– Voulez-vous dire que ce serait maître Berne qui aurait déposé ces armes ici ? Dans quel but ? Et comment aurait-il pu se les procurer ?
– Je n'en sais rien, dit la vieille demoiselle en hochant la tête. Mais j'entendais l'autre jour M. Manigault déclarer : Piller un pillard n'est pas péché.
– Est-ce possible ? murmura Angélique. Nos amis envisageraient-ils de porter préjudice à celui qui les a sauvés ?
– Ils le soupçonnent fort de leur vouloir du mal.
– Qu'ils attendent au moins d'en être sûrs.
– Ils disent qu'après, il sera trop tard.
– Quels sont leurs projets ?
La sensation d'être observées les fit s'interrompre. Derrière elles, deux matelots, surgis comme par miracle de l'ombre du réduit, les surveillaient avec méfiance. Ils n'avaient pas l'air contents. Ils se rapprochèrent en parlant avec volubilité en espagnol. Angélique comprenait suffisamment leur langue.
Elle battit en retraite avec tante Anna en lui chuchotant :
– Ils disent que ces armes sont à eux et que nous n'avons pas à nous en occuper, et que les femmes bavardes on leur tranche la langue...
Elle ajouta, un peu soulagée.
– Vous voyez ! Vos impressions étaient fausses. Il s'agit des armes de l'équipage.
– Les armes de l'équipage n'ont pas à traîner sous des bottes de paille, répéta tante Anna péremptoire, je sais aussi ce que j'avance. Nos ancêtres étaient corsaires. Et pourquoi ces malotrus parleraient-ils de nous couper la langue s'ils avaient bonne conscience ? Dame Angélique, à l'occasion, ne pourriez-vous parler à monseigneur le Rescator de ce que je vous ai montré aujourd'hui ?
– Me croyez-vous tellement dans ses bonnes grâces pour oser aller lui donner des conseils à propos des agissements de ses hommes ? Je serais bien reçue. Il est bien trop orgueilleux et dédaigneux pour écouter une femme quelle qu'elle soit !
Son amertume perçait. Chaque fois qu'on s'adressait à elle comme à l'éminence grise du pouvoir, elle mesurait à quel point celui auprès duquel elle aurait dû recommencer à vivre cœur à cœur la tenait, en réalité, hors de son existence.
– J'aurais cru... dit Mme Anna pensivement. Il y a pourtant entre vous et cet homme quelque chose qui vous rapproche. Votre passé, n'est-ce pas... ? Vous êtes à sa ressemblance. J'ai compris dès que je l'ai vu que mon pauvre Gabriel n'avait plus aucune chance auprès de vous. Je reconnais par contre que votre commandant inspire quelques craintes à nos coreligionnaires, et qu'il ne se donne pas de peine pour les dissiper. Mais j'accorderais cependant confiance à ses initiatives. C'est curieux. Je suis persuadée que ce sont celles d'un homme sage et qui cherche le bien. Et puis... c'est un grand savant.
Ses joues rosirent comme si elle se reprochait un enthousiasme suspect.
– Et il m'a prêté des livres exceptionnels.
D'une écharpe de soie où elle les avait pieusement emmaillotés, elle tira deux volumes à tranches rouges, reliés de cuir.
– Ce sont des exemplaires rarissimes : « Principes de géométrie analytique » de Descartes, de « De revolutinibus orbium caelestrum » de Copernic. J'avais toujours rêvé d'en faire la lecture en France. Je n'ai jamais pu les trouver même à La Rochelle. Et c'est le Rescator qui me les prête en plein océan. Curieux !
Mme Anna s'installait à terre, sur sa mante pliée, sa maigre échine appuyée aux parois inconfortables.
– Je n'irai pas à la promenade ce soir. J'ai hâte d'avoir terminé ces traités. Il m'a promis de m'en prêter d'autres...
Angélique comprit que la docile demoiselle avait rarement été aussi heureuse.
« Joffrey a toujours su se concilier les femmes, se dit-elle. En cela, je le reconnais bien. »
Elle reconnaissait aussi son talent à bouleverser les gens, à faire d'un homme calme comme maître Berne, un enragé, et d'une mégère comme Mme Manigault, une femme presque indulgente.
Tout était changé et positivement à l'envers. À terre, Angélique avait toujours eu les hommes pour elle, alors que les femmes lui faisaient plutôt grise mine. Voici que les femmes paraissaient se rapprocher d'elle alors que les regards des hommes la traitaient en ennemie. Un vieil instinct, sans doute très enfoui, les avertissait qu'un ravisseur – et précisément d'une autre espèce que la leur – s'était interposé entre elle et eux ; jusqu'où cette rancune sur laquelle se greffaient de la méfiance et des doutes plus matériels, les conduirait-elle ?...
*****
La petite Honorine éclatait d'orgueil caché. Elle avait enfin découvert un protecteur masculin et puissant à bord de ce bateau de malheur qui non seulement la jetait par terre en tous sens – elle avait des bosses sur le nez, sur le front – mais où tout le monde, y compris sa mère, se désintéressait soudain d'elle.
Pour fuir ce monde pis que méchant, car indifférent, elle avait sauté dans la mer où les vagues la porteraient dans un pays où elle trouverait des garçons grands et forts qui seraient ses frères et un homme encore plus grand et plus fort qui serait son père. Mais la mer aussi l'avait trahie et s'était enfoncée sous ses pas confiants. La mer, qui continuait à porter les glaces et les oiseaux, n'avait pas voulu la porter, elle. Les oiseaux étaient devenus méchants et avaient cherché à lui arracher les yeux. Mais alors avait surgi des flots un ami au visage de hérisson. C'était « Cosse de Châtaigne ». Il avait chassé l'oiseau de mer et l'avait prise dans ses bras au moment où toute la mauvaise eau salée lui entrait dans la bouche.
Puis « Cosse de Châtaigne » l'avait ramenée sur le bateau où, toute la soirée, sa mère s'était occupée d'elle. Et maintenant, il lui restait « Cosse-de-Châtaigne » qui portait des rigoles noires et enflées à la place des blessures faites par l'oiseau. Honorine y passait ses petits doigts légèrement. « Pour te guérir », disait-elle.
À son tour, le Sicilien avait été frappé par la médaille de la Vierge qu'elle portait au cou.
– Per Santa Madona, è cattolica, ragazzina carina ?...
Honorine ne comprenait pas et ne s'en souciait guère. Le ton suffisait à la combler de félicité.
– Est-ce que tu es mon père ? lui demanda-t-elle, prise d'une espérance subite.
Le Sicilien parut étonné puis il éclata de rire. Il secoua négativement la tête avec des explications volubiles et une mimique navrée, d'où elle conclut qu'il n'était pas son père et qu'il le regrettait bien.
Jetant autour de lui un regard circulaire, il porta la main à sa ceinture, en tira son couteau. De sa chemise d'Italie, blanche rayée de rouge, il sortit un objet, dont il trancha le lacet, et qu'il pendit au cou d'Honorine, fort intéressée. Puis, voulant s'offrir le plaisir de la contempler avec plus d'éclairage, il la poussa dans un rai de soleil rougeâtre. L'effet lui parut satisfaisant. Il chuchota.
– Toi, ne dis pas qui a donné ça. Tu lé zourres. Sputo ! Sputo !
Et comme Honorine ne comprenait pas, le matelot cracha par terre, l'invitant du geste à l'imiter, ce qu'elle fit avec délice. Le matelot s'éloigna, un doigt sur les lèvres, car il apercevait Angélique à la recherche de sa fille.
Honorine était doublement heureuse. Car elle avait un autre ami et on recommençait à lui faire des cadeaux. Dans la poche de son tablier elle fouilla et retrouva la pierre brillante que lui avait donnée l'Homme Noir. Vivement elle la renfonça, d'un air farouche, en voyant surgir sa mère et elle affecta de ne pas la voir venir.
Un rayon de soleil accusait le roux des cheveux de la petite fille, et Angélique remarqua tout de suite, en contraste, l'éclat d'une chaînette d'or vert, sur le cou de l'enfant, qui supportait un pendentif contenant sans doute des reliques : des parcelles de la vraie croix ou de quelque instrument de supplice d'un saint martyr, car on remarquait les esquilles de bois collés.
– Où as-tu trouvé ce bijou, Honorine ?
– On me l'a donné.
– Qui cela ?
– Ce n'est pas l'Homme Noir qui me l'a donné.
– Mais qui ?
– Je ne sais pas.
Près de la chaînette d'or, il y avait la petite médaille d'étain, accrochée au cou de l'enfant trouvée par les religieuses de l'hospice de Fontenay-le-Comte et qu'Angélique n'avait jamais osé lui enlever, afin de se souvenir, et en signe de réparation.
– Ne mens pas. Ce pendentif n'est pas tombé du ciel pourtant.
Honorine eut la vision de l'océan gris ayant ravi au ciel le bijou. Elle dit d'un air assuré.
– Si. C'est l'oiseau qui le tenait dans son bec. Il a dû le lâcher et il est tombé sur mon cou.
Puis elle cracha par terre et dit d'un air buté :
– Par Santa Madona, ze lé zourre.
Angélique fut partagée entre l'envie de rire, de se fâcher et de poursuivre son enquête. L'enfant avait-elle à nouveau volé ?
Elle la prit dans ses bras et la serra très fort. Elle la sentit lui échapper.
– Je voudrais bien trouver mon père, dit Honorine. Il doit être très bon, alors que toi tu es si méchante !
Angélique soupira. Décidément, de sa fille à son mari, on ne lui pardonnait pas facilement la moindre de ses défaillances...
– Garde tes bijoux, après tout ! dit-elle. Tu vois que je ne suis pas si méchante que ça.
– Si, tu es très, très méchante, insista Honorine implacable. Tu te sauves toujours, ou bien alors, c'est ta tête qui se sauve et me laisse seule. Alors je pense que je vais mourir et je m'ennuie.
– On ne s'ennuie jamais quand on est une petite fille. La vie est toujours belle. Tu vois, l'oiseau t'a déjà apporté un cadeau.
Honorine pouffa en se cachant contre l'épaule d'Angélique. Elle était enchantée de découvrir sa mère si crédule.
Tout allait mieux ce soir.
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