« Viens... la femme que les étoiles t'ont dévolue est en danger... »

Ainsi les fils se nouaient pour les rapprocher.

Mais, quand il était arrivé à Miquenez, Osman Ferradji était mort, poignardé par un esclave chrétien. L'odeur des charniers se mêlait à l'odeur des roses, dans les jardins...

Tous les Juifs du mellah, depuis les enfants à la mamelle jusqu'aux vieillards centenaires, avaient été passés au fil du cimeterre par les gardes noirs du Sultan. On parlait de l'évasion de sept esclaves chrétiens, et surtout d'une des femmes du harem.

– Quelle femme ! mon ami, lui conta Ismaël, les yeux exorbités d'admiration presque mystique, elle avait déjà essayé de m'égorger moi-même. Regarde...

Il montrait sur sa gorge bronzée la trace d'une estafilade.

– ... Et avec mon propre poignard ! C'est de l'art ! Pour moi, dont l'âme est si rustre, hélas. Aussi elle a résisté aux tortures. Je lui ai fait grâce parce qu'elle était vraiment trop belle et que mon Grand Eunuque me le conseillait instamment. Mais quel poison avait-elle donc réussi à verser dans les veines de cet incorruptible ? Car il est mort, lui si fort et si sage, de sa faiblesse à son égard. Elle a réussi à s'enfuir. C'était un démon fait femme.

À peine était-il besoin de demander le nom de la femme. Joffrey de Peyrac l'aurait deviné aussitôt. Accablé, il en arrivait à l'admiration atterrée du Sultan :

– Oui, quelle femme, mon ami !

Il expliqua à Moulay Ismaël, que cette femme était, en réalité, son épouse française, et qu'ayant appris qu'elle était en sa possession il venait pour la lui racheter. Moulay Ismaël loua Allah que le caractère farouche d'Angélique lui eût évité, à lui, Commandeur des Croyants, de commettre à l'égard de son meilleur ami un outrage irréparable, d'autant plus qu'il n'est pas bon pour un fervent musulman de se servir d'une femme dont le mari est encore vivant. Il la lui rendrait et ne demanderait pas de rançon. C'était la Loi coranique. Le Sultan espérait encore qu'on la rattraperait avec les fugitifs. Ses émissaires lancés sur différentes pistes avaient reçu des ordres : exécuter les esclaves mâles et ramener la femme vivante.

Les nouvelles arrivèrent enfin, puis les têtes noircies de sang séché. Moulay Ismaël vit tout de suite que celle de Colin Paturel manquait.

– Et la femme ? demanda-t-il.

Les soldats dirent que les Chrétiens avaient parlé avant de mourir. Quand on les avait capturés, la femme n'était plus parmi eux. La Française était morte depuis longtemps d'une piqûre de serpent. Ses compagnons l'avaient enterrée dans le désert. Moulay Ismaël déchira ses vêtements. À sa fureur se mêlait le regret de ne pouvoir honorer d'un geste magnifique l'ami qu'il estimait. Intuitif, il comprit la douleur que cachait la face couturée du chrétien.

– Veux-tu que je tue encore, disait-il à Joffrey de Peyrac. Ces stupides gardes qui n'ont pas su la rattraper avant qu'elle soit morte... qui l'ont laissée s'échapper... Un signe de toi et je les égorge tous.

Joffrey de Peyrac déclina l'offre de cette bonne volonté sanguinaire. L'écœurement lui serrait la gorge.

Dans ces palais où traînaient des relents d'incendies et de massacres, l'esprit du Grand Eunuque rôdait encore et il croyait entendre sa voix harmonieuse : « Nous autres, nous sommes pour Dieu et le sang répandu en Son nom... et toi tu resteras seul. »

L'inanité de tous ses projets, de ses pensées, de ses passions même lui apparaissait soudain. Combien ridicules ! Inaudible était son langage à lui, pour ces mondes face à face qui, chrétiens ou musulmans, n'obéissaient en réalité qu'à un seul concept supra-terrestre : l'hégémonie de Dieu.

Soit, il partirait. Il quitterait la Méditerranée non plus parce qu'il s'était engagé vis-à-vis de Mezzo Morte mais parce qu'il se découvrait encore étranger parmi ceux qui l'avaient aidé à refaire sa vie pendant plusieurs années. Il irait donc chercher Cantor et il cinglerait vers l'Ouest, vers les nouveaux continents. Abandonnant une fortune redevenue fabuleuse, il laisserait derrière lui deux civilisations touchées de corruption s'affronter dans leur marmite bouillonnante, poussées par le même fanatisme religieux qui les faisait, à la longue, se ressembler dans leurs excès et leur intolérance.

Il était las de cette lutte dont la stérilité était évidente. Il résista à la tentation de se lancer à travers le désert, à la recherche d'une tombe misérable. Autre folie qui ne l'aurait mené à rien qu'au désespoir. S'assurer de sa mort réelle ? Quelle assurance recevrait-il ? Des traces relevées dans la poussière ? Pour chercher une autre poussière qui eût pu être toute sa vie. Vanité des choses. Les esclaves, ses compagnons de fuite, étaient morts. Il la sentait disparue, elle aussi, dans l'immensité du soleil cruel, qui dissout la pensée et fait naître les mirages. Sa volonté de l'atteindre s'était heurtée à cette apparence de mythe, de rêve fugace qu'elle semblait revêtir pour lui.

