Le royaume était loin, le Roi ne retrouverait jamais Angélique du Plessis-Bellière, ex-comtesse de Peyrac. Lui, le Roi, au moins demeurait debout, toujours parmi ses marionnettes, au cœur de la châsse monumentale et miroitante : Versailles.

Oui, elle avait été cette femme vêtue d'or, favorite d'un monde grandiose, d'un pays conquérant, qui faisait trembler une partie de l'univers.

*****

Mais plus l'esquif s'éloignait au gré de l'océan, plus le mirage de Versailles perdait de sa force. Il se figeait, revêtait l'apparence fausse et clinquante des décors de théâtre.

« C'est maintenant que je vis réellement, se dit-elle, c'est maintenant que je suis devenue vraiment moi-même... ou sur le point de le devenir. Car j'ai toujours souffert, même à la Cour, de me sentir incomplète, hors de mon chemin ».

Il fallut qu'elle se levât pour regarder la travée obscure, vaguement éclairée, où dormait une humanité écrasée de peines et de fatigue.

La faculté de renouvellement qu'elle découvrait en elle, subitement, effrayait presque Angélique. On ne renie pas ainsi, totalement, son passé, on ne se décharge pas ainsi d'un coup d'épaule de ce qui vous a formé, marqué, de ses amours... et de ses haines. C'est monstrueux !...

Pourtant c'était ainsi. Pauvre, elle se sentait, par surcroît, privée même de son passé. Elle arrivait à ce point de sa vie où la seule richesse que l'on possède et qui ne puisse vous être enlevée, c'est vous-même. Les personnages divers qu'elle avait assumés et qui s étaient longuement combattus en elle – femme fidèle ou volage, ambitieuse ou généreuse, révoltée ou docile – avaient fini à son insu par faire la paix en elle.

« Comme si je n'avais vécu tout cela que pour le seul but de me retrouver un jour sur un navire inconnu, parmi des inconnus, voguant vers un but inconnu ! »

Mais fallait-il oublier aussi Joffrey de Peyrac ? L'abandonner au passé ? Le regret lancinant de ce qu'aurait pu être leur amour à tous deux, la traversa comme un coup de poignard. L'auraient-ils détruit, au cours des années, comme tant de couples qu'elle avait rencontrés ? Ou bien auraient-ils su le vivre parmi les embûches de la vie ? Tâche difficile. « Je le connaissais peu... »

Pour la première fois, elle s'avouait que Joffrey de Peyrac, bien qu'elle fût sa femme, ne lui avait pas été entièrement accessible. Les courtes années de vie commune où, pour elle,

Angélique, la découverte de l'amour et de ses délices, auxquels s'entendait si bien à l'initier le grand seigneur toulousain, de douze ans son aîné, avait beaucoup plus compté que la recherche d'une entente plus profonde, ne lui avaient pas laissé le temps de mesurer ses forces morales, à elle, et chez Joffrey de Peyrac les bases réelles et immuables d'un caractère plein de fantaisie apparente, déconcertant aux yeux des autres et qui se voulait tel. Elle n'avait appris à se connaître elle-même que dans le combat féroce que lui avait imposé l'existence et qu'elle avait dû mener seule.

Seule, elle le demeurait toujours.

Bien que par deux fois mariée, bien que mère, le jeu des circonstances avait voulu que son destin fût celui d'une femme seule.

Seule pour orienter sa vie, choisir d'aller ici ou là, seule pour accepter ou refuser de suivre un chemin plutôt qu'un autre. Jamais une épaule pour s'y reposer les yeux fermés, en songeant « Qu'importe ! Conduis-moi ! Car je suis ta femme et ce que tu veux, je le veux aussi ». Contrainte par la solitude, ses actes n'avaient cessé d'être déterminés par sa seule volonté. Et elle s'apercevait qu'elle en était lasse, car ceci n'est pas dans la nature féminine.

*****

Parvenue à ce point de ses réflexions, Angélique réagit avec vigueur. Qu'avait-elle ce soir à s'appesantir sur sa solitude ? Rien n'avait prouvé jusqu'ici qu'elle était créée pour la docilité. Accepterait-elle aujourd'hui de se laisser conduire ? Après tout, elle savait beaucoup mieux que la plupart des hommes ce qu'elle avait à faire. Le joug marital l'aurait agacée. Maître Berne ne tarderait pas à la demander en mariage. Pour l'instant, il était blessé. Cela gagnait du temps. Mais s'il l'aimait, il lui demanderait de l'épouser, et que répondrait-elle ? Un oui ou un non lui semblaient également impossibles car elle avait besoin de se sentir aimée.

« Voici, songea-t-elle, le joug après lequel je soupire. Celui de l'amour. Peut-il exister sans liens ? »

Sa dernière réflexion la fit sursauter.

« Mais c'est faux ! Je déteste l'amour. Je ne veux pas de l'amour. »

Sa voie lui parut tracée. Elle resterait seule. Elle resterait veuve. C'était cela son destin : Veuve, liée à un amour passé dont elle garderait, jusqu'à l'heure de sa mort, la nostalgie. Elle vivrait droitement. Elle rendrait heureuse et belle Honorine, son enfant chérie. Elle n'aurait pas le temps de s'ennuyer aux Iles en organisant leur vie nouvelle. Elle serait l'amie de tous, et surtout des enfants, et ainsi elle ne trahirait pas son destin de femme qui est de donner et de faire croître.

Quant au Rescator... Elle ne pouvait compter sans le Rescator. Pendant quelques instants elle avait réussi à écarter son image, mais celle-ci retenait, obsédante. Il était trop proche. Lui n'était plus le mort qu'elle croyait pendant longtemps. Sa présence actuelle était aussi trop vivante pour qu'Angélique ne sût qu'elle aurait à lutter contre des pièges, dont les plus dangereux étaient peut-être en elle-même. Heureusement, elle savait maintenant pourquoi son cœur et son imagination s'exaltaient, prenaient feu. Une ressemblance subtile dans le comportement, les manières, avec celui qu'elle avait tant aimé, l'avait peu à peu entraînée vers un mirage trompeur. Elle ne laisserait pas le maître du Gouldsboro faire d'elle son jouet. Le sommeil venait enfin... « Aucune ressemblance, se répéta-t-elle encore avant de s'endormir, sauf... quoi donc ?... » Elle examinerait attentivement le Rescator la prochaine fois qu'elle se trouveirait en sa présence...

Mais ce n'était pas tout à fait de sa faute, c'était à cause de cette ressemblance et de ses souvenirs qu'elle en était, malgré tout, un peu... amoureuse.

Chapitre 3

Ce fut le lendemain que Maître Gabriel Berne la demanda en mariage. Il avait parfaitement repris connaissance et semblait déjà convalescent. Un bandage maintenait son bras gauche, mais appuyé à un gros oreiller de paille qu'Abigaël et Séverine avaient arraché à la litière des chèvres et des vaches, dans la cale voisine, il avait repris son apparence habituelle, le teint solidement coloré, l'œil tranquille. Il ne cachait pas qu'il mourait de faim. Vers le milieu de la matinée, le Maure, gardien des appartements du Rescator, apporta de Ta part du maître pour le blessé une petite marmite d'argent contenant un excellent ragoût finement épicé, ainsi qu'un flacon de vin vieux et deux petits pains aux graines de sésame.

L'apparition du grand Arabe fit sensation dans la cale. Il avait l'air bon enfant et se prêta, en riant de ses fortes dents blanches, à la curiosité des jeunes qui l'entouraient.

– Chaque fois que l'un de ces lascars pénètre dans notre entrepont, il appartient à une race différente, fit remarquer maître Gabriel, en suivant du regard, sans aménité, le Maure qui s'éloignait, cet équipage me semble plus bariolé qu'un costume d'Arlequin.

– Nous n'avons pas encore vu d'Asiatique, mais par contre j'ai aperçu déjà un Indien, commenta Martial très excité, oui, oui, je suis sûr que c'était bien un Indien. Il était vêtu comme les autres matelots mais il avait des tresses noires et une peau rouge comme la brique.

Angélique disposait le repas apporté, près du blessé.

– Vous êtes traité en hôte de marque.

Le marchand grommela quelque chose d'indistinct et, comme Angélique s'apprêtait à le faire manger, il se mit presque en colère.

– Pour qui me prenez-vous ? Je ne suis pas un nouveau-né !

– Vous êtes encore faible.

– Faible ? fit-il en haussant les épaules, ce qui le fit grimacer de douleur.

Angélique se mit à rire. Elle avait toujours aimé sa vigueur tranquille. Il en émanait pour l'entourage une impression de paix et de sécurité. Sa corpulence même ajoutait à son aspect rassurant. Ce n'était pas celle des bons vivants qui tiennent ou du coussin ou du mollusque ballonné. Sa corpulence à lui faisait partie de son tempérament sanguin et il avait dû, très jeune, prendre de l'embonpoint, sans pour cela perdre de sa force. Il paraissait seulement plus que son âge réel et en avait ainsi vite imposé à ses clients et à ses collègues. D'où le respect non feint qu'on continuait à lui témoigner. Angélique le regarda avec indulgence avaler avec appétit le ragoût, en s'aidant d'une seule main, la marmite posée près de lui.

– Vous auriez pu être un fin gourmet, maître Berne, si vous n'aviez pas été Huguenot.

– J'aurais pu être bien autre chose encore, répliqua-t-il en lui jetant un regard énigmatique. Un homme porte en lui son envers et son endroit.

Il ajouta, en hésitant à porter une nouvelle cuillerée à sa bouche :

– Je vois ce que vous voulez dire, mais j'avoue qu'aujourd'hui, j'ai une faim de loup et...

– Mangez donc. Je vous taquinais, dit-elle affectueusement. En souvenir de toutes les fois où vous m'avez grondée d'avoir trop bien soigné votre table, à La Rochelle, et d'incliner vos enfants au péché de gourmandise.

– C'est de bonne guerre, reconnut-il avec un sourire. Nous sommes hélas loin, désormais, de tout cela...

Le pasteur Beaucaire rassemblait ses ouailles. Le quartier-maître venait de l'avertir que tous les passagers devaient monter sur le pont pour une courte promenade. Le temps était beau et c'était l'heure où ils risquaient le moins de gêner la manœuvre. Angélique resta seule avec maître Berne. Elle voulait profiter de ce moment pour lui dire sa reconnaissance.