– « Au temps du chocolat », dit-il, maman nous prenait sur ses genoux. Elle nous apportait des beignets. On faisait des crêpes... Le gâte-sauce David Chaillou me hissait sur ses épaules et nous allions à Suresnes boire du petit vin blanc le dimanche... Pas nous, parce que nous étions trop petits, mais maître Bourjus et ma mère en buvaient...

« J'aimais bien ce temps-là. Mais après, quand nous étions à l'hôtel du Beautreillis, il fallait que ma mère se montre à la Cour et nous aussi... alors tant pis : on sacrifiait notre « temps du chocolat ».

Joffrey de Peyrac apprenait qu'Angélique avait habité l'hôtel du Beautreillis, qu'il avait fait construire pour elle. Comment avait-elle réussi à en reprendre possession ? Cantor, lui, l'ignorait.

Au demeurant, la vie actuelle de Cantor suffisait à l'occuper et il n'avait pas le goût des réminiscences.

Joffrey de Peyrac avait vite découvert avec émotion le don spontané de son fils pour le chant et la musique. Lui-même, Joffrey, dont la voix était morte, reprit alors goût à gratter les cordes de sa guitare. Il composait pour l'enfant des ballades et des sonnets, et l'initiait aux différentes variations instrumentales de l'Orient et de l'Occident. Il décida, peu à peu, de le confier plusieurs mois durant à une école italienne, à Venise, ou à Palerme en Sicile, dont la situation insulaire en faisait le port d'attache de tous les corsaires plus ou moins en rupture de nations.

Cantor était ignorant comme un ânon. Il savait à peine lire et écrire, très peu compter, et si la vie de cour, puis celle de corsaire, en faisaient un magnifique garçon, rompu aux exercices d'escrime, manœuvrant les voiles, et à l'occasion parfaitement policé et de manières courtoises, le savant qu'il avait pour père estimait cela lamentablement insuffisant. Cantor n'était pas paresseux. Il avait soif d'apprendre. Mais les maîtres qu'il avait eus jusqu'alors n'avaient pas su éveiller son intérêt pour l'étude, sans doute par un enseignement scolastique trop sec et abstrait. Il accepta, sans trop de déception, d'entrer comme pensionnaire à la maison des Jésuites de Palerme, dont ceux-ci avaient fait un centre de culture. Aux rives de cette île imprégnée de civilisation grecque, on retrouvait un peu de l'atmosphère des anciennes humanités qui, au XVIe siècle, avaient formé tant d'hommes dignes de ce nom.

Un autre motif poussait le Rescator à mettre son fils à l'abri et à le dissocier pendant quelque temps de son sort. Les dangers sans nombre qui l'entouraient risquaient un jour d'atteindre l'enfant. Il lui fallait réduire à merci ses principaux ennemis et pour cela entreprendre contre eux, aussi bien par la guerre que par des manœuvres diplomatiques, une des campagnes décisives. Alors qu'il relâchait à Tunis, Cantor n'avait-il pas déjà failli être enlevé par des envoyés de Mezzo Morte, l'amiral d'Alger, cet inverti sadique, à moitié fou par délire de grandeur, et qui ne lui pardonnait pas d'avoir diminué son influence en Méditerranée ?...

S'il avait réussi son attentat, le Rescator aurait dû passer par les fourches caudines. Que n'aurait-il accepté pour retrouver sain et sauf l'enfant qu'il s'était mis à aimer passionnément. Proche de lui par le goût de la musique, Cantor, par contre, le fascinait par tout ce qu'il avait d'étranger et qui lui rappelait irrésistiblement Angélique et son atavisme poitevin. Peu bavard, contrairement aux gens du Sud de la France, dont il était issu par son père, lucide et sachant faire le point, avec dans le regard ce reflet insondable des forêts druidiques, on ne pouvait guère se flatter de connaître ses pensées et de prévoir ses actes. Joffrey de Peyrac respectait particulièrement, en son second fils, un don fait de prescience et de double vue, qui lui permettait d'annoncer à l'avance certains événements bien avant qu'ils se produisent. Il le faisait alors avec tant de naturel qu'on le croyait prévenu. Cantor sans doute ne dissociait pas très bien le rêve de la réalité.

Les études allaient-elles détruire et banaliser les nuances de ce caractère original d'enfant ? La musique serait là pour le préserver et le climat exceptionnel qui régnait à Palerme. La mer bleue le bercerait encore et Joffrey de Peyrac laissait près de lui, pour le veiller jalousement, le fidèle Kouassi-Ba.

Chapitre 27

Ce que Mezzo Morte avait manqué avec l'enlèvement de Cantor, il le réussit avec Angélique, après qu'elle se fut enfuie de Candie, puis qu'elle eut quitté Malte. Joffrey de Peyrac demeura atterré en apprenant que sa femme, surgie en Méditerranée on ne savait trop comment, était tombée entre les mains de son pire ennemi. Simultanément, il venait d'être averti qu'elle était à Malte et, assez rassuré, il se préparait à partir à sa recherche.

Ce fut donc devant Mezzo Morte, à Alger, qu'il dut se présenter. Le renégat calabrais savait fort bien que le Rescator en passerait par où il voudrait. Il connaissait – comment avait-il pu l'apprendre – le secret que celui-ci n'avait confié à personne : qu'Angélique était son épouse chrétienne et qu'il sacrifierait tout pour la retrouver.

