« Oui, elle est généreuse », se dit-il.
Ce fut comme un mirage.
La nuit tombait. Les enfants ne voyaient plus la mer ni les baleines. On entendait leurs petits pieds dévaler les échelles pour regagner l'entrepont.
Angélique, immobile regardait au loin.
Il était sûr qu'elle regardait vers lui, par-delà l'ombre qui s'amassait.
« Elle est généreuse. Elle est bonne. J'ai tendu des pièges à sa méchanceté et elle n'y a pas trébuché... C'est pour cela qu'elle ne m'a pas reproché d'être la cause de ses malheurs. Et c'est pour cela qu'elle est prête à souffrir de ma part des injustices et des reproches, plutôt que de me jeter à la face cette chose horrible qu'elle croit savoir, que je suis responsable, moi le père, de la mort de mon fils Cantor. »
Chapitre 26
Dans le calme de sa cabine et de la nuit – et le calme si rare de la mer, qui berçait sa songerie, il revécut l'épisode dramatique du cap Passero. L'on aurait été bien étonné à l'époque d'apprendre que le combat et la défaite de l'escadre française qui avaient tant ému les cours d'Europe avaient été déterminés par la présence dans « la maison » de l'amiral de Vivonne, d'un petit page de neuf ans !
*****
Lorsqu'il avait joint l'escadre française, au large de la Sicile, le pouvoir du Rescator était alors incontesté. L'ancien bagnard estropié de Marseille avait partout des complicités et des alliés. Pour parvenir à ce résultat, bien que naviguant pour affaires, il avait dû équiper son chébec en navire de guerre. Combats avec les uns ou les autres se présentaient fréquemment. Il avait mis au pas quelques pirates, non des moindres, tel le sournois Mezzo Morte. Il avait dû riposter à son grand regret à des attaques des chevaliers de Malte qui persistaient à voir dans ce corsaire masqué dont on ignorait le nom et les origines, un vulgaire renégat au service du Grand Sultan de Constantinople. Les apparences leur donnaient raison contre lui. Il n'y avait pas de place alors pour un moyen terme entre la Croix et le Croissant. On était ou pour l'une ou pour l'autre. Or Joffrey de Peyrac, une fois de plus, s'accommodait d'un troisième signe, son écu d'argent frappé symbolique, sur l'étamine rouge de son pavillon. Il n'ignorait pas non plus qu'en prenant la mer, l'escadre commandée par le duc de Vivonne avait pour but une expédition punitive dont lui-même demeurait l'un des objectifs les plus pressants. Car son action avait terriblement gêné Louis XIV et avait aussi ébranlé quelques grosses fortunes françaises fondées sur le troc avec le Proche-Orient de produits manufacturés de basse qualité qu'on ne parvenait pas à écouler en France. Joffrey de Peyrac avait donc envoyé ses espions se renseigner avec un soin particulier de l'itinéraire prévu par l'escadre royale française, de ses effectifs, et il leur avait recommandé de dresser un rôle aussi précis que possible des occupants des galères françaises. C'est ainsi qu'en détaillant la « maison » de l'amiral Duc de Vivonne, ses yeux tombèrent sur un prénom qui le rendit rêveur : Cantor de Morens, page.
Cantor ! N'était-ce pas aussi le prénom du fils qui lui était né après sa pseudo-exécution et dont il avait appris l'existence par la lettre du révérend père Antoine, reçue à Candie ? Durant les années précédentes, Peyrac s'était parfois demandé si l'enfant qu'attendait Angélique avait été un garçon ou une fille.
Souci alors mineur parmi tous ceux qui l'assaillaient. Ç'avait donc été un garçon. Quand il l'avait su, la nouvelle n'avait pas tellement retenu son attention, tant il était alors sous le coup d'une plus cuisante annonce : celle du remariage de sa femme. Mais maintenant, devant ce nom surgi inopinément, il méditait : Cantor de Morens... Il ne pouvait donc s'agir que de ce fils « posthume ». Il fit prendre d'autres renseignements et le doute fut écarté. L'enfant était bien âgé de neuf ans. C'était le beau-fils du maréchal du Plessis-Bellière.
L'intention première du Rescator était été de se dérober aux intentions belliqueuses de l'amiral de Vivonne. Prévenu, il irait se retrancher au delà de Candie et de Rhodes, et attendrait pour reprendre ses croisières que l'escadre eût fini de patrouiller et se lassât de poursuivre un fantôme.
Mais la présence du petit Cantor transforma ses projets. La mer lui envoyait son fils. Chaque heure, chaque jour, le désir de se trouver en face de cette incarnation de son passé l'envahit. Son fils et le fils d'Angélique. Conçu par une de ses nuits toulousaines, folles et délicieuses, dont il n'arrivait pas à rejeter entièrement la nostalgie. C'était un peu avant leur départ pour Saint-Jean-de-Luz où il avait été sournoisement arrêté par les sbires du Roi, que la petite vie avait dû commencer à se développer en elle. Au sein de sa chair douce et féconde, dont l'émoi hantait ses souvenirs. Voir ce fils, né de leur amour brisé.
Et, surtout, le reprendre.
