Comment pouvait-elle être tour à tour si forte et si faible, si arrogante et si humble, si dure et si douce ?... C'était le secret de son charme. Il fallait y succomber, ou bien accepter de vivre dans une solitude aride que ne visiterait plus aucune lumière.
– Asseyez-vous, madame l'abbesse, fit-il brusquement, et dites-moi donc, puisque vous cherchez à me mettre, une fois de plus, dans une situation impossible, quelle solution vous proposez. Faut-il envisager que mon bateau, le rivage et la base soient bientôt le théâtre de nouvelles altercations sanglantes surgies entre vos irascibles amis, mes hommes, les Indiens, les coureurs de bois, les mercenaires espagnols et toute la faune du Dawn East ?
L'ironie légère contenue dans ses paroles procura à Angélique un soulagement inexprimable. Elle se laissa choir sur un siège en poussant un profond soupir.
– Ne croyez pas la partie gagnée, dit le comte. Je vous pose simplement une question. Que faire d'eux ? S'ils ne servent pas, au moins, d'exemple à ceux qui seraient tentés de les imiter. Libérés, ils attendront le moment de prendre une revanche. Or, je n'ai que faire d'éléments hostiles et dangereux parmi nous, sur une terre elle-même déjà remplie d'embûches... Je pourrais certes me débarrasser d'eux comme ils le prévoyaient pour nous, en les abandonnant avec leurs familles en un point désert de la côte, vers le Nord, par exemple. C'est les vouer à une mort aussi certaine que par pendaison. Quant à les conduire dévotement aux Iles, en remerciement de leur félonie, cette solution demeure exclue, même pour vous complaire. Je ruinerais mon crédit, non seulement auprès de mes hommes mais aux yeux de tout le Nouveau Continent. On n'y pardonne pas aux imbéciles.
Angélique réfléchissait, la tête basse.
– Vous comptiez leur proposer de coloniser une partie de vos territoires. Pourquoi y renoncer ?
– Pourquoi ?... Mettre des armes entre les mains de ceux qui se sont déclarés mes ennemis ! Quelle garantie aurais-je de leur loyauté envers moi ?
– L'intérêt de la tâche que vous leur offrez. Vous m'avez dit l'autre jour qu'ils y gagneraient plus d'argent que dans n'importe quel commerce des Iles d'Amérique. Est-ce vrai ?
– C'est vrai. Mais il n'y a rien encore d'établi ici. Tout est à créer. Un port, une ville, un commerce.
– N'est-ce pas pour cela que l'idée vous est venue de les choisir, eux ? Vous saviez, sans nul doute, que les Huguenots font merveille quand il s'agit de s'accrocher aux terres nouvelles. On m'a dit que des Protestants anglais qui se faisaient appeler Pèlerins ont fondé récemment de belles villes sur une côte jusqu'alors déserte et sauvage. Les Rochelais en feront autant.
– Je n'en disconviens pas. Mais leur mentalité hostile et singulière me fait mal augurer de leur comportement à venir.
– Elle peut aussi constituer un gage de réussite. Il n'est certes pas aisé de s'entendre avec eux, mais ils sont bons commerçants et, de plus, courageux, intelligents. La seule façon dont ils ont conçu leur plan pour se rendre maîtres d'un navire de trois cents tonneaux, eux qui n'avaient rien au départ, ni armes ni or, et à peine l'expérience de la mer, n'est-elle pas déjà remarquable ?
Joffrey de Peyrac éclata de rire.
– C'est me demander beaucoup de grandeur d'âme que de le reconnaître.
– Mais vous êtes capable de toutes les grandeurs, dit-elle avec chaleur.
Il s'interrompit dans sa marche, pour s'arrêter devant elle et la fixer. L'admiration et l'attachement qu'il lisait dans les yeux d'Angélique n'étaient nullement feints. C'était le regard de sa jeunesse où elle livrait, sans retenue, l'aveu d'un amour ardent. Il sut que, pour elle, il n'existait pas d'autre homme que lui, sur terre.
Comment avait-il pu en douter ? La joie le frappa brusquement. C'est à peine s'il entendait Angélique poursuivre son plaidoyer.
*****
– J'ai l'air de pardonner aisément un acte qui vous touche au cœur, Joffrey, et dont les conséquences demeurent irréparables par la mort de vos amis fidèles. L'ingratitude dont on a fait preuve à votre endroit me révolte. Pourtant je continuerai à lutter pour que tout cela n'aboutisse pas à la mort mais à la vie. Il y a parfois des animosités irréductibles. Là n'est pas le cas. Nous sommes tous des êtres de bonne volonté. Nous avons seulement été victimes d'un malentendu et je me sentirais doublement coupable de ne pas chercher à le dissiper.
– Que voulez-vous dire ?
– Joffrey, quand je suis venue vous trouver à La Rochelle ignorant votre identité et vous suppliant de prendre à votre bord ces gens qu'on allait arrêter dans quelques heures, vous avez, en premier lieu, refusé puis, après m'avoir questionnée sur leurs professions, vous avez accepté. L'idée vous était donc venue de les emmener comme colons. Je suis persuadée que dans cette décision que vous veniez de prendre, il n'y avait en vous aucun désir de leur causer du tort et, bien au contraire, votre calcul, tout en servant vos intérêts, était d'offrir à ces exilés une chance inespérée.
