Il repoussa son bonnet de fourrure, rabattit le pavillon de son oreille, la tête penchée comme pour surprendre un bruit lointain, perceptible de lui seul.
– Écoutez...
– Quoi donc ?
– Le bruit de la barre. Ce roulement, c'est le bruit d'une barre à franchir. Ils avaient les oreilles trop envahies du bruit des vagues.
– Nous n'entendons rien.
– Moi, je l'entends, dit le Canadien. Ça suffit !
Il huma le brouillard, si dense qu'on avait l'impression d'avaler quelque chose de solide quand on ouvrait la bouche.
– La terre n'est pas loin. Moi je la sens.
Eux aussi ils la sentaient maintenant. Des effluves indéfinissables leur apportaient dans ce désert blanc l'assurance d'une formidable et familière présence. LA TERRE !
*****
Un rivage, du sable, des cailloux, peut-être même de l'herbe et des arbres...
– Ne réfléchissez pas trop, gouailla le Canadien. Parce que, vous savez, par ici, il peut y avoir des marées de cent vingt pieds de haut et qui montent en deux heures.
– Cent vingt pieds ! Mais vous vous moquez du monde. Ça n'existe pas !
– Libre à vous d'en douter. Mais croyez-moi, s'agit pas de manquer l'heure du passage. Et, en attendant, je vous conseillerais de vous jeter à l'eau avant que votre coque s'en aille racler le fond et s'écraser. Plus rocheuse côte au monde, il n'y en a guère à ce qu'on dit. Mais que pouvez-vous y comprendre, avec votre petite Rochelle et sa misérable marée de douze pieds !
Les yeux mi-clos, il semblait se moquer d'eux. On entendit à l'avant le déroulement de la chaîne d'ancre.
– Je n'ai pas donné d'ordre ! cria Manigault.
– Rien d'autre à faire, patron, fit Le Gall. C'est vrai ça que la terre est proche... Mais savoir à combien d'encablures, c'est une autre question... Avec ce brouillard.
Un homme vint dire que l'ancre avait touché le fond à quarante pieds.
– Il était temps !
– Rien d'autre à faire, répéta Le Gall, que de suivre ce qu'ils disent.
Il eut un geste du menton vers Nicolas Perrot et les hommes du Rescator qui avaient continué à préparer la chaloupe.
Ils profitèrent d'une lame haute pour mettre l'embarcation à la mer, puis y descendirent à leur tour.
Manigault et Berne se consultaient du regard, hésitants, craignant d'être dupés encore.
– Attendez, dit l'armateur protestant. Il me faut parlementer avec le Rescator.
Les yeux du Canadien devinrent alors aussi durs que balles de fusil. Sa main s'abattit lourdement sur l'épaule de Manigault.
– Vous faites erreur, l'ami. Vous oubliez qu'en bas, dans les cales, le peu de munitions qui nous reste vous est réservé, comme vous nous réserviez les vôtres. Vous avez voulu la guerre, vous l'avez. Mais rappelez-vous... pas de quartier avec nous... pour peu que vous perdiez votre avantage.
Il enjamba la coupée et se laissa glisser par un filin jusqu'à la chaloupe. Celle-ci dansait sur les flots, crêtés de blanc, d'une mer qui, à travers les vapeurs de la brume, leur apparaissait d'un bleu-violet magnifique. En quelques coups de rames, l'embarcation fut enlevée et disparut à leurs yeux. Mais, fil d'Ariane qui la retenait au navire, le filin continuait à se dérouler. Erikson était resté à bord. Il s'occupait de la manœuvre prévue, sans souci de l'exécuter parmi les Protestants, ces méprisables passagers, marins d'eau douce, qui avaient fait alliance avec la racaille espagnole pour le déposséder de « son » tillac. À grands coups de sifflet et de botte, il mit dix hommes au cabestan.
Le filin se dévidait rapidement, entraînant bientôt à sa suite la corde, grosse comme un bras, enroulée au cabestan. Il en restait à peine lorsqu'elle cessa de filer et de s'enfoncer, telle un serpent dans les profondeurs du brouillard. La chaloupe avait dû accoster quelque part. Le câble tressautait violemment.
– Ils le fixent à un rocher pour prendre appui et nous hâler ensuite vers la passe, murmura Le Gall.
– C'est impossible, nous sommes à marée basse.
– Savoir ?... Je croirais plutôt qu'il s'agit d'un seuil submergé qu'on ne peut franchir qu'à marée haute. Ce qui doit être le cas. Mais quelles sont les heures de marée ici ?
Ils attendirent, émus, ne pouvant croire à la fin de leurs peines. Un cri rauque d'Erikson fut le signal qui entraîna les hommes du cabestan à donner tout leur effort pour ramener le câble autour du pivot. Un autre cri, auparavant, avait donné l'ordre de relever l'ancre. Le Gouldsboro s'ébranla doucement, comme tiré par une main invisible. Les hommes au cabestan ahanaient, couverts de sueur, malgré le froid vif. Le câble tendu frémissait à se rompre.
En silence, Le Gall montra quelque chose à Manigault, par-dessus la rambarde. Assez proches pour qu'ils puissent les distinguer, malgré le brouillard, les têtes noires et hérissées de rochers à fleur d'eau surgissaient, partout, couronnées d'écume.
