– Je n'ai pu encore vous remercier, maître Berne, mais une fois de plus je vous dois beaucoup. Vous avez été blessé en me sauvant la vie.

Il leva les yeux sur elle et la contempla longuement. Elle baissa les paupières. Son regard, qu'il pouvait rendre impavide et froid, avait à ce moment la même éloquence qu'hier au soir lorsque, en s'éveillant de son coma, il n'avait vu qu'elle.

– Comment n'aurais-je pas pu vous sauver, dit-il enfin. Vous êtes ma propre vie.

Et comme elle ébauchait un geste de protestation :

– Dame Angélique, voulez-vous être ma femme ?

Angélique se troubla. Le moment était donc venu.

Elle n'en éprouvait pas de panique. Et même il fallait l'avouer, une certaine douceur. Il l'aimait au point de la vouloir sa compagne devant Dieu, malgré tout ce qu'il savait... ou ne savait pas de son passé. Pour un homme de son intransigeance morale c'était bien donner la mesure de son amour. Mais elle se sentait incapable de formuler une réponse nette. Elle croisa ses deux mains et les serra fortement dans un mouvement de perplexité. Gabriel Berne ne quittait pas des yeux ce profil pur et harmonieux dont la vue l'emplissait d'un sentiment déchirant et presque douloureux. Depuis qu'il avait cédé à la tentation de la regarder en femme, chaque regard lui découvrait d'autres perfections. Il aimait jusqu'à la pâleur de fatigue qui marquait ses traits, au lendemain du jour dramatique où elle les avait portés tous, comme à bout de bras, pour les arracher à leur impitoyable destin. Il revoyait son beau regard enflammé, il entendait sa voix impérative leur criant de se hâter. Elle courait à travers la lande, les cheveux arrachés par le vent, portant les enfants menacés, soulevée par cette force prodigieuse des femmes quand leur instinct de vie est en jeu. Il n'oublierait jamais cette vision.

La même femme était là, agenouillée près de lui, et elle paraissait faible. Elle mordait ses lèvres et il pouvait deviner les battements précipités de son cœur. Sa poitrine se soulevait convulsivement.

Elle répondit enfin :

– Je suis très honorée, maître Berne, de la proposition que vous venez de me faire, mais... je ne suis pas une femme digne de vous.

Il fronça les sourcils. Sa mâchoire se crispa et il eut peine à ne pas éclater. Il lui fallut un bon moment pour se reprendre et comme, surprise de son silence, elle osait le regarder, elle vit qu'il avait pâli de fureur :

– J'ai horreur quand vous vous conduisez en hypocrite, déclara-t-il sans ambages. C'est moi qui ne suis pas digne de vous. Ne croyez pas qu'on me berne si facilement. Mon nom est là pour me garder d'être naïf... Or je sais... j'ai la conviction, sinon la certitude que vous appartenez à un autre monde que le mien. Oui, madame. Je sais qu'en face de vous je ne suis qu'un simple marchand, madame.

Elle le regarda, saisie, avec un tel effroi de se sentir devinée, qu'il lui prit la main.

– Dame Angélique, je suis votre ami. J'ignore ce qui a pu vous séparer des vôtres et quel drame vous a conduite jusqu'à la misère où je vous ai trouvée... Ce que je sais, par contre, c'est qu'ils vous ont chassée, qu'ils vous ont reniée, comme les loups écartent du troupeau celui ou celle qui ne veut pas hurler avec eux. Vous avez trouvé refuge parmi nous et vous y avez été heureuse.

– Certes, j'y ai été heureuse, fit-elle, tout bas.

Il tenait toujours sa main et l'élevant, elle posa sa joue contre la sienne, dans un mouvement humble et tendre qui le fit tressaillir.

– À La Rochelle, je n'osais pas vous parler, fit-il d'une voix étouffée, à cause de cet écart énorme que je sentais entre nous. Mais aujourd'hui il me semble que nous nous retrouvons tellement... égaux dans le dénuement. Nous allons vers le Nouveau-Monde. Et vous avez besoin de protection, n'est-ce pas ?

Elle hocha la tête affirmativement plusieurs fois. Il aurait été si simple de répondre : « Oui, j'accepte » et de s'abandonner à un destin modeste dont elle connaissait déjà la saveur.

– J'aime vos enfants, dit-elle, j'aime vous servir, maître Berne, mais...

– Mais...

– Le rôle d'épouse comporte certains devoirs !

Il la regarda fixement. Il tenait toujours sa main et elle sentit ses doigts trembler autour des siens.

– Êtes-vous femme à les redouter ?... demanda-t-il avec douceur. (De la surprise vibrait dans sa voix.) À moins que ma personne ne vous soit par trop antipathique ?

– Ce n'est pas cela, protesta-t-elle, sincère.

Brusquement, elle se mit à lui faire, pêle-mêle, le récit tragique qui n'avait jamais pu franchir ses lèvres : son château en flammes, les enfants sur les piques, les dragons l'humiliant, la forçant tandis qu'on égorgeait son fils. À mesure qu'elle parlait, elle se sentait soulagée. Les images avaient perdu de leur force et elle s'apercevait qu'elle parvenait à les évoquer sans défaillir. La seule blessure à laquelle elle ne pouvait toucher sans douleur, c'était celle du souvenir de Charles-Henri, endormi, mort dans ses bras.