Le sort qui les avait séparés refusait de les réunir avec une constance qui devait signifier quelque chose. Quoi donc ?... Finalement, lui si fort pourtant, il n'avait pas le cœur ni la résignation suffisante pour rechercher un secret que seul l'avenir lui dévoilerait... si cela devait encore arriver. Son long séjour en Orient et en Afrique en avait fait, sinon un fataliste, tout au moins un être qui savait qu'on était peu de chose vis-à-vis du sort... qu'on ignorait. Son fils demeurait par contre la seule réalité de sa vie.

*****

Ayant retrouvé son fils à Palerme, il remercia le ciel de lui laisser au moins cet enfant dont la présence l'arrachait à des tourments profonds et qu'il avait cette fois du mal à surmonter. Quand il aborda l'océan, à la sortie du détroit de Gibraltar, cinglant vers l'Amérique, il ne gardait avec lui que son navire, l'Aigle des Mers et son équipage, du moins ceux qui voulaient bien partager son nouveau destin.

Un ramassis d'épaves humaines en auraient dit, avec dédain, les grands bourgeois rochelais !...

Oui-da. Mais il les connaissait tous, ces êtres épars. Il savait les drames qui les avaient jetés comme lui-même sur les routes du Monde. Il n'avait gardé que ceux qu'il ne pouvait renvoyer, ceux qui se seraient couchés à ses pieds plutôt que d'accepter de se retrouver seuls sur un quai, avec leur maigre baluchon, parmi les hommes hostiles. Parce qu'ils ne savaient où aller. Peur de l'esclavage musulman, ou de celui des galères chrétiennes, peur de tomber sur un nouveau capitaine, brutal et âpre au gain, de se faire voler, de perdre la tête et de commettre des bêtises qu'ils paieraient encore trop cher.

Joffrey de Peyrac avait le respect de ces âmes ténébreuses, de ces volontés mortes, de ces cœurs dolents sous la rudesse des mœurs qu'ils affichaient. Il les tenait sévèrement mais ne les trompait jamais, et savait éveiller leur intérêt pour leurs tâches ou les buts de ses voyages. Il ne leur cacha pas, en quittant la Méditerranée, qu'ils cessaient d'appartenir à un maître tout-puissant. Car tout était à recommencer pour lui. Ils acceptèrent l'aventure. Et d'ailleurs, très vite, il put récompenser leur dévouement par des primes substantielles. Il avait emmené avec lui toute une équipe de plongeurs maltais et grecs. Les dotant d'un matériel perfectionné, il entreprit de croiser dans la mer des Caraïbes et d'y rechercher en plongées les trésors des galions espagnols coulés dans ces parages par les flibustiers et boucaniers qui y sévissaient depuis plus d'un siècle. Son activité, mal connue, et qu'il était seul à pouvoir pratiquer, ne tarda pas à l'enrichir considérablement. Il avait passé des accords avec les grands chefs pirates de l'île de la Tortue, et les Espagnols ou Anglais, comme le capitaine Phipps, qu'il n'attaquait pas et auxquels il avait fait don de quelques-unes des plus belles pièces récupérées au fond des mers, le laissaient en paix. Son nouveau gagne-pain ? Découvrir sous leurs chevelures d'algues, quelques chefs-d'œuvre de l'art inca ou aztèque, et cela comblait aussi son sens de la beauté et contentait son goût de la recherche.

Il parvint, peu à peu, à surmonter la hantise dont, quelque temps, il se sentit atteint jusqu'au fond de l'être : Angélique... Morte, et qu'il ne reverrait jamais. Il ne lui en voulait plus d'avoir vécu follement, et peut-être étourdiment. Sa mort complétait sa légende. Elle avait risqué un exploit qu'aucune captive chrétienne n'avait jamais osé. Il ne pouvait oublier qu'elle s'était refusée à Moulay Ismaël ! et avait affronté fièrement le supplice. Folie ! On ne demande pas aux femmes d'être héroïques, se disait-il désespérément. Qu'elle se fût conservée vivante, qu'il pût encore la serrer dans ses bras, sentir son corps tiède contre le sien, reprendre possession de ses yeux, comme à Candie, et il aurait oublié les traces sur elle des infidélités, il aurait tout pardonné !... Mais l'avoir vivante, goûter le grain de sa peau, la posséder dans un présent voluptueux qui ne se soucierait ni du passé, ni du lendemain, et ne plus avoir à imaginer ce beau corps desséché dans les sables, agonisant, lèvres grises, sans recours à la face du ciel.

– Ma chérie, comme je t'aimais...

*****

Le hurlement de la tempête monta, ébranlant les châssis des vitres. Arc-bouté pour résister aux violents soubresauts du plancher pris de folie, Joffrey de Peyrac restait attentif au cri intérieur de jadis qui avait jailli en lui.

– Ma chérie, je t'aimais, je te pleurais... Et voici que je t'ai retrouvée vivante et que je ne t'ai pas ouvert les bras.

L'homme est ainsi fait. Il souffre, puis il guérit. Il oublie alors la lucidité et la sagesse que confère la douleur. Débordant de vie, il se hâte de reprendre son bagage d'illusions, de petites craintes, de rancunes destructives. Loin de lui ouvrir les bras, à elle qu'il avait tant cherchée, il avait pensé à l'enfant que lui avait donné un autre, au Roi, aux années perdues, aux lèvres qui avaient baisé les siennes... Il lui en avait voulu d'être une inconnue. Mais c'était pourtant bien cette inconnue qu'il aimait aujourd'hui.