles de vos ancêtres, lorsqu'ils ont décidé de construire un port inaccessible sur ce rocher qui devint La Rochelle. Défendu par des pertuis, comme ici, mais menacé par la vase qui l'étouffera complètement un jour proche. Si ce n'est vous, Rochelais, qui pouvez construire un port en ce lieu qui présente tant de ressemblance avec votre ville d'origine, qui donc le construira ? Angélique remarquait que les Protestants s'étaient groupés autour de celui qu'ils continuaient à désigner sous le nom de Rescator. Mais, comme tous les hommes lorsqu'ils parlent avec un autre dont ils reconnaissent la compétence, ils avaient oublié leur situation précaire vis-à-vis de lui et se passionnaient. Sa question les rappela à la réalité.

– Il est vrai que nous sommes entre vos mains, dit Manigault avec amertume. Nous n'avons pas le choix.

– Le choix de quoi ? dit Joffrey de Peyrac en le regardant dans les yeux. D'aller à Saint-Domingue ? Que connaissez-vous de cette île qu'on ne peut atteindre sans payer tribut aux pirates des Caraïbes et qui se fait razzier périodiquement par les flibustiers et les boucaniers de l'île de la Tortue ? Que peuvent y faire des hommes de votre espèce, industrieux, actifs, hommes de mer et de ses échanges ? De la pêche ? Il n'y a que quelques goujons dans de maigres ruisseaux et, sur les côtes, des requins féroces.

– J'ai pourtant des comptoirs là-bas, dit Manigault, et de l'argent.

– Non, je n'y crois pas. Vos comptoirs n'ont pas besoin d'être ravagés par les pirates pour ne plus vous appartenir. Vae victis, monsieur Manigault. Vous auriez gardé de solides assises à La Rochelle que vous pouviez encore espérer récupérer quelques biens en abordant aux îles d'Amérique. Mais n'êtes-vous pas certain que ceux qui, jadis, étaient – tant à Saint-Domingue qu'à La Rochelle – vos chers et dévoués collaborateurs, si empressés, ne se soient pas déjà partagé vos dépouilles ?

Manigault se troubla. Ses propres craintes se trouvaient matérialisées par les paroles du Rescator. Celui-ci continua :

– Vous en êtes tellement persuadé vous-même, qu'un des mobiles qui vous ont poussé à vous emparer de mon navire était la peur d'arriver aux Iles dans une pauvreté totale, avec en plus des obligations à mon égard pour vous avoir mené jusque-là. Votre projet à la corsaire vous procurait deux avantages. En me supprimant, vous supprimiez un créancier et, propriétaire d'un beau navire, vous pouviez tenir la dragée haute à ceux qui, misérable émigrant, vous auraient reçu là-bas plus mal qu'un chien.