Des larmes roulèrent sur ses joues.

Maître Berne l'écoutait avec une attention extrême sans manifester ni horreur, ni pitié. Il réfléchit longtemps.

Son esprit chassait impitoyablement l'image d'un beau corps offensé, comme il avait résolu de ne jamais se tourner vers le passé de celle qu'on appelait dame Angélique faute de savoir son nom. Il ne voulait s'adresser qu'à celle qui était devant lui et qu'il aimait, et non à la femme inconnue dont la vie tourmentée affleurait parfois dans ces prunelles changeantes, couleur de mer. S'il s'attardait à la deviner, à découvrir ce qu'elle avait été, il deviendrait fou, obsédé. Il dit avec fermeté :

– Je crois que vous vous laissez aller à quelques manières en vous imaginant que ce drame passé vous empêche de vivre à nouveau une vie de femme saine dans les bras d'un époux qui vous aimera pour le meilleur et pour le pire. Encore si vous aviez été fille neuve quand cela est arrivé, vous auriez pu en être marquée assez durement. Mais vous étiez femme, et si j'en crois les allusions que faisait hier ce perfide individu qui nous mène, le Rescator, une femme qui ne s'était pas toujours montrée timide avec les hommes. Le temps a passé. Il y a belle lurette que ni votre cœur, ni votre corps ne sont plus ceux qui ont subi ces misères. Les femmes ont cette faculté de renouvellement comme la lune, comme les saisons. Vous êtes maintenant autre. Pourquoi s'appesantir dans la meurtrissure des souvenirs, vous abîmer, vous, dont la beauté semble créée d'hier à peine.

Angélique l'écoutait avec surprise ; ce rude bon sens, non dénué de finesse, la réconfortait. Pourquoi, en effet, son esprit à elle n'aurait-il pu bénéficier de la vitalité qu'elle sentait renaître dans son corps ? Pourquoi ne pas le laver des souvenirs impurs ? Recommencer tout, même l'expérience, toujours mystérieuse, de l'amour ?

– Vous avez sans doute raison, fit-elle, j'aurais dû balayer ces événements de ma pensée et il se peut que je n'y attache encore de l'importance que parce qu'ils sont liés à la mort d'un fils. Cela je ne peux l'effacer !...

– Personne ne vous le demande. Mais vous avez cependant réappris à vivre. Et j'irai même plus loin pour dissiper vos appréhensions. J'affirme que vous attendez l'amour d'un homme pour revivre tout à fait. Sans vous accuser de coquetterie, dame Angélique, il y a en vous quelque chose qui appelle l'amour... et cet appel vient de vous.

– Pouvez-vous m'accuser de vous avoir jamais provoqué ? protesta Angélique, indignée.

– Vous m'avez fait passer de bien mauvais moments, fit-il d'un ton lourd.

Sous son regard insistant, elle baissa à nouveau les yeux. Quoiqu'elle s'en défendît, il ne lui était pas désagréable, en effet, de découvrir la défaillance de l'irréductible protestant.

– À La Rochelle, encore, vous étiez à moi, à l'abri sous mon toit, reprit-il. Ici, il me semble que tous les regards des hommes vous suivent et vous convoitent.

–Vous m'accordez un pouvoir fort exagéré...

– Un pouvoir dont je suis bien placé pour mesurer l'étendue. Qu'a donc été pour vous le Rescator ? Votre amant, n'est-ce pas ? Cela saute aux yeux...

Il lui serrait la main avec une soudaine brusquerie et elle réalisa la force peu commune de cette poigne, accoutumée cependant à des besognes bourgeoises. Elle se rebiffa.

– Il ne l'a pas été !

– Vous mentez. Il y a, de vous à lui, des liens que les moins avertis ne peuvent ignorer lorsque vous vous trouvez en présence.

– Je vous fais serment qu'il n'a jamais été mon amant.

– Alors, quoi donc ?

– Pire, peut-être ! Un maître qui m'a achetée fort cher et des mains duquel je me suis enfuie avant qu'il ait pu user de moi. Ma situation vis-à-vis de lui est donc aujourd'hui... ambiguë, je le reconnais et j'ai un peu peur, je l'avoue.

– Pourtant il vous séduit, c'est visible !

Angélique allait répliquer avec vivacité, mais elle se ravisa et un sourire éclaira son visage.

– Voyez, maître Berne, je crois que nous venons là de découvrir un nouvel obstacle à notre mariage.

– Lequel ?

– Nos caractères. Nous avons eu le temps de bien nous connaître, mutuellement, vous êtes un homme autoritaire, maître Berne. J'ai cherché à vous obéir, en tant que servante, je ne sais pas si j'aurais la même patience comme épouse. Je suis habituée à diriger ma vie.

– Aveu pour aveu. Vous êtes une femme autoritaire, dame Angélique, et vous avez sur moi le pouvoir des sens. J'ai longtemps débattu, avant de voir clair, car j'étais effrayé de deviner à quel point vous pourriez m'asservir. Vous regardez aussi la vie avec une liberté qui ne nous est pas coutumière à nous autres Huguenots. Nous sommes les hommes du péché. Nous sentons ses embûches et ses crevasses sous nos pas. La femme nous fait peur... Peut-être parce que nous la rendons responsable de notre condamnation. Je me suis ouvert de mes scrupules au pasteur Beaucaire.