– Certes, cela est vrai...
– Pourquoi alors ne pas les avoir mis aussitôt au courant de vos intentions ? Des entretiens amicaux auraient écarté la méfiance spontanée que vous pouviez leur inspirer. Nicolas Perrot me disait qu'il n'y avait pas d'être au monde dont vous ne parveniez à comprendre le langage et que vous aviez su vous faire des amis aussi bien des Indiens que des coureurs des bois ou des Pèlerins installés dans les colonies de la Nouvelle-Angleterre...
– Sans doute ces Rochelais m'ont-ils inspiré une hostilité immédiate, entière et réciproque.
– Pour quelle cause ?
– Vous.
– Moi ?
– En effet. Votre raisonnement précis m'éclaire aujourd'hui sur l'antipathie qui nous a tout de suite opposés. Imaginez-vous cela ? s'écria-t-il en s'animant. Je vous voyais mêlée à eux et comme de la famille. Comment ne pas soupçonner, parmi eux, un amant et, pire encore, un époux ? De plus, je découvrais que vous aviez une fille. Son père n'était-il pas à bord ? Je vous voyais penchée tendrement sur un blessé dont le sort vous préoccupait au point de vous faire perdre toute divination à mon égard.
– Joffrey, il venait de me sauver la vie !
– Et voici encore que vous m'annonciez votre mariage avec lui !... J'essayais de vous ramener à moi, n'ayant pas le courage d'ôter mon masque tant que je sentirais votre esprit si lointain. Mais comment ne pas les haïr, ces puritains raides et soupçonneux qui vous avaient envoûtée ? Quant à eux, tout en moi était fait pour les offusquer, mais ajoutons-y la fureur jalouse de Berne, que vous aviez rendu fou d'amour.
– Qui l'aurait cru ? dit Angélique navrée. Un homme si calme, si pondéré !... Quelle malédiction y a-t-il en moi pour ainsi diviser des hommes ?...
– La beauté d'Hélène a provoqué la guerre de Troie.
– Joffrey, ne me dites pas que je suis cause de tant de maux affreux.
– Les femmes sont causes des plus grands, des plus irréparables, des plus inexplicables désastres. Ne dit-on pas « Cherchez la femme » ?
Il lui releva le menton et passa la main, légèrement, sur son visage comme pour en effacer la peine.
– Des plus grands bonheurs aussi, parfois. Au fond, je comprends Berne d'avoir voulu me tuer. Je ne lui pardonne que parce que je le sens vaincu, non pas tant par les tomahawks de mes Mohicans, que par votre choix... Tant que je doutais de l'issue de ce choix, il, aurait été vain de s'adresser à ma clémence. Voilà ce que valent les hommes, ma chère. Pas grand-chose... Essayons donc de réparer des erreurs, où je le reconnais, chacun d'entre nous a sa part. Demain des canoës conduiront tous les passagers à terre. Manigault, Berne et les autres nous accompagneront, enchaînés et sous surveillance. Je leur exposerai ce que j'attends d'eux. S'ils acceptent, je leur ferai prêter serment de loyauté sur la Bible... je pense qu'ils n'oseront passer outre à un tel serment.
Il prit son chapeau sur la table.
– Êtes-vous satisfaite ?
Angélique ne répondit pas. Elle ne pouvait croire encore à sa victoire. Sa tête tournait. Elle se leva et l'accompagna jusqu'à la porte. Là, d'un geste spontané, elle posa la main sur son poignet.
– Et s'ils n'acceptent pas ? Si vous ne parvenez pas à les convaincre ? Si leur vindicte est la plus forte ?...
Il détourna les yeux. Puis haussant les épaules :
– On leur prêtera un guide indien, des chevaux, des chariots et des armes et ils iront se faire pendre ailleurs... au diable... jusqu'à Plymouth ou Boston, où des coreligionnaires les accueilleront...
Chapitre 8
Sur la dunette, les ondes cristallines, propagées à travers la brume apportaient à Angélique les cris lointains de la terre. Chants ou appels ? Le monde inconnu qui se devinait à quelques encablures était celui où Joffrey de Peyrac avait jeté l'ancre et choisi de vivre. Pour cette raison, Angélique y était déjà attachée.
Elle tendait l'oreille tandis qu'une exaltation, qui avait raison de sa fatigue, l'envahissait. Elle avait perdu l'habitude du mot : bonheur, sinon elle eût reconnu la nature de ce qu'elle éprouvait. C'était fugitif, fragile, mais il lui semblait que son âme se reposait de ses combats dans un sentiment de plénitude indescriptible. L'heure était capitale. Elle passerait mais demeurerait dans ses souvenirs, jalonnant de sa lumière le chemin de sa destinée. Ainsi Angélique vivait-elle l'attente parmi les brumes. Elle était seule, avec Honorine, sur le pont, à l'arrière où elle était montée, après avoir porté un message de réconfort aux femmes anxieuses. Il lui fallait être seule. Trop de choses s'agitaient en elle. C'était l'oppression du malheur qui la quittait.
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