– Le bateau est gentil, dit-elle. Il ne bouge plus.
– C'est vrai.
Angélique retint un nouveau soupir en jetant un regard sur l'étendue huileuse et si inhabituelle de la mer.
Le soir tombait dans une lueur de début du monde, orangée et pulpeuse, douce et lourde, et pourtant froide comme une menace.
Des îles noires et grises, en mirage, plongeaient et replongeaient entre les vaguelettes mordorées.
Leurs mouvements incessants prenaient des allures de danse de ballet. « Je rêve », se dit Angélique, qui avait envie de se frotter les yeux.
Une voix tomba des haubans, celle du Sicilien :
– Ohé, bambini. Des cachalots !
Les enfants qui jouaient aux fléchettes dans la « grand-rue » se précipitèrent. Angélique fut entourée de leur bande piaillante. Les plus grands hissaient les plus petits afin qu'ils puissent admirer le spectacle.
C'était bien, en effet, les cachalots qu'elle avait pris tout à l'heure pour les îles. Les immenses corps noirs et luisants apparaissaient puis replongeaient et glissaient entre deux eaux, dont la transparence agrandissait encore leurs silhouettes monstrueuses. L'on en vit une, tout à coup, magnifiquement émergée, silhouette noire au dôme puissant que couronnait un prompt geyser de vapeur et que terminait la queue puissante, droite comme un gouvernail.
– La baleine de Jonas, cria un petit garçon, en trépignant, la baleine de Jonas !
Il débordait de joie.
– Je voudrais toujours vivre sur ce bateau, dit une des fillettes.
– Je ne voudrais jamais arriver, renchérit une autre.
Angélique, qui se passionnait, elle aussi, pour les évolutions des cachalots, cueillit les appréciations des petites demoiselles, avec ébahissement.
– Alors, vous êtes contentes d'être sur le Gouldsboro ? interrogea-t-elle.
– Oh ! oui, firent en chœur les enfants.
Elle chercha l'approbation des plus grands.
Séverine, si secrète d'ordinaire, s'avança :
– Oui, ici nous sommes tranquilles. On ne risque plus de nous envoyer au couvent. On ne nous ennuie plus avec toutes ces pages de théologie que ma tante me donnait à apprendre à l'île de Ré. Ici nous avons le droit de penser nous-mêmes.
Elle soupira avec soulagement. Séverine, l'anxieuse, était libérée. Le poids de l'angoisse qu'elle traînait depuis son enfance était tombé de ses frêles épaules comme un manteau de plomb.
– Aussi, on ne risque plus d'aller en prison, dit Martial.
Depuis le début du voyage, Angélique s'était étonnée du courage des enfants, en général. Ils n'étaient ni hargneux, ni pleurards, comme on aurait pensé les trouver. S'ils tombaient malades, ils avaient le bon esprit d'en guérir vite. C'était les parents par contre qui geignaient et se plaignaient de la pétulance de leur progéniture. Pardi, ils savaient eux, les enfants, qu'ils avaient échappé au pire. De plus, ils n'avaient jamais été aussi libres que sur ces quelques arpents de planches. Plus d'école, plus de longues stations devant l'écritoire, ou devant la Bible.
– Si nos pères nous laissaient un peu grimper dans les haubans et participer à la manœuvre, ce serait encore mieux, commenta Martial.
– Moi, un matelot m'a appris des nœuds que je ne connaissais pas, dit un des fils de Carrère, l'avocat.
Les aînés, pourtant, marquaient une certaine réticence. Séverine dit :
– Dame Angélique, est-ce vrai que le Rescator veut notre malheur ?
– Je ne crois pas.
Elle posait sa main sur l'épaule fluette. Le visage levé de Séverine respira la confiance et l'espoir. Comme à La Rochelle, Angélique éprouvait à regarder les enfants ce sentiment de pérennité qui la rassurait sur la fugacité de l'existence. De les aider à survivre justifiait sa vie.
– Ne vous souvenez-vous donc pas que lui et ses hommes vous ont sauvés des dragons du Roi qui nous poursuivaient ?
– Oui. Mais nos pères disent qu'ils ne savent où il nous mène.
– Vos pères sont inquiets parce que le Rescator et ses hommes sont très différents de nous. Ils parlent un autre langage, ils ont d'autres coutumes. II est parfois difficile de s'entendre quand on ne se ressemble pas.
Martial eut une parole d'une sagesse profonde.
– Mais le pays où nous allons est aussi différent de celui que nous avons connu. Il faudra bien nous y habituer. Nous voguons vers d'autres cieux.
Le petit Jérémie, qu'Angélique aimait parce qu'il ressemblait à Charles-Henri, rejeta de côté la mèche blonde qui voilait son regard bleu, et s'écria.
– Il nous emmène vers la Terre Promise.
Angélique sentait son cœur s'alléger. Par-delà l'âpre combat qu'il fallait livrer aux éléments et aux passions humaines déchaînées, les voix des enfants, comme le chœur des anges, s'élevaient et répétaient.
– Nous voguons vers la Terre Promise.
– Oui, affirma-t-elle avec fermeté. Oui, c'est bien vous qui avez raison, mes petits.
Et, d'un geste devenu familier, elle se tournait vers l'arrière du navire, et elle tressaillait car IL était là-bas, sur la dunette et elle avait l'impression qu'il regardait vers elle.
Chapitre 25
De la voir entourée d'enfants qui lui parlaient avec animation et auxquels elle répondait en souriant, c'était pour lui la découverte d'une femme toute nouvelle et qui le rendait perplexe. La mante brune qui tombait de ses épaules en longs plis grandissait Angélique. Elle gardait de l'allure, sous cette défroque à laquelle il finissait par s'habituer. D'être vêtue avec tant de sobriété accentuait son mystère et la noblesse de ses traits. Elle tenait par la main sa petite fille rousse. Mais, tout à l'heure, il l'avait vue qui la serrait dans ses bras. S'il était vrai que l'enfant fût née d'une tragédie et ne lui rappelât que des souvenirs d'horreur, où puisait-elle la force de lui sourire et de l'aimer si passionnément ? Berne racontait qu'on avait égorgé son fils dernier-né sous ses yeux. Voici donc ce qu'était devenu le petit du Plessis-Bellière...
Pourquoi avait-elle fait ses confidence au Protestant et se taisait-elle devant lui, son mari ? Pourquoi ne lui avait-elle pas déballé, comme tant d'autres l'auraient fait à sa place, le récit et les lamentations de ses épreuves qui devaient passer pour autant d'excuses à ses yeux ?...
Pudeur de l'âme et du corps. Elle ne parlerait jamais. Ah ! qu'il lui en voulait !
Pas tellement d'être devenue ce qu'elle était, mais de l'être devenue par d'autres et sans lui. Il lui en voulait – oui – de sa sérénité, de sa résistance et qu'après avoir affronté ces mille périls, vécu des heures horribles, elle osât présenter ce visage lisse, comme une belle plage à la courbe enchanteresse, sur laquelle la marée peut passer et repasser sans laisser de traces, sans en atténuer l'éclat nacré.
Était-ce la même femme qui avait tenu tête à Moulay Ismaël, subi la torture, la faim, la soif ?
« Et qu'ai-je appris encore ! qu'elle menait ses manants contre le Roi ! Elle a été marquée à la fleur de lys. Et elle sourit, là-bas, parmi les enfants, en admirant les évolutions des baleines. Puis-je prétendre qu'elle n'a pas souffert ?... Comment la définir alors ? Ni avilie, ni lâche, ni indifférente. »
Une femme de qualité.
Du diable s'il pouvait s'y retrouver dans cette inconnue. Sa divination, à lui, qu'on appelait le Magicien, se trouvait en défaut. Comment aller jusqu'à elle pour la reconquérir ? Un mot de Jason lui avait ouvert les yeux sur ses propres contradictions.
« Vous êtes obsédé par cette femme ! »...
Obsédé. Donc obsédante. Il lui fallait reconnaître que pour être devenu plus secret, le charme d'Angélique n'en était que plus puissant. Il n'était pas de ceux qui s'éventent comme des parfums de basse classe. Qu'il fût d'essence diabolique, ou charnelle, ou mystique, ce charme existait et M. de Peyrac, surnommé le Rescator, s'y trouvait bel et bien repris malgré ses propres refus. Englué par des questions lancinantes, dont elle seule aurait pu lui donner la réponse, par maints désirs qu'elle seule aurait pu combler. Il est vain de s'imaginer que l'on connaît tout d'un être, ni de lui refuser le droit de suivre certains chemins. Ceux qu'Angélique avait suivis loin de lui et, surtout au cours de ces cinq années dernières, n'étaient pas les moins surprenants.
Il la voyait cavalcadant à la tête des bandes de paysans qu'elle conduisait au combat. Il la voyait se traînant comme un oiseau blessé, pourchassée par les gens du Roi... Là commençait le mystère qu'il ne sonderait jamais peut-être, et il s'indignait, admettant que dans cette sorte de transmutation qu'elle avait subie, là aussi, résidait l'éternel féminin. La jalousie qu'il avait éprouvée en la voyant se dévouer pour ses amis, en découvrant sa fille à elle et la tendresse farouche qu'elle lui portait, aussi en l'apercevant agenouillée, bouleversée, devant le Protestant, sa main posée doucement sur l'épaule nue du blessé, était plus corrosive que s'il l'avait surprise cynique, entre les bras d'un amant. Au moins l'aurait-il méprisée et il aurait su ce qu'elle valait. Et il l'aurait prise pour ce qu'elle était. De quelle nouvelle pâte était-elle modelée ? Quel ferment nouveau ajoutait à sa beauté mûrie et comme exaltée par le soleil de l'été de sa vie, ce rayonnement tendre et chaleureux qui donnait envie de poser un front meurtri sur son sein, d'écouter sa voix dire des choses douces et réconfortantes ?
Un genre de faiblesse qu'il avait rarement éprouvé... Pourquoi fallait-il que ce soit cette violente, cette amazone, cette insolente à la langue prompte, cette femme sensuelle et hardie qui l'avait trompé sans vergogne, qui le lui inspirât ?
Et, comme le soleil disparaissait à l'horizon, Joffrey de Peyrac trouva l'une des clés qui, à son grand étonnement, lui donnait le secret du comportement d'Angélique, en maintes circonstances.
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