Encore aujourd'hui, il se demandait pourquoi elle voulait, avec une telle force, une telle fièvre, sauver tous « ses » Protestants, lorsqu'elle s'était présentée à lui, échevelée, dure, ruisselante. Elle n'était même pas une épave de la vie. Là encore, elle lui aurait inspiré au moins de la pitié. Il aurait mieux compris que la seule crainte de tomber entre les mains des gens du Roi, s'il était vrai que sa tête était mise à prix, la jetât à ses pieds pour sauver sa vie et celle de sa fille. Il l'aurait mieux accueillie, lâche, pétrie de peur, avilie, que si parfaitement étrangère à son passé. Avilie ! Après tout, elle l'était. Une femme qui avait roulé on ne savait plus trop où, indifférente au sort de ses fils, et qu'il retrouvait nantie d'une bâtarde, née d'un inconnu. Il ne lui suffisait donc pas de s'être promenée follement en Méditerranée, pour courir après quelque galant. Chaque fois, quand il paraissait pour la tirer d'un mauvais pas, elle trouvait le moyen de le fuir étourdiment, afin de se jeter dans des dangers plus grands encore : Mezzo Morte, Moulay Ismaël, l'évasion dans le Rif. À croire qu'elle collectionnait par plaisir les pires aventures. Une inconscience qui frisait la sottise. Hélas, il fallait se rendre à l'évidence. Oui, elle était sotte, l'infirmité de la plupart des femmes. Non contente d'en être sortie indemne, elle s'était lancée dans une rébellion contre le roi de France. Quel diable la possédait ? Quel génie de se détruire ? Est-ce le rôle d'une femme, mère de famille, de lever des armées ? Ne pouvait-elle rester à filer la quenouille dans son château, au lieu de se livrer à la soldatesque. Ou même, à la rigueur, continuer à faire la coquette à Versailles, à la Cour du Roi. On ne devrait jamais laisser les femmes présider seules à leur destinée. Angélique, pour son malheur, manquait de cette qualité musulmane qu'il avait appris à respecter, celle de savoir s'abandonner parfois au destin, de laisser agir les forces invincibles de l'Univers. Non. À Angélique, il lui fallait diriger les événements, les prévoir et les mener à sa guise. Voilà où était le mal, chez elle. Elle était trop intelligente, pour une femme !

*****

Parvenu à ce point de ses réflexions, Joffrey de Peyrac mit sa tête dans ses mains et se dit qu'il ne comprenait rien, mais absolument rien aux femmes, en général, et à sa femme en particulier.

Le grand maître en l'art d'aimer que les troubadours du Languedoc se plaisaient à consulter, le subtil chapelain, n'avait pas non plus tout dit, car il n'avait pas assez connu la vie. Et à lui-même, Joffrey, les livres, les philosophies et les expériences de science n'avaient pas encore tout enseigné. Ainsi, le cœur de l'homme demeure toujours une cire vierge, si savant qu'il puisse s'imaginer...

Il s'apercevait qu'en ces quelques minutes, il venait d'accuser sa femme d'être stupide et trop intelligente, de s'être donnée au roi de France et de l'avoir combattu, d'être d'une faiblesse insigne, et d'une énergie anormale, et il devait constater que toute la discipline cartésienne qu'il se plaisait tant à accepter comme sienne le laissait, en définitive, impuissant, lui au cerveau lucide et masculin, en fait incapable de voir clair en lui-même. Il ne sentait que sa colère et sa douleur.

Contre toute logique, ce viol qu'elle avait subi lui apparaissait comme l'ultime trahison, car la jalousie et l'instinct de possession primitifs hurlaient le plus ton en lui. Il se révoltait, il criait au fond de son cœur : « Ne pouvais-tu agir en sorte de te préserver pour moi ? »

Et, puisqu'il était l'homme vaincu par le sort et qui ne pouvait la défendre, au moins qu'elle ne s'exposât pas.

Toute l'amertume de sa défaite, il la goûtait aujourd'hui. Vae victis. Soudain, il comprenait le sentiment qui pousse certaines tribus sauvages de l'Afrique à défigurer leurs propres femmes en leur faisant porter aux lèvres des plateaux de cuivre afin que le vainqueur qui les razzie ne puisse tenir entre ses bras que de hideuses créatures...

Elle était trop belle, trop charmeuse. Plus dangereuse encore lorsqu'elle ne s'en donnait pas la peine et que le pouvoir de ses yeux, de sa voix et de ses gestes semblait sourdre d'elle comme une source naturelle.

La pire des coquetteries, au fond, la plus désarmante !...

*****

– Monseigneur, pardonnez-moi !

Son ami, le capitaine Jason, était devant lui.

– J'ai frappé à plusieurs reprises ; vous croyant absent, je suis entré.

– Oui.

S'il était capable d'éprouver de violentes colères, jamais le grand chef des mers qu'était devenu le Rescator ne les extériorisait. Sa tension intérieure pouvait se deviner, pour ceux qui le connaissaient très bien, à la flamme du regard, habituellement allègre ou passionnée, et soudain changée, devenue fixe et terrible.

Jason ne s'y trompa pas. Il y avait d'ailleurs, estimait-il lui-même, de multiples raisons pour susciter le changement d'humeur du maître. Rien n'allait plus à bord ! Tant pis si un éclat survenait. Cela permettrait de mettre les choses au point avant qu'elles ne tournent totalement à la saumure.

