« J'ai porté la main sur toi, mais c'est ta main qui me punira. Allah soit loué ! »
Les deux Noirs s'avancèrent en murmurant un chœur aux répons nostalgiques et rapides. Ils soulevèrent le corps de leur frère, lui ôtèrent la corde infamante et, le portant, s'éloignèrent en direction du beaupré. La haie des matelots se referma sur eux. Le Rescator demeurait tourné vers les Protestants.
– Maintenant, il faut que vous sachiez une chose, et une fois pour toutes. J'ai fait pendre cet homme, non pas parce qu'il avait attenté à la vertu de votre fille, monsieur Marcelot, mais parce qu'il m'avait désobéi. Lorsque vous êtes montés à mon bord vous, vos femmes et vos enfants, j'ai donné un ordre formel à mon équipage. Aucun de mes hommes ne devait s'approcher des femmes et des filles et leur manquer de respect... sous peine de mort. En passant outre, Abdullah savait donc ce qu'il risquait. Maintenant, il a payé.
Il s'avançait vers eux, se plantait devant Manigault et examinait tour à tour, Berne, Mercelot, le pasteur Beaucaire, que l'attitude générale de leurs compagnons semblait désigner comme les chefs de la communauté. Dans l'entrebâillement de son manteau rejeté par le vent, l'on apercevait ses mains gantées se crisper sur les crosses des deux pistolets passés à sa ceinture.
– Je veux ajouter ceci, continua-t-il du même ton lourd de menace, afin que vous en fassiez votre profit.
« Messieurs, vous êtes rochelais, vous connaissez les lois de la mer. Vous n'ignorez pas que sur le Gouldsboro, je suis le seul maître après Dieu. Tous à bord, officiers, hommes d'équipage, passagers me doivent obéissance. J'ai pendu ce Maure, mon fidèle serviteur, parce qu'il avait contrevenu à mes ordres... Et si vous y contrevenez, un jour, sachez que vous aussi je vous pendrai...
Chapitre 23
Elle le regardait éperdument, elle le dévorait des yeux. Comme il était seul !
Seul dans le vent. Ainsi qu'elle l'avait vu seul sur la lande. Seul comme le sont les hommes qui ne ressemblent pas aux autres. Et, pourtant, il portait sa solitude avec la même aisance que son grand manteau noir dont il savait si bien faire flotter les lourds plis dans le vent. Toutes les charges de la vie, il les avait portées ainsi sur ses épaules d'homme et, pauvre ou riche, puissant ou banni, malade ou vigoureux, c'était ainsi qu'il avait mené son existence sans fléchir ni se plaindre à quiconque, et elle savait que c'était en cela que résidait sa noblesse. Il resterait toujours un grand seigneur.
Et elle avait envie de courir vers cette force inaltérable pour qu'il la soutînt dans sa propre faiblesse, et aussi de l'attirer à elle, pour qu'il se reposât enfin. Un coup de sifflet avait dispersé l'équipage. Les hommes s'égaillaient dans la mâture. De la dunette, le capitaine Jason criait ses ordres dans son porte-voix de cuivre. Les vergues se couvraient de toiles. Le tableau reprenait vie. Sans un mot, les Protestants avaient quitté le pont. Angélique ne les avait pas suivis. En cet instant, il n'y avait plus qu'elle et lui et l'horizon sans fin autour d'eux. Lorsqu'il se retourna, Joffrey de Peyrac la vit.
– Banale aventure en mer que celle d'une exécution d'exemple pour maintien de la discipline générale, dit-il. Il n'y a pas de quoi s'émouvoir, madame. Vous qui avez navigué en Méditerranée, aux mains des pirates et des marchands d'esclaves vous devriez le savoir.
– Je le sais.
– Le pouvoir a des servitudes. La discipline est une œuvre rude à forger, puis à tenir.
– Je sais cela aussi, dit-elle.
Et elle se rappela avec étonnement qu'elle avait été chef de guerre et qu'elle avait mené des hommes au combat.
– Le Noir aussi le savait, reprit-elle songeuse. J'ai compris ce qu'il vous disait hier soir, lorsque nous l'avons surpris.
Et, soudain, l'impudeur de la scène qui leur était apparue et son atmosphère ardente et insolite se recomposaient devant elle et amenaient une coloration vive et troublée à ses joues. Elle se rappelait tout à coup qu'elle avait tendu la main et serré le bras de celui qui était à ses côtés. Elle ressentait encore au creux de la paume la sensation de la chair musclée, dure comme le bois, sous l'étoffe du pourpoint. Son amour !
Il était là ! Les lèvres auxquelles elle avait rêvé gardaient, sous la rigidité du masque, leur modelé chaleureux et vivant.
Elle n'avait plus à poursuivre désespérément l'image fuyante d'un souvenir. Il était là !
Tout ce qui les séparait n'était que vétilles. Cela tomberait de soi. La certitude d'une réalité trop longtemps poursuivie en rêve la pénétrait d'un bonheur intense. Elle se tenait devant lui, sans oser bouger, aveugle à tout ce qui n'était pas lui. À l'autre bout du navire on jetterait ce soir aux flots le corps du supplicié. L'amour... la mort. Le temps continuait de tisser sa toile, d'enchevêtrer dans les fils des destinées ce qui crée la vie et ce qui la détruit.
