– Comment vont vos blessures ? interrogea doucereusement Joffrey de Peyrac.

– Je ne m'en ressens pas, répondit-il brièvement.

– Et celle-ci ? demanda encore le démon, en désignant le chiffon rougi dont était enveloppée la main du marchand déchiquetée par les dents de la jeune femme.

Berne devint pourpre et se dressa. Joffrey de Peyrac fit de même.

– Morsure de femme, murmura-t-il, plus venimeuse au cœur qu'à la chair.

*****

En exaspérant cet homme humilié, Joffrey savait qu'il commettait une erreur grave. Il avait aussi manqué de la plus élémentaire prudence en faisant amener Berne devant lui, mais il avait ce matin remarqué la main bandée et il n'avait pu résister au désir de vérifier une hypothèse qui se révélait juste.

« Elle l'a repoussé, se disait-il avec jubilation, elle l'a repoussé. Il n'est donc pas son amant ! »

Satisfaction qu'il faudrait certes payer très cher, Berne n'oublierait pas, Berne se vengerait. Dans ses yeux de commerçant rusé, s'accumulait une implacable rancune.

– Que croyez-vous avoir deviné, monseigneur ?

– Ce que vous ne niez pas vous-même, maître Berne. Dame Angélique est farouche.

– Y verriez-vous le triomphe de votre cause ? Vous risqueriez alors de vous tromper. Je serais étonné qu'elle vous ait accordé à vous ce qu'elle refuse à tous les hommes.

« Touché », pensa Joffrey de Peyrac, en se remémorant le recul d'Angélique entre ses bras. Il surveillait avec attention le visage redevenu impassible de son adversaire.

« Que sait-il sur elle, que moi j'ignore ? »

Berne avait senti son fléchissement. Il voulut pousser son avantage. Il parla. Sa voix recomposait l'horreur d'un récit dont l'époque n'était pas chiche. Un château en flammes, des serviteurs massacrés, une femme meurtrie, violentée par des soudards, portant entre ses bras un enfant égorgé. Depuis l'affreuse nuit, la même femme ne pouvait accueillir l'amour, sans revivre les atrocités subies. Il y avait pire. L'enfant, sa fille, était née de ce crime. Elle ignorerait toujours lequel de ces mercenaires puants en était le père.

– D'où tenez-vous une telle fable ? demanda brusquement l'homme masqué.

– De sa bouche à elle. De sa bouche même.

– Impossible.

Berne, déjà, pouvait savourer sa vengeance. Son adversaire, devant lui, chancelait, bien qu'il demeurât droit et ne manifestât pas d'émotion apparente.

– Les dragons du Roi, dites-vous ? Ce sont des ragots d'ignorant. Car une femme de sa qualité, amie de Sa Majesté et de tous les grands noms du royaume, ne pouvait risquer d'être victime de la soldatesque. Pourquoi se serait-on attaqué à elle ? Je sais qu'on persécute en France les Huguenots, mais elle n'appartenait pas à leur confession.

– Elle les aidait.

Le marchand haletait et la sueur perlait à son front.

– C'était la « Révoltée du Poitou », murmura-t-il, je l'ai toujours soupçonné et maintenant vos paroles m'en donnent la certitude. Nous savions qu'une grande dame, jadis honorée à la Cour, avait levé ses gens contre le Roi et entraîné toute la province, Huguenots et Catholiques, dans sa rébellion. Cela a duré près de trois ans. À la fin, ils ont été vaincus. Le Poitou a été ravagé. La femme a disparu. Sa tête était mise à prix cinq cents livres... Je m'en souviens. C'était bien elle.

– Allez-vous-en ! dit Joffrey de Peyrac d'une voix presque imperceptible.

*****

Voici donc de quoi étaient comblées ces cinq années de sa vie qu'il ignorait, et pendant lesquelles il l'avait crue ou morte ou retournée, soumise, au roi de France. Une rébellion contre le Roi, l'insensée ! Les plus atroces turpitudes ! Et dire qu'il la tenait à Candie. Il lui aurait évité cela.

À Candie, elle était encore l'image de celle qu'il avait connue, et elle l'avait ému jusqu'aux moelles. Quel moment lorsque, à travers les fumées du batistan oriental, il l'avait aperçue et reconnue.

Un marchand l'avait averti alors qu'il jetait l'ancre à l'île de Mylos. La vente d'une magnifique esclave s'annonçait au batistan de Candie. On le savait grand amateur « de pièces de choix ». En réalité, on exagérait un peu, mais le faste arabe nécessaire dans sa situation exigeait qu'il ne dédaignât pas les femmes.

Il se plaisait à multiplier les gestes spectaculaires qui enflaient sa légende et lui assuraient près des voluptueux Orientaux une considération croissante et de meilleur aloi. Son goût pour choisir les beaux objets humains du plaisir était d'ailleurs réputé. L'excitation de la vente et des enchères, l'intérêt de découvrir sous l'enveloppe charnelle et splendide, la timide flamme humaine de ces femmes humiliées, de les voir revivre, de les écouter, chacune, avec des récits d'enfance et de misère, des quatre coins du monde : la Circassienne, la Moscovite, la Grecque, l'Éthiopienne... le distrayaient de travaux plus âpres et dangereux. Il goûtait dans leurs bras le repos, un bref oubli, l'amusement parfois de voluptés nouvelles. Elles devenaient vite ses amies, dévouées pour lui jusqu'à la mort. Petit bibelot charmant qu'il se divertissait un moment à découvrir et caresser, ou bel animal farouche qu'il se plaisait à apprivoiser. La conquête achevée perdait ensuite vite de son intérêt. Il avait trop connu de femmes pour qu'aucune d'elles pût se l'attacher. Et, avant de les quitter, il s'évertuait à leur redonner une nouvelle chance de vie, ramenait l'esclave razziée dans son pays, dotait la pauvresse, accoutumée depuis l'enfance aux amours vénales, afin qu'elle pût choisir sa route librement, rendait à l'occasion ses enfants à une mère qui les avait perdus... Mais combien s'accrochaient à lui, suppliantes : « Garde-moi, toujours, je ne te gênerai pas... Je tiens peu de place... C'est tout ce que je te demande ».