D'un geste de la main, le second capitaine désigna, maussade, un énorme ballot que des marins qui l'accompagnaient venaient de déposer à terre pour s'en aller aussitôt. Des pans d'une vieille couverture de poils de chameau, s'échappait un incroyable bric-à-brac. Des diamants bruts dont l'éclat résineux voisinait avec celui de vulgaires bouchons de carafe, des bijoux d'or primitifs, une outre puant le bouc et encore gonflée d'un résidu d'eau douce et certainement nauséabonde, un Coran tout poisseux d'humidité et de graisse auquel était attachée l'amulette ou « baraka ».

Joffrey de Peyrac se pencha pour ramasser le sachet de cuir et l'ouvrit. Il renfermait un peu de musc de La Mecque et un bracelet en poils de girafe sur lequel étaient fixés, en breloques, deux crochets de vipère cornue.

– Je me souviens de ce jour, au pays des Ashantis, où Abdullah a tué la vipère qui se glissait vers moi, dit-il songeusement, je me demande...

– Oui, c'est ce que je ferais aussi, coupa Jason contre toute discipline et habitude. On mettra donc sa baraka sur sa poitrine et on le coudra dans sa plus belle djellaba.

– Puis, au crépuscule, on le descendra dans la mer. Encore que son âme aurait été bien plus heureuse si on l'avait enterré...

– Ce sera quand même une satisfaction pour ses frères musulmans du bord qui s'attendent à ce qu'il soit traité comme un chien, parce que pendu.

Joffrey de Peyrac considéra avec attention son second. Visage grêlé, bouche amère. Ses yeux étaient froids et faisaient songer à des pierres d'agate. Dix années de navigation le liaient à ce garçon trapu et taciturne.

– L'équipage murmure, dit Jason. Oh ! certes, ce ne sont pas tellement nos anciens compagnons d'Orient qui font la mauvaise tête, que les nouveaux, surtout ceux que nous avons dû engager au Canada et en Espagne pour compléter l'effectif du Gouldsboro. Nous sommes près de soixante. C'est dur de tenir en main une telle racaille. D'autant qu'ils voudraient bien savoir ce que vous mijotez. Ils se plaignent de n'avoir pas relâché aussi longtemps que prévu à Cadix et de n'avoir pas touché leur part de l'or espagnol repêché par nos plongeurs maltais au large de Panama... Ils disent aussi que vous leur interdisez de courir leur chance auprès des femmes qui sont à bord... mais que vous vous offrez la plus belle...

Ce reproche grave, que le second ne jetait pas en l'air, eut le don de faire éclater de rire le maître du Gouldsboro.

– Parce que c'est la plus belle, n'est-ce pas ? Jason...

Il savait que son rire achèverait de mettre hors de lui le capitaine, que rien au monde ne parvenait à dérider.

– C'est la plus belle ? répéta-t-il incisivement.

– Je n'en sais fichtre rien, grogna l'autre furieux. Ce que je sais, c'est qu'il se passe de mauvaises choses sur ce navire et que vous ne les voyez pas parce que vous êtes obsédé par cette femme.

Le mot fit sursauter M. de Peyrac. Il cessa de rire et fronça les sourcils.

– Obsédé ? M'avez-vous jamais vu obsédé par une femme, Jason ?

– Certes non. Par aucune... Mais bien par celle-ci. Ne vous a-t-elle pas fait faire assez de sottises à Candie et ensuite ? Que de démarches sans but ! Que d'affaires mal traitées parce que vous vouliez à tout prix la retrouver, sans vous occuper du reste.

– Avouez qu'il est fort normal que l'on cherche à rattraper une esclave qui vous a coûté 35 000 piastres.

– Mais il y avait autre chose, dit Jason têtu. Quelque chose que vous ne m'avez jamais confié. Qu'importe ! C'était le passé. Je la croyais bel et bien disparue, morte, enterrée. Et la voici qui reparaît.

– Jason, vous êtes un misogyne impénitent. Parce qu'une garce, jadis, que vous aviez eu l'imprudence d'épouser vous a fait envoyer aux galères, afin de pouvoir filer le parfait amour avec son amant, vous vouez à la race féminine une haine qui vous a fait perdre bien d'agréables occasions. Que de pauvres maris, liés à de tristes mégères, envieraient votre liberté reconquise dont vous profitez si mal !

Jason demeurait sombre.

– Il y a des femmes qui vous inoculent un poison dont on ne saurait guérir. Vous-même, monseigneur, êtes-vous certain de demeurer toujours à l'abri de ces tourments ? Votre esclave de Candie me fait peur... Là.

– Son aspect actuel devrait pourtant vous rassurer. J'ai été fort étonné, et même un peu déçu, je l'avoue, de la retrouver sous le bonnet de bourgeoise prude.

Mais Jason secouait la tête avec énergie.

– Piège encore, monseigneur ! Je préfère une franche odalisque, dans sa nudité, aux sournoises qui se voilent et semblent vous promettre le paradis dans un seul regard. Leur grossier poison de vient alors essence subtile... trop subtile pour que vous puissiez la discerner et vous en méfier. Essence ? que dis-je ?... Quintessence !