– Non.

Mais elle était comme paralysée. Elle se souvenait que maître Berne était terriblement fort. Elle l'avait vu étrangler un homme.

Appeler ! Sa gorge serrée ne laissait jaillir aucun son. Et d'ailleurs, c'était tellement affreux et inconcevable qu'elle ne pouvait croire à son acte.

Elle essaya de se débattre.

« Nous devenons tous fous sur ce bateau », songea-t-elle désespérée. La nuit les couvrait, la prudence des gestes cachait leur but, mais elle voyait l'homme progressant vers elle avec une ténacité silencieuse.

Elle eut encore un sursaut, frôla une main nue contre sa joue et, tournant la tête, mordit de toutes ses forces. Il chercha d'abord à lui faire lâcher prise et n'y parvenant pas, il gronda sourdement de douleur : « Chienne sauvage ».

Le sang coulait dans la bouche d'Angélique. Quand elle desserra enfin l'étau de ses dents, Gabriel Berne se ployait en deux, sous l'effet de la souffrance.

– Allez-vous-en, souffla-t-elle. Éloignez-vous de moi... Comment avez-vous osé ? À deux pas de nos enfants !...

Il recula.

Dans son hamac, la petite Honorine se retourna. Une vague frappa contre le sabord un coup sourd. Angélique retrouvait son souffle. La nuit finirait bien par s'écouler et le jour par se lever. Inévitables étaient les heurts au cours d'une traversée dans ce carcan de chêne d'un bateau où se trouvaient rassemblés de force des êtres violents à l'avenir incertain. Mais son esprit se calmait plus vite que son corps. Elle demeurait troublée, ne pouvait oublier que, quand elle s'était éveillée, elle était en proie au désir. Elle attendait un homme. Mais pas celui-là. De celui qu'elle aimait elle était séparée et elle lui tendait les bras. « Prends-moi contre toi... Délivre-moi, toi si fort... Pourquoi t'ai-je perdu ? Si tu me repousses, j'en mourrai ! »

Elle balbutiait des mots tout bas, berçant contre elle la chaleur de ses élans retrouvés. Comment avait-elle pu demