Joffrey de Peyrac l'écoutait en se caressant le menton, pensivement.

– Étrange ! Jason ! murmura-t-il, très étrange ! Je croyais qu'elle ne m'intéressait plus... mais plus du tout.

– Hélas, fit Jason lugubre. Si cela pouvait être ! Mais nous sommes loin du compte...

Joffrey de Peyrac le prit par le bras, pour l'entraîner au-dehors, sur le balcon.

– Venez... Les « richesses » de mon pauvre Abdullah empuantissent ma cabine.

Il se perdit en contemplation devant le ciel qu'on aurait dit de pastel orangé, alors que la mer conservait des teintes froides et dures.

– Nous approchons... Vous allez tâcher de rassurer les hommes. Vous leur ferez remarquer que l'or espagnol est toujours à bord. Dès que nous aurons touché terre, dans quelques jours, je leur ferai verser une avance sur les prochaines négociations.

– Ils seront payés, puisqu'ils l'ont toujours été. Mais ils sentent qu'il y a eu une traversée de perdue. Pourquoi ce départ précipité sur La Rochelle ? demandent-ils. Pourquoi avoir embarqué ces gens qui nous encombrent et pour lesquels on se prive, et dont on ne tirera pas un liard, car on voit bien qu'ils n'ont que leurs chemises sur le dos ?

Et, comme Joffrey de Peyrac demeurait silencieux, le capitaine Jason prit un air malheureux.

– Vous me trouvez bien indiscret, monseigneur ? Et vous me faites comprendre que nous n'avons pas à nous mêler de vos affaires ? C'est là où le bât nous blesse. Les hommes d'équipage et moi-même, nous vous sentons absent... Les matelots surtout sont sensibles à cela. Quelle que soit leur race, vous savez comme ils sont, ces hommes de la mer. Ils croient aux signes, et s'attachent à ce qui est invisible beaucoup plus qu'aux apparences... Ils répètent que vous ne les protégez plus.

Un sourire étira la bouche du Rescator.

– Que survienne une tempête, et ils verront si je ne les protège plus.

– Je sais... Vous êtes encore là parmi nous. Mais, déjà, ils devinent plus loin.

Jason eut un mouvement du menton vers l'avant du bateau.

– Supposons que vous destiniez ces individus, que vous avez embarqués là, à peupler vos terres acquises dans le Dawn East ? En quoi cela nous concerne-t-il, nous autres les marins du Gouldsboro ?

Le comte de Peyrac posa sa main sur l'épaule de son ami. Son regard continuait à errer au delà de l'horizon mais il étreignait fortement la massive charpente sur laquelle il s'était souvent appuyé au cours de leurs croisières sans fin.

– Jason, mon cher compagnon, lorsque vous m'avez rencontré, j'étais déjà un homme qui avait franchi la mi-temps de son existence. Vous ne connaissez pas tout de moi, comme je prétends ne pas connaître tout de vous. Sachez que, depuis que je suis au monde, ma vie alterne entre deux passions : les trésors de la terre et les charmes de la mer.

– Et des belles ?...

– On exagère. Disons que les belles ont fait partie, à l'occasion, de l'une ou l'autre aventure. La terre et la mer, Jason. Deux entités. D'exigeantes maîtresses. Lorsque j'ai donné trop à l'une, l'autre réclame. Voici plus de dix ans, depuis que le Grand Turc m'a chargé de monopoliser le commerce de l'argent, que je n'ai plus quitté le pont d'un bateau. Vous m'avez prêté votre voix pour me permettre de commander aux capricieux éléments, et de la Méditerranée à l'océan, des mers polaires à celle des Caraïbes, nous avons connu d'exaltantes expériences...

– Et maintenant, vous êtes de nouveau possédé du désir de pénétrer les entrailles de la terre ?

– C'est exactement cela !

La phrase tomba comme une masse.

Jason baissa la tête.

Il avait entendu ce qu'il craignait d'entendre. Ses fortes mains aux poils roux se crispèrent sur la rambarde de bois doré.

La pression amicale de Joffrey de Peyrac s'accentua.

– Je vous laisserai le bateau, Jason.

L'autre secoua la tête.

– Ce ne sera plus la même chose. J'avais besoin de votre amitié, pour survivre. Votre passion, votre joie d'exister m'ont toujours surpris. J'avais besoin de cela pour exister moi aussi.

– Bast ! Seriez-vous sentimental, vieux dur à cuire ? Regardez. Il vous reste la mer.

Mais Jason ne leva même pas les yeux sur l'étendue mouvante et glauque.

– Vous ne pouvez pas comprendre, monseigneur. Vous êtes un homme de feu. Moi, je suis de glace.

– Brisez alors les glaces.

– Trop tard.

Jason poussa un long soupir.

– Il aurait fallu que je connaisse plus tôt le secret qui vous permet de jeter, à chaque instant, sur le monde un regard neuf. Quel est-il ?

– Mais il n'y a pas de secrets, dit Joffrey de Peyrac, à moins qu'ils ne soient différents. Chacun possède les siens. Que vous dirais-je ?... Être toujours apte à tout recommencer... Ne pas accepter de n'avoir qu'une seule vie... Mais des vies multiples...

Chapitre 24

Elle continuait, cette navigation interminable, car, en sortant sur le pont dans le matin blanchissant, les passagers ne virent encore que la mer et toujours la mer. Celle-ci avait seulement, une fois de plus, changé de toilette. Elle paraissait un lac presque sans rides. Malgré toutes les voiles dehors, le navire bougeait à peine, ce qui avait fait croire un instant aux occupants de l'entrepont qu'ils se trouvaient à l'ancre. Des voix s'étaient enquises, pleines d'espoir. Sommes-nous arrivés ?

– Priez le Seigneur qu'il n'en soit rien, s'était écrié Manigault. Nous ne sommes pas encore assez au sud pour nous trouver à Saint-Domingue. Cela signifierait donc que nous avons touché les côtes désertiques de la Nouvelle-Écosse, et nul ne peut dire quel sort nous y attend.

C'était avec un mélange de déception et de soulagement qu'ils contemplaient l'étendue morne devant eux. Les toiles pendaient et la seule agitation dans les vergues était celle de l'équipage qui essayait de déployer les plus hautes voiles pour capter un souffle de vent quasi inexistant. La hantise des calmes plats, tant redoutés des marins, surgit. Le temps était d'une relative tiédeur. La journée parut longue. Et lorsque au soir, au cours d'une nouvelle sortie, les passagers purent constater la lamentable tenue des voiles qui pendaient, flasques et ridées malgré les efforts de l'équipage, il y eut de profonds soupirs. Jenny, la fille aînée des Manigault, qui attendait un enfant, éclata en sanglots.

– Si ce bateau n'avance pas, je vais devenir folle. Qu'il arrive ! qu'il arrive, n'importe où, mais que ce voyage finisse !

Elle se précipita vers Angélique, en suppliant :

– Dites-moi... Dites-moi que nous allons arriver bientôt.

Angélique la raccompagna jusqu'à son grabat, en s'efforçant de la réconforter. Les êtres jeunes lui témoignaient une grande confiance, qui lui était un peu à charge, car elle ne se sentait guère en état d'y répondre. Ce n'était pas elle qui pouvait commander aux vents et à la mer, et aux destinées du Gouldsboro. Jamais elle ne s'était trouvée devant un avenir si imprécis et dans l'incapacité de savoir quelle décision prendre. Et l'on semblait toujours attendre d'elle qu'elle dirigeât les événements dans un sens ou dans un autre.

– Quand allons-nous débarquer ? suppliait Jenny qui se calmait difficilement.

– Je ne puis vous le dire, ma chérie.

– Ah ! pourquoi alors ne sommes-nous pas restés à La Rochelle ? Regardez notre misère... Là-bas, nous avions de si beaux draps, venus tout exprès de Hollande pour mon trousseau de mariage.

– En ce moment, les chevaux des dragons du Roi couchent dans vos draps de Hollande, Jenny. Déjà je les ai vus faire cela dans les demeures des Huguenots, en Poitou. Ils lavaient les sabots de leurs montures dans le vin de vos caves, et les bouchonnaient avec vos dentelles de Malines. Votre enfant était destiné à naître dans une prison, et à vous être enlevé aussitôt. Maintenant, par contre, il naîtra libre. Tout se gagne, tout se paie :...

– Oui, je le sais, fit la jeune femme en retenant ses larmes, mais je voudrais tant que nous soyons déjà sur la terre ferme... Ce mouvement perpétuel de la mer me rend malade. Et puis tout va si mal sur ce bateau. Le sang va finir par couler, je le sais. Et peut-être que mon mari sera parmi les morts... Malheur !

– Vous divaguez, Jenny. Pourquoi ces craintes ?

Jenny parut effrayée et regarda autour d'elle avec anxiété. Elle continuait à se cramponner à Angélique.

– Dame Angélique, chuchota-t-elle, vous qui connaissez le Rescator, vous veillerez sur nous, n'est-ce pas ? Vous ferez en sorte que rien de terrible n'arrive ?...

– Que craignez-vous ? répéta Angélique désemparée.

À ce moment, une main se posa sur son épaule, et elle vit tante Anna qui lui faisait un signe.

– Venez, ma chère, dit la vieille demoiselle, je crois comprendre ce qui tourmente Jenny.

Angélique la suivit, tandis qu'elle se dirigeait vers le fond de la batterie. Elle poussa une porte vermoulue derrière laquelle, au début du voyage, on avait entendu bêler des chèvres et grogner des porcs. Depuis belle lurette, chèvres et porcs avaient disparu, mais le réduit conservait une odeur d'étable qui faisait rêver.

Ecartant des haillons jetés dans un coin, et quelques bottes de paille, Mme Anna découvrit une dizaine de mousquets empilés, ainsi que des sacs de petit plomb et un baril de poudre.

– Qu'en pensez-vous ?

– Ce sont des mousquets...

Angélique regardait les armes avec malaise.

– À qui appartiennent-ils ?

– Je ne sais. Mais je pense que ce n'est pas un endroit pour ranger des armes sur un navire où la discipline me semble assez stricte.

Angélique avait peur de comprendre.

– Mon neveu m'inquiète, reprit tante Anna, sautant apparemment à un autre sujet. Vous n'êtes pas étrangère, dame Angélique, à l'altération de son caractère. Mais il ne faudrait pas que sa déception le porte à des actes déraisonnables.