– Je crois qu'il serait bon que vous regagniez votre logis, dit enfin Joffrey de Peyrac.
Elle baissa les yeux, montrant d'un signe qu'elle avait compris et qu'elle était docile. Certes, tous les obstacles n'étaient pas encore tombés entre eux. Mais ce n'était que minuscules détails. Déjà étaient tombées les murailles les plus infranchissables, celles derrière lesquelles elle n'avait cessé de l'appeler en se tordant les mains : celles de la mort et de l'absence.
Qu'importait le reste. Un jour, leur amour ressusciterait, lui aussi. Mme Manigault se tourna brusquement vers Bertille et la gifla à bout portant.
– Sale petite punaise ! Vous voilà satisfaite maintenant. Vous avez la mort d'un homme sur la conscience.
Ce fut un beau tapage. Malgré la considération qu'elle devait à la femme de l'armateur, Mme Marcelot prit fait et cause pour sa progéniture.
– Vous avez toujours été jalouse de la beauté de ma fille, alors que les vôtres...
– Si belle qu'elle soit, votre Bertille, elle n'avait pas à faire des effets de corsage devant un Nègre. C'est à croire que vous n'avez jamais vécu, ma commère !...
On les sépara, non sans peine.
– Tenez-vous tranquilles, les femmes ! Gronda Manigault. Ce n'est pas en vous arrachant vos coiffes que vous nous aiderez à sortir de ce guêpier.
Il ajouta, tourné vers ses amis :
– J'ai cru ce matin, quand il s'est présenté, qu'il avait découvert ce que nous préparions. Heureusement, il n'en est rien.
Il n'en soupçonne pas moins quelque chose, grommela l'avocat soucieux. Ils se turent parce qu'Angélique paraissait. Les portes se refermèrent derrière elle, et l'on entendit le bruit des chaînes qui les cadenassaient.
– Aucune illusion à se faire. Nous sommes de vulgaires prisonniers ! dit encore Manigault. Gabriel Berne était absent. Deux matelots l'avaient retenu au-dehors, chargés de le conduire, très respectueusement, mais sûrement, devant monseigneur le Rescator.
*****
« C'est étrange, songeait-il. Tout à l'heure, quand je lui parlais, elle a eu pour moi un vrai regard d'amoureuse. Peut-on se tromper à un tel regard ? »
Il en était encore à méditer cette minute incomparable, si fugitive qu'il doutait de l'avoir vécue, lorsque le Huguenot entra.
– Prenez place, monsieur, dit Joffrey de Peyrac, en lui désignant un siège en face de lui. Gabriel Berne s'assit.
La courtoisie de son hôte ne lui disait rien qui vaille et il avait raison. Après un assez long silence, où les adversaires s'observaient, le duel commença.
– Où en sont vos projets de mariage avec dame Angélique ? demanda la voix sourde qui se nuançait de moquerie.
Berne ne broncha pas, Avec déplaisir, Peyrac nota sa maîtrise. « Le gros bourdon n'esquive pas les pointes, se dit-il. Il ne les rend pas non plus. Mais qui sait si sa pesanteur ne finira point par m'entraîner et me faire trébucher ».
Enfin, Berne secoua la tête.
– Je ne vois pas la nécessité de parler de ces choses, dit-il.
– Moi si. Je m'intéresse à cette femme. J'aime donc à en parler.
– Lui proposeriez-vous aussi le mariage ? fit Berne, à son tour, moqueur.
– Certes non.
Le rire de son interlocuteur était incompréhensible pour le Huguenot et décuplait sa haine. Cependant il demeura calme.
– Vous désiriez peut-être savoir par moi, en me faisant appeler, monsieur, si dame Angélique succombait à votre cynisme et était prête à détruire sa vie et ses amitiés pour vous complaire ?
– Il y avait, en effet, un peu de cela dans mon intention. Eh bien, que répondez-vous ?
– Je lui crois trop de raison pour se laisser prendre à vos pièges, affirma Berne avec d'autant plus de véhémence qu'il doutait, hélas, de ses propres paroles. Elle a cherché près de moi l'oubli de sa vie tourmentée. Elle connaît trop le prix de la paix. Elle ne peut jeter au vent tout ce qui nous lie. Les jours d'amitié, d'entente, d'entraide... J'ai sauvé la vie de sa fille.
– Ah ! eh bien, moi aussi. Nous voici donc rivaux pour deux femmes au lieu d'une.
– La petite compte beaucoup, fit Berne menaçant, comme s'il brandissait un épouvantail. Dame Angélique ne la sacrifiera jamais ! Pour personne.
– Je sais. Mais j'ai là de quoi séduire les jeunes damoiselles.
Rabattant le couvercle d'un coffret, il fit glisser entre ses doigts, avec amusement, des bijoux.
– J'ai cru comprendre que l'enfant était sensible au scintillement des pierres précieuses.
Gabriel Berne serra les poings. Il ne pouvait échapper à la certitude, lorsqu'il se trouvait en face d'un tel homme, d'avoir affaire à un être infernal. Il le rendait responsable du mal qu'il sentait en lui-même et du malaise persistant qu'il éprouvait à se retrouver parmi ses démons. Le souvenir cuisant du bref drame, qui s'était déroulé la nuit passée entre Angélique et lui, le hantait au point qu'il n'avait assisté qu'en automate à l'exécution du Maure.
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