Vingt fois, devant les exigences de l'amiral barbaresque, Joffrey de Peyrac fut sur le point de lui jeter à la face son mépris et de renoncer. Pour une femme, il devait s'abaisser devant un répugnant et fruste personnage. Mais cette femme était sa femme et c'était Angélique. Il ne pouvait se décider au refus qui la condamnerait à mort, à un sort affreux. « Je t'enverrai, mon très cher, disait Mezzo Morte, un de ses doigts. Je t'enverrai, mio carissimo, une boucle de ses cheveux... Dans un superbe écrin, un de ses yeux verts... »

Impassible, Joffrey de Peyrac rusait, tous ses talents de comédien, il les avait dépensés pour ce misérable qui était italien et connaissait, lui aussi, le jeu subtil et féroce. Avec sa crainte pour elle, montait aussi sa rage contre elle. Maudite créature qui ne pouvait tenir en place ! Après lui avoir échappé à Candie, elle avait trouvé moyen de se jeter, tête baissée, dans les pièges grossiers de Mezzo Morte. Ah ! ce n'était pas d'elle, à coup sûr, que leur second fils tenait son don de double vue. Comment ne lavait-elle pas reconnu, deviné, à Candie ? Sans doute était-elle trop préoccupée par d'autres amours derrière lesquelles elle courait. Et, tout en se débattant pour la sauver, il se promettait de la secouer très rudement lorsqu'il l'aurait retrouvée.

Il était en train de ruiner une seconde fois sa vie pour elle. Mezzo Morte réclamait pour lui seul l'hégémonie en Méditerranée. Le Rescator devait s'effacer, disait-il et quitter la place. Lui parti, on pourrait recommencer à danser en rond : piller, brûler, razzier, vendre des esclaves, cette si commode et si disputée monnaie de la Mare Nostrum.

Joffrey de Peyrac essaya de le prendre par la cupidité. Il lui proposa des affaires qui lui rapporteraient au centuple ce qu'il gagnait à lancer ses reïs et leurs felouques à l'assaut des navires chrétiens, militaires ou commerçants. Mais ce n'était pas à CELA qu'aspirait le renégat. Il voulait être le pirate le plus puissant, le plus redouté, le plus haï de tous...

En face de cette demi-folie, le raisonnement, l'intérêt s'évanouissaient, perdaient de leur poids décisif.

Le Calabrais avait tout prévu, même que le Rescator pouvait apprendre avant de s'être engagé avec lui, ce qu'il avait fait d'Angélique et où elle se trouvait ; ce qu'il advint. Par des indiscrétions, il sut que la captive aux yeux verts avait été offerte au Sultan Moulay Ismaël.

« Ton meilleur ami, n'est-ce pas flatteur ? » ricana Mezzo Morte. « Mais prends garde. Si tu quittes Alger sans m'avoir donné ta parole de me laisser libre désormais d'agir à ma guise, tu ne la reverras pas vivante ! Un de mes serviteurs s'est mêlé à l'escorte marocaine. Je n'ai qu'à lui faire parvenir un message : il l'assassinera, la nuit même... »

Joffrey de Peyrac finit par s'engager vis-à-vis de Mezzo Morte. Soit, il quitterait la Méditerranée ! Il ne stipulait pas pour combien de temps, ni ne révélait qu'il avait l'intention de croiser au large du Maroc et de l'Espagne en gardant contact avec ses « rescators » jusqu'à ce que la puissance de « l'amiral » fût à son tour abattue.

Le renégat, trop heureux d'une victoire immédiate qu'il n'espérait plus, se montra presque naïf dans sa joie. Cela était beaucoup mieux réussi que s'il s'était débarrassé de son rival en l'assassinant, par exemple. Il était vrai qu'il ne s'était pas privé d'essayer, qu'il n'y était jamais parvenu et qu'il avait fini par révérer superstitieusement la « baraka » spéciale du magicien... Et puis, il restait malgré tout à redouter les foudres du Sultan de Constantinople qui n'aurait pas tardé d'apprendre qui l'avait privé de son conseiller secret et grand-maître de ses finances. Ayant pu quitter sans encombre Alger, le Rescator voguait vers les colonnes d'Hercule, se préparant à passer sans trop de difficulté sous les canons espagnols de Ceuta. Il comptait ainsi gagner Salé, et de là, Miquenez.

Il demeurait sombre. Angélique livrée à la concupiscence du sensuel et cruel Ismaël qu'il connaissait si bien, ce n'était pas là image à le réjouir. Tour à tour il maudissait Mezzo Morte et il maudissait aussi Angélique. Mais il ne pouvait se défendre de voler à son secours avec une impatience où n'entrait pas seulement la pensée de son devoir vis-à-vis d'une épouse imprudente.

Alors, il reçut brusquement un message d'Osman Ferradji.

– Viens... la femme que les étoiles t'ont dévolue est en danger...

*****

À cet instant de son évocation, Joffrey de Peyrac se dressa tout à coup, dans sa cabine du Gouldsboro. Une brusque inclinaison du navire, puis une autre, le firent chanceler. Il dit à mivoix : la tempête...

La tempête que la mer d'huile, au couchant, annonçait, venait d'envoyer ses premiers coups d'invite. Il resta debout, jambes écartées pour se maintenir en équilibre. Sa pensée n'avait pas encore quitté le rappel d'un passé, blanc de soleil, rouge de sang...