*****
Mais immuable, et porté miraculeusement à travers un étroit et profond chenal, le grand bateau poursuivait sa route. À chaque instant l'on attendait un choc, un craquement sinistre, le cri de malheur : « Échoué », familier aux hommes des pertuis. Mais rien ne se passait, sinon que le Gouldsboro continuait d'avancer et que le brouillard s'épaississait encore. Bientôt, sur le pont, ils se virent à peine. Dans cet opaque prison, ils eurent le sentiment d'être soulevés, soulevés indéfiniment. À l'instant où la chute commença, un léger choc fut perceptible à certains. Mais déjà le Gouldsboro dévalait à demi penché sur bâbord, puis se redressait et se balançait dans d'invisibles remous longs et berceurs.
– Nous venons de franchir la barre, dit Le Gall.
Et le même soupir de soulagement s'échappa des poitrines oppressées, amies et ennemies. Le cri rugueux d'Erikson vibra quelque part, suivi d'un cliquetis de chaîne déroulée. Le Gouldsboro, de nouveau à l'ancre, continuait à se balancer, débonnaire. Pendant un long moment, ses occupants attendirent, guettant les clapotements de rames qui les avertiraient du retour de la chaloupe.
Rien ne venant, Le Gall prit le porte-voix et appela, puis il fit sonner la cloche de brume. Manigault, pris d'une inspiration subite, se dirigea vers le cabestan. Il tira sur la corde qui vint, mollement, entre ses mains.
– La corde s'est rompue !
– À moins qu'on ne l'ait tranchée !...
L'un des hommes qui avaient poussé au cabestan, un huguenot de Saint-Maurice, s'approcha.
– Elle a sauté au moment où nous passions la barre. Ce sont les gars de la chaloupe qui ont dû s'en occuper. Ça, il le fallait, sinon nous aurions été chassés sur les rochers. Belle manœuvre ! Et nous sommes en sûreté.
Ils ramenèrent le câble restant qui, en effet, avait été rompu à la hache.
– Il n'y en avait plus bien long. Belle manœuvre, répéta le marin admiratif.
Angélique entendit murmurer :
– Oui, belle manœuvre pour un abordage en pays inconnu.
Manigault sursauta.
– Mais, qui, qui tenait la barre pendant que nous franchissions la passe ?
Erikson était là, à côté de nous.
Ils se hâtèrent vers l'arrière. Angélique les suivit. Elle aurait voulu être partout à la fois afin de prévoir et de faire face à tous les dangers qu'elle pressentait tapis autour d'eux. Les éléments avaient cessé d'être menaçants. Malgré cela, son cœur n'était pas rassuré. La solidarité des hommes contre la mer avait soudain cessé de jouer. Une autre partie décisive s'ouvrait entre les Protestants et Joffrey de Peyrac.
*****
Près du gouvernail, maintenant bloqué, ils butèrent sur un corps étendu, un Espagnol, le plus incapable parmi les mutins et dont un coup de poignard bien placé dans le dos semblait avoir terminé l'existence de bon à rien.
– Était-ce lui qu'Erikson avait désigné pour tenir la barre ?
– Impossible. À moins qu'il n'ait prévu déjà qu'un autre viendrait le remplacer !...
Ils se regardèrent longtemps, dépassés par les paroles, renonçant à s'expliquer et à se rassurer.
– Dame Angélique, dit enfin Manigault en se tournant vers la silhouette féminine à leurs côtés, c'est Lui n'est-ce pas qui tenait la barre, lorsque nous franchissions la passe ?
– Comment le saurais-je, messieurs ? Suis-je avec lui, dans la cale ? Non. Je suis avec vous, et non pas, croyez-le, parce que j'approuve vos actes, mais parce que je veux encore espérer que nous nous sauverons tous.
Ils baissèrent la tête sans répondre. Une telle issue heureuse leur paraissait désormais improbable. Ils méditaient les paroles de l'ours canadien : « Pas de quartier entre nous ! »
– Au moins les veilleurs que j'ai postés en sentinelle près des trappes gardent-ils bien leurs postes ?
Il faut l'espérer ! Mais nous ne connaissons pas tous les traquenards qu'on peut nous tendre dans cette purée de pois.
Manigault poussa un profond soupir.
– Je crains que nous ne fassions de piètres hommes de guerre et nautonniers en face d'eux... Bast, le vin est tiré, il faut le boire. Veillons, mes frères, et préparons-nous à vendre chèrement notre peau, s'il le faut. Qui sait, le sort nous sera peut-être favorable. Nous avons avec nous des armes. Quand le brouillard se lèvera, nous jugerons où nous sommes, La terre n'est pas loin. Elle est de ce côté-ci : on le devine à l'écho. Nous devons donc être mouillés dans une rade tranquille. Même si la chaloupe ne revient pas, nous pourrons atteindre la rive avec le petit caïque du bord. Et nous sommes nombreux et armés. Même les canons du bord sont à nous. Nous ferons une reconnaissance, ramènerons de l'eau potable que nous ne pouvons manquer de trouver, puis sous la menace des armes, nous ferons conduire à terre le Rescator et ses hommes, et nous appareillerons ensuite pour les Iles.
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