Ses paroles ne parvinrent pas à les réconforter.
– J'entends comme un bruit de chaînes, dit Mercelot.
– C'est l'écho.
– Quel écho ?
– Peut-être un autre navire ? émit Le Gall.
– Cela rappelle plutôt le bruit de la chaîne de La Rochelle lorsqu'on la tendait entre la rade et le havre jusqu'à la tour Saint-Nicolas.
– Vous rêvez.
– J'entends aussi, dit un autre.
Ils guettaient.
– Maudit brouillard ! Si encore c'était un honnête brouillard de chez nous. Mais jamais, non jamais je n'en ai rencontré comme celui-là.
– Il doit être provoqué par la rencontre de ces courants froids et chauds qui nous ont entraînés.
– Ce qui est étrange, c'est que tout est sonore au lieu d'être étouffé, comme c'est de règle par temps de brume épaisse...
– Où est Erikson ? dit tout à coup Manigault.
Ils ne le trouvèrent plus.
*****
À la nuit tombante, le jeune Martial, allumant la première chandelle, eut une fameuse émotion.
– Venez voir, cria-t-il.
Hommes, femmes et enfants accourus, le trouvèrent devant l'illumination de mille feux, créés à travers le brouillard par la simple apparition de cette modeste clarté. Des cristaux de glace, soudain figés, se dissolvaient en multiples lumières vertes, vert-or, jaunes, rouges, roses et bleues. On battit le briquet pour allumer toutes les lanternes. Chaque apparition d'une nouvelle flamme donnait naissance à de nouvelles fantasmagories multicolores, qu'ils contemplaient bouche bée, saisis d'angoisse et d'émerveillement, et se demandant : « Où sommes-nous ? »
À plusieurs reprises, Angélique incapable de dormir vint sur le pont. C'était déconcertant, après de si longs jours de navigation, de sentir le navire tout à coup à l'ancre, de surprendre le bruit d'un ressac sur une grève, non loin.
Elle éprouvait un sentiment d'attente qui lui rappelait ses veillées d'armes, dans le Bocage, au temps de sa révolte et aussi l'atmosphère à bord de la galère royale ou de celle des chevaliers de Malte, quelques heures avant l'attaque ennemie. Ce sens du combat qui s'approche.
« Au fond, je suis une femme de guerre... Joffrey ne le sait pas. Lui aussi ignore tout de moi, de la femme que je suis devenue. »
Dans les halos surprenants, couleur d'arc-en-ciel, elle apercevait des silhouettes transies, enveloppées de manteaux noirs, veillant, les yeux ouverts sur la nuit étrange. Par instants, une soudaine coulée de brouillard déposait sur leurs épaules un givre étincelant.
« Pourquoi suis-je ici, se demanda-t-elle. Je ne les aime pas. Je ne les aime plus. Je me suis mise à détester Berne qui était jadis mon meilleur ami. J'aurais pu lui pardonner bien des choses, mais il a voulu tuer Joffrey. Cela, je ne le lui pardonnerai jamais. Pourtant je suis ici. Je sens que j'ai raison d'être ici... Les enfants, oui... Honorine. Je ne pouvais pas les abandonner. Joffrey, lui, est fort. Il a connu de la vie tout ce qu'un homme peut vivre. Il est dur. Il n'a aucune faiblesse, même pas celle de m'aimer... »
Elle aspirait à sa présence et se sentait exilée loin de lui. L'autre nuit, il était si proche, si tendre. Mirage ou réalité ? Elle ne savait plus...
Elle était encore revenue là aux premières lueurs du jour lorsqu'une main la tira en arrière. Deux matelots se tenaient derrière elle et elle reconnut ceux qui l'avaient accompagnée à La Rochelle avec Nicolas Perrot. Ils étaient donc, eux aussi, passés parmi les mutins. Mais ils la détrompèrent. L'un, un Maltais sans doute, chuchota dans le sabir méditerranéen qu'elle comprenait assez.
– Le maître nous envoie pour te protéger avec l'enfant.
– Pourquoi me protéger ?
– Ne bouge pas !
Et, en même temps, ils lui saisirent les poignets solidement. Elle entendit un bruit sourd. Le Protestant qui veillait devant la plus proche écoutille venait de s'écrouler. Alors, au-dessus de lui, Angélique aperçut un être extraordinaire qui tenait à la fois de l'homme, de l'animal et de l'oiseau. Il paraissait géant. Il se déployait, dans la lumière floue, avec un grand frémissement d'aigrettes rouges, de queues de chat touffues, dansant autour de lui. Son bras levé eut un reflet de cuivre. Il frappa une seconde fois. Une autre sentinelle tomba. Elle n'avait pu l'entendre arriver. L'être agissait avec une promptitude de fantôme. De partout, escaladant la rambarde, d'autres apparitions silencieuses bondirent et glissèrent et, comme marchant dans les nuages, envahirent le pont.
Leurs plumes ardentes et leurs capes de fourrure bleues ou rousses volant derrière eux ainsi que des ailes duveteuses, conféraient aux gestes de leurs bras levés des apparences d'archanges vengeurs.
Angélique voulut crier, se croyant la proie d'un rêve. Les deux hommes du Rescator la prévinrent.
– N'appelle pas ! Ce sont nos Indiens... nos amis !
L'un d'eux bondit devant elle comme un danseur acrobatique. Il brandissait d'une main un court sabre très large orné de plumets rouges et de l'autre une sorte de pince en bois portant un boulet de 1er et formant un casse-tête rudimentaire. Angélique vit près d'elle sa face d'argile rouge, mystérieuse, striée de lignes bleues.