Il devait alors se méfier des philtres magiques qu'elles essayaient de lui faire boire et de leurs ruses serpentines. « Tu es trop fort, gémissaient-elles dépitées, tu vois tout, tu devines tout. Ce n'est pas juste. Moi je suis si petite. Je ne suis qu'une femme qui veut rester à ton ombre ». Il riait alors, baisant de belles lèvres pulpeuses qui n'avaient pas pour lui plus d'importance qu'un fruit rapidement savouré, et repartait en mer.

À l'occasion, la réputation d'une nouvelle beauté viendrait piquer sa curiosité, et il chercherait à l'acquérir.

Le marchand de Mylos, en lui parlant de la captive aux yeux verts, l'avait amusé, avec son enthousiasme levantin pour « la qualité de la marchandise ». Unique ! Admirable !... Chamyl Bey, l'eunuque blanc, pourvoyeur des harems du Grand Turc était sur les rangs. Pour cette seule raison, monseigneur le Rescator se devait d'entrer en lice. Mais il ne serait pas trompé... Qu'il en juge ! La race ? Une Française, c'était tout dire. La qualité ? Surprenante. Il s'agissait d'une authentique grande dame de la Cour de Louis XIV. En secret, et pour ceux qui étaient vraiment décidés à y mettre le prix, on chuchotait que c'était même l'une des favorites du roi de France. Sa démarche, son maintien, son langage ne trompaient pas et s'alliaient à toutes les beautés qu'on peut attendre : une chevelure d'or, des yeux clairs comme l'eau marine, un corps de déesse. Son nom ? Après tout, pourquoi ne pas le dire, pour authentifier un grand secret : marquise du Plessis-Bellière. Un très grand nom, disait-on. Rochat, le consul de France, qui l'avait vue et s'était entretenu avec elle, était formel à ce sujet. Stupeur ! Après s'être assuré par des questions pressantes que son interlocuteur n'affabulait pas, le Rescator s'était littéralement précipité pour appareiller pour Candie, toutes affaires cessantes. En chemin, il avait appris les circonstances qui avaient amené cette jeune femme entre les mains des marchands d'esclaves. Elle se rendait à Candie pour affaires, d'autres disaient pour rejoindre un amant. La galère française qui la portait avait fait naufrage et le marquis d'Escrainville, cet écumeur des mers, l'avait recueillie sur une barque et, avec elle, sa plus belle chance de petit pirate. Chacun prévoyait que les enchères monteraient de façon vertigineuse.

Pourtant, il avait fallu qu'il la vît pour y croire. Malgré son sang-froid, il conservait un souvenir imprécis de cet instant où il avait su à la fois que c'était bien elle et qu'elle était sur le point d'être vendue. D'abord, arrêter les enchères, arracher d'un seul chiffre le marché. 35 000 piastres. Une vraie folie !

Et puis la couvrir, la dérober aux regards. Alors seulement, il l'avait sentie, il l'avait palpée, bien vivante, réelle. Il avait vu également, au premier coup d'œil, qu'elle était à la limite de sa résistance nerveuse, une femme à bout, affolée par les menaces et les brutalités de ces ignobles marchands de chair humaine, une femme comme toutes celles qu'il avait ramassées, pantelantes, sur les marchés de la Méditerranée. Elle ne le reconnaissait pas, égarée, affolée...

Alors il avait décidé d'attendre pour se démasquer, de l'avoir d'abord arrachée à l'assemblée avide et curieuse qui les entourait. Il l'emmènerait dans son palais, lui ferait donner des soins et, quand elle s'éveillerait, il serait là, à son chevet. Hélas, son romanesque projet avait été déjoué par Angélique elle-même. Pouvait-il imaginer qu'une créature aussi traquée, aussi à bout-, allait trouver la force de lui filer entre les doigts, à peine sortie du batistan ? Elle avait des complices qui avaient mis le feu au port. Peu à peu, parmi les décombres fumants, la vérité s'était fait jour. On avait aperçu une barque d'esclaves profitant du désordre de l'incendie pour s'éloigner. Elle était parmi eux ! Malédiction ! Sa fureur d'alors rejoignait assez celle qu'il éprouvait aujourd'hui. Et il pouvait se dire que s'il devait à Angélique ses plus grandes douleurs, il lui devait aussi ses plus violentes colères. Comme à Candie, il se reprenait à maudire le sort. Elle s'était enfuie et cinq années avaient suffi pour qu'il la perdît à tout jamais. Le destin la lui avait rendue, certes, mais après en avoir fait une femme toute nouvelle qui ne lui devait plus rien. Comment reconnaître la délicate elfe des marais poitevins ou même l'esclave émouvante de Candie, dans une amazone dont le langage même lui était incompréhensible. Elle était possédée d'une flamme bizarre qu'il s'expliquait mal.