Implacable, sa volonté se fit jour. Il avait remarqué avec aigreur qu'on avait nommé l'enfant Morens et non Peyrac et qu'on lui devait considération, non parce qu'il était le fils d'un grand seigneur d'Aquitaine, mais seulement le beau-fils du maréchal du Plessis. Le Rescator donna aussitôt l'ordre d'appareiller. Il arriva en vue de l'escadre française. Il voulait parlementer, offrir un échange. Mais l'amiral de Vivonne apprenant que le pirate qu'il avait ordre de couler corps et biens avait encore l'audace de venir ainsi jusqu'à lui, fit jeter son plénipotentiaire à la mer et lui envoya sans sommation une bordée de francs boulets. Touché dans ses œuvres vives, l'Aigle des Mers connut un mauvais quart d'heure. De plus il était contraint d'engager le combat. Heureusement, les lourdes galères manœuvraient comme des sabots lestés de cailloux. Sur l'une d'elles se trouvait Cantor. Joffrey de Peyrac s'arrangea pour l'isoler des autres mais dans le feu du combat, la galère fut irrémédiablement atteinte. Fou d'inquiétude, sachant avec quelle rapidité un navire disparaît dans les flots, raide comme une pierre, il avait envoyé ses janissaires les plus dévoués à l'abordage, afin de trouver à tout prix l'enfant parmi les passagers réunis à l'arrière et dont certains commençaient à se jeter à l'eau.
C'était Abdullah, le Maure, qui le lui avait amené. Une petite voix claire criait « Mon père ! Mon père ! ». Joffrey de Peyrac croyait rêver. Ce petit garçon, dans les bras du grand Abdullah, ne paraissait éprouver aucune peur, ni de la mort à laquelle il venait d'échapper, ni des visages sombres qui l'entouraient, des djellabas blanches et des grands cimeterres courbes. De ses yeux verts comme la source, il regardait la face masquée de noir d'un grand diable de pirate auquel on l'amenait, et il lui disait « Mon père », comme si cela avait été la chose la plus naturelle du monde, la plus attendue de lui.
Comment ne pas répondre à cet appel ?
– Mon fils !...
Petit compagnon peu gênant que ce paisible Cantor, ravi de l'existence qu'il menait sur les mers, à l'ombre du père qu'il admirait. Il ne semblait pas garder de regrets de sa vie passée. Joffrey de Peyrac s'était aperçu très vite que l'enfant aimable était très secret. Lui-même n'aurait pas voulu l'interroger le premier. Une crainte le retenait. Quelle crainte ? Crainte d'en savoir trop long et de toucher maladroitement à des plaies mal fermées. En effet, la première fois que Cantor fit allusion à sa famille demeurée au royaume de France, ce ce fut pour déclarer non sans fierté :
– Ma mère est la maîtresse du roi de France. Et si elle ne l'est pas encore, elle le sera bientôt. Il avait ajouté naïvement :
– C'est normal. C'est la plus belle dame du royaume.
Le coup de Jarnac reçu, Joffrey de Peyrac avait préféré laisser l'enfant évoquer ses souvenirs à son gré, sans les provoquer.
Les bribes qu'il recueillait ainsi composaient de curieux tableaux où passaient Angélique dans des atours somptueux, Florimond, le héros, le maréchal du Plessis-Bellière, froid et courtisan, et pour lequel Cantor avait de l'affection, le Roi, la Reine, et le Dauphin, qui lui inspiraient tous trois, fait étrange, des sentiments protecteurs et quelque peu apitoyés. Cantor se souvenait de toutes les robes qu'avait portées sa mère et les décrivait minutieusement, ainsi que ses bijoux.
Aux récits du petit page, se mêlaient de ténébreuses histoires d'empoisonnement, d'adultères, de crimes perpétrés dans l'ombre d'un couloir, de perversions et d'intrigues sordides qui ne semblaient pas l'avoir ému le moins du monde. Les pages de la Cour apprenaient la vie derrière la queue des robes qu'ils devaient soutenir. On ne se méfiait pas plus d'eux que des petits chiens.
Cantor avouait cependant qu'il s'amusait bien plus en mer qu'à Versailles. C'était même pour cette raison qu'il avait décidé de rejoindre son père. Florimond aussi viendrait, mais plus tard !
Il ne semblait pas envisager qu'Angélique pourrait se joindre à eux. Ainsi se dessinait aux yeux de Joffrey de Peyrac l'image d'une mère frivole et indifférente à ses fils. Un soir, il s'était décidé à poser une question.
Durant la journée, au cours d'un engagement avec une fuste algéroise, envoyée par Mezzo Morte, l'un de ses pires ennemis, Cantor avait reçu un éclat de mitraille dans la jambe, et à son chevet le Rescator s'adressait des reproches, bien que le garçonnet éclatât de fierté car il avait, comme tout bon gentilhomme, l'amour de la guerre dans le sang. L'enfant n'était-il pas bien jeune pour connaître une vie d'aventures barbares, parmi la rudesse des hommes ?
– Ta mère ne te manque-t-elle pas, mon petit ?
Cantor l'avait regardé avec une sorte d'étonnement. Puis son visage s'était assombri et il avait parlé de ce qu'il appelait, sans que le comte de Peyrac arrivât à démêler pourquoi : « le temps du chocolat ».
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