Les matelots levèrent la main et hélèrent vivement l'Indien en une langue harmonieuse. Ils lui désignèrent Angélique et la porte de l'entrepont devant laquelle ils veillaient. L'Indien fit signe qu'il avait compris et retourna au combat.
Il y eut encore quelques cris isolés, des coups de feu, puis un hululement prolongé que suivit aussitôt un fracas bizarre rappelant des soirs de bombance dans une taverne de port. Bruyants, hilares, s'interpellant, d'autres hommes, barbus ceux-là, coiffés de fourrure à l'instar de Nicolas Perrot, franchissaient la rambarde et prenaient pied à leur tour sur le Gouldsboro. Angélique vit passer deux personnes qui avaient l'air de gentilshommes avec leurs épées au côté, leur pourpoint à l'européenne et de grands chapeaux un peu démodés, mais portés fièrement. Ils se dirigeaient d'un pas sûr vers l'arrière et disparurent à ses yeux. Le pont grouillait d'une animation fiévreuse. Ces gens semblaient voir à travers le rideau d'épais brouillard auquel ils étaient accoutumés. En quelques minutes, Angélique sut que tout était résolu. La victoire avait changé de camp et la précaire suprématie des Protestants s'était effondrée.
Manigault, Berne et leurs comparses, les mains liées derrière le dos, furent amenés sur le pont principal. Ils étaient blêmes, le menton sali de barbe, les vêtements déchirés. Mais l'assaut imprévu des Indiens ne leur avait pas donné le temps de combattre. Assommés par l'arme à boule de pierre sans avoir perçu l'approche de l'ennemi, ils reprenaient à peine leurs esprits. Beaucoup souffraient des coups reçus. Leurs traits étaient crispés douloureusement.
Angélique n'éprouva pour eux aucune pitié. Elle leur en voulait trop, bien qu'elle eût souhaité que la reprise en main des événements par son mari n'entraînât pas une trop grande effusion de sang.
Au fond d'elle-même, elle avait toujours senti qu'il finirait par dominer ses adversaires, résolus et courageux certes, rusés peut-être, mais inexpérimentés. Il n'avait accepté en apparence sa défaite que pour mieux attendre. Avec sa connaissance de la mer et des parages où il les avait entraînés, il les avait mystifiés sans peine. Terré dans les entrailles de son navire, il avait suivi la marche folle du Gouldsboro, dans le courant de Floride, puis le moment venu avait envoyé Erikson et Nicolas Perrot. Ceux-ci feignant d'ignorer où ils abordaient avaient fait pénétrer le bâtiment dans le piège ouvert, le repaire du pirate. À terre, les hommes de la chaloupe avaient retrouvé et prévenu d'anciens compagnons et alerté les Indiens des tribus amies.
Prisonniers de ce désert de brumes inconnu d'eux, les Protestants étaient à leur merci. Les lanternes allumées sur le navire avaient guidé jusqu'à eux, dans la baie, les légers canots en écorce de bouleau portant armes et guerriers peaux-rouges, trappeurs et matelots, gentilshommes corsaires, habitants bigarrés de ces rives sauvages, tous hommes du Rescator. Voici qu'il paraissait, émergeant à son tour, sombre, du brouillard. Il semblait plus grand que les autres, même à côté des Indiens de haute taille, et ceux-ci le saluaient et se prosternaient avec de souples gestes de félins, qu'accentuaient leurs manteaux de somptueuses fourrures drapées sur l'échine, et ces queues de chat rayé qui, partant du sommet de leur crânes rasés, se balançaient sur leurs épaules. Le Rescator leur parla dans leur langage. Là encore, en ce pays du bout du monde il était chez lui.
Il ne parut pas voir Angélique et s'arrêta seulement devant les prisonniers. Il les considéra longuement, puis eut une sorte de soupir.
– L'aventure est terminée, messieurs les Huguenots, dit-il. Je regrette pour vous que votre valeur n'ait pu se manifester en des tâches plus utiles pour nous tous. Vous savez mal choisir vos ennemis et ne savez même pas reconnaître vos amis. Ce sont des erreurs coutumières à vos semblables et qui se payent très cher.
– Qu'allez-vous faire de nous ? demanda Manigault.
– Ce que vous auriez fait de moi si vous aviez triomphé. Vous m'avez cité naguère des paroles de l'Écriture. À mon tour de vous donner à méditer une des lois du Grand Livre : « œil pour œil, dent pour dent ! ».
Chapitre 7
– Dame Angélique, savez-vous ce qu'il va taire d'eux ?
Angélique tressaillit et leva les yeux sur Abigaël. La jeune fille, dans le matin blafard, avait les traits ravagés. Pour la première fois elle se montrait négligée. L'inquiétude ne laissait pas de place en elle pour la coquetterie. Elle n'avait pas retiré son tablier sali par les nuits de veille passées à charger et nettoyer les mousquets des Protestants, ni coiffé son bonnet blanc, et ses longs cheveux de lin pendaient sur ses épaules lui donnant un air de jeunesse et d'égarement inusité. Angélique la considéra sans bien la reconnaître. Les yeux meurtris d'Abigaël et leur expression d'angoisse l'étonnaient d'autant plus que la fille du pasteur Beaucaire n'avait pas à craindre les représailles pour son père ni pour son cousin dont l'attitude pendant la rébellion avait été mesurée. Elle n'avait ni fils ni époux parmi ceux dont le sort demeurait encore incertain.
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