Toutes les questions que se pose un homme sur le point de faire sienne, pour la première fois, une femme qui l'a séduit et qu'il désire, il se les posait aujourd'hui.

« Comment répondront ses lèvres quand je les chercherai ? Comment réagira-t-elle quand j'essayerai de la prendre dans mes bras ? Le secret de sa chair, comme celui de sa pensée, je l'ignore. Qui es-tu ? Qu'ont-ils fait de toi, beau corps, si jalousement dissimulé, désormais... »

Il rêvait de sa chevelure croulant sur ses épaules, de sa défaillance contre lui, de la lueur humide de ses yeux verts dans les siens.

Il parviendrait à la fléchir. « Tu es mienne et je saurai bien te le faire entendre ». Mais il fallait qu'il l'admette à sa juste mesure. Il n'est pas facile de découvrir chez une femme, en pleine maturité, forgée à un tel feu, le défaut de la cuirasse. Mais il y parviendrait ! Il la dépouillerait de sa défense. Il écarterait ses mystères, un à un, comme il écarterait ses vêtements.

*****

Il dut mettre toute sa force contre le vent pour repousser la porte. Dehors dans la nuit sauvage, flagellée d'embruns, il s'arrêta un instant, cramponné à la balustrade du balcon, qui déjà grinçait et gémissait comme un vieux bois prêt à se fendre.

« Qui es-tu donc, comte de Peyrac, pour abandonner ainsi ta femme à un autre et encore, sans même combattre ? Mordious ! Qu'on me laisse mettre au pas cette garce de tempête, et ensuite... nous allons changer de tactique, Mme de Peyrac ! »

Chapitre 28

Dans l'effroyable désordre où la tempête jetait les passagers, un cri domina :

– L'entrepont s'effondre !

Cela tenait du cauchemar. Les craquements sinistres des bois, au-dessus de leurs têtes, couvraient maintenant tous les autres bruits : fracas des vagues, sifflements du vent, cris de terreur des malheureux, lancés pêle-mêle les uns contre les autres dans une obscurité totale. Angélique glissa tout au long du plancher soudain dressé comme une muraille. Elle se retrouva contre le dur affût d'un canon et, repartie en sens inverse, fut horrifiée à la pensée que le petit corps d'Honorine était soumis à cette affreuse sarabande. Où la retrouver, où l'entendre ? Appels, plaintes s'entrecroisaient. Le plafond continuait à craquer pesamment. Une giclée d'eau salée s'engouffra. Une voix de femme cria : « Seigneur, sauvez-nous... Nous périssons ! »

La main d'Angélique s'écorcha sur un objet dur et brûlant : une des lanternes éteintes, qu'un choc avait projetée au sol. Mais elle n'était pas brisée.

« Il faut y voir clair », se dit la jeune femme en se cramponnant. Accroupie au sol, résistant de toutes ses forces au balancement infernal du navire, elle tâtonnait, trouvait l'ouverture de la boîte, la chandelle encore assez haute, et dans le tiroir, le briquet à pierre, en réserve. Elle réussit à faire jaillir la lumière. L'auréole rougeâtre s'épanouit, révélant un amoncellement indescriptible de vêtements, de corps et d'objets, entraînés de droite à gauche, d'avant en arrière, selon la folie furieuse du tangage.

Et, surtout, là-haut, l'apparition d'une brèche béante, hérissée, qui vomissait, par intermittence, une eau écumeuse.

– Par ici, cria-t-elle. C'est le support du mât de misaine qui défonce notre abri.

Le premier, Manigault surgit de l'ombre. Avec une vigueur de Goliath, il se plaça sous les poutres à demi brisées. Berne, Mercelot et trois des plus vigoureux parmi les hommes le rejoignirent et l'imitèrent. Tels des titans soutenant le poids du monde, ils s'arc-boutaient pour réduire la traction d'effondrement. L'eau giclait moins déjà. La sueur ruisselait sur les visages tendus des hommes.

– Il faudrait... des charpentiers, haleta Manigault. Qu'ils viennent... avec des bois et des outils... Si l'on peut étayer le mât... la brèche ne s'agrandira pas.

Pataugeant dans l'eau qui clapotait, Angélique avait réussi à retrouver Honorine. Par miracle, la petite était toujours dans son hamac, solidement arrimé, et qui épousait, sans trop de violence, les mouvements démentiels dans lesquels la tempête jetait le Gouldsboro. Bien qu'éveillée, l'enfant ne semblait pas particulièrement effrayée. Angélique reporta l'éclat de sa lanterne vers le tableau dantesque des Manigault et ses compagnons, soutenant de leurs épaules de chair les énormes madriers. Combien de temps pourraient-ils tenir ? Les yeux injectés de sang, Manigault lui cria encore :

– Les charpentiers !... Allez les chercher...

– La porte est fermée !...

– Ah ! les maudits ! Ils nous enferment et ils nous laissent périr comme des rats dans un trou... Passez... par le réduit, haleta-t-il. Il y a une trappe.

Angélique eut la grâce de comprendre. Elle sut qu'il s'agissait de la trappe par laquelle les matelots espagnols avaient surgi derrière elle et tante Anna, l'autre jour. Elle fourra sa lanterne dans le poing de Martial qui se trouvait près d'elle.

– Tiens-la bien et cramponne-toi, recommanda-t-elle. Tant qu'il y aura de la lumière, ils tiendront. Je vais essayer de prévenir le capitaine.

Elle rampa sur les genoux, trouva le loquet de la trappe et se laissa couler dans le trou obscur. Elle descendit les barreaux d'une échelle, suivit un couloir dont les parois se la renvoyaient comme une balle. Tous ses os lui faisaient mal. Elle gagna le pont. C'était pire !

Comment des êtres humains pouvaient-ils encore demeurer sur le tillac, sans cesse balayé par de monstrueuses lames ? Comment pouvaient-ils subsister encore, accrochés dans les vergues et les haubans, comme les fruits d'un arbre prêts à être arrachés et emportés au loin par le vent ?

Et, pourtant, la lueur des éclairs lui découvrait des silhouettes humaines allant et venant, s'évertuant à réparer, au fur et à mesure, les dégâts mortels causés par l'assaut des vagues. Elle se mit à ramper, s'accrochant aux cordages qui couraient le long de la coursive. Elle savait maintenant que Joffrey était là-bas sur la dunette, tenant la roue du gouvernail et qu'elle devait, à tout prix, parvenir jusqu'à lui. C'était la seule pensée de tout son être. Elle traversait les ténèbres, ruisselante, agrippée, accrochée de toutes ses forces, comme elle avait traversé le long tunnel des années qui l'avaient ramenée jusqu'à lui.

« Mourir près de lui. Au moins, obtenir cela du destin. » Elle l'aperçut enfin, si mêlé à la nuit, incorporé à la tempête, qu'il ressemblait plutôt à une incarnation de l'esprit des eaux. Son immobilité était étonnante parmi une telle agitation.

« Il est mort, se dit-elle, il est mort debout, foudroyé à la barre ! »

Est-ce qu'il ne se rendait pas compte qu'ils allaient tous périr ? Aucune force d'homme ne pouvait prétendre s'imposer à la fureur de l'océan. Une lame encore, deux... et ce serait la fin. Elle se traîna jusqu'à lui, toucha le pied botté qui paraissait rivé au sol. Alors, d'un effort elle se redressa, s'agrippant des deux mains à sa haute ceinture de cuir. Il ne bougeait pas plus qu'une statue de pierre. Mais, dans une nouvelle lueur fulgurante de l'orage, elle le vit bouger la tête et baisser les yeux afin de découvrir qui s'accrochait à lui. Il tressaillit et elle devina plus qu'elle n'entendit sa question.

– Que faites-vous ici ?

Elle cria :

– Les charpentiers ! Vite !... L'entrepont s'effondre !...

Avait-il seulement entendu, compris ?... Il ne pouvait lâcher la barre. Il se courba sous le choc d'une lame, qui avec des caracolements de bête furieuse, avait réussi à franchir la haute rambarde de la dunette. Lorsque Angélique eut réussi à reprendre souffle, la bouche amère de l'eau salée qui l'avait frappée en pleine face, elle vit que le capitaine Jason était près du Rescator. Peu après il s'approcha de la balustrade d'où il lança des ordres, son porte-voix contre la bouche.

Un autre éclair montra à Angélique le visage de son mari penché à nouveau sur le sien... et il souriait :

– Tout va bien... Encore un peu de patience et c'est la fin.

– La fin ?

– La fin de la tempête...

Elle leva les yeux vers l'obscurité démente. Tout là-haut se dessinait un phénomène étrange. Une guirlande neigeuse qui, peu à peu, s'étirait en longueur, comme sous l'effet d'une floraison spontanée et diabolique. Elle s'étalait à travers le ciel, la nuit entière. Angélique se mit debout.

– Là ! Là ! hurla-t-elle.

Joffrey de Peyrac avait vu aussi. Il sut que ce barrage blanc, suspendu dans les airs, n'était autre que la crête d'écume d'une vague monstrueuse, d'une vague aveugle qui déferlait sur eux.

– La dernière, murmura-t-il.

Les muscles bandés, luttant de rapidité avec la galopante montagne, il fit tourner le gouvernail à fond sur bâbord et le bloqua.

– Tous les hommes à bâbord, hurlait Jason.

Joffrey de Peyrac se rejeta en arrière. D'un bras, il serra Angélique contre lui, de l'autre il se lia au mât d'artimon.

La masse brutale s'abattit sur eux. Couché sur tribord, poussé à une vitesse vertigineuse, le Gouldsboro ne fut plus qu'un menu bouchon de bois, roulé dans la boucle géante de la vague. Puis, il réussit à passer la crête bouillonnante, se renversa sur l'autre flanc avec la brusquerie d'un sablier et dévala la pente comme vers un gouffre sans fin. Il semblait à Angélique que l'averse torrentielle qui les inondait ne cesserait jamais. La seule réalité perceptible à son esprit, c'était ce bras de fer autour d'elle, son bras qui la tenait. Elle voulut respirer, absorba l'écœurante eau salée. Ils étaient au fond de la mer, noués à jamais, réunis pour l'éternité, et une paix merveilleuse envahit son cœur et son corps lassés :

« Le plus grand bonheur... le voici... enfin... »

Elle ne s'était pas évanouie, mais les coups violents et suffocants reçus la laissaient dans une sorte d'hébétude et elle n'arrivait pas à croire que la mer avait cessé de la rouler comme un galet et que le calme était revenu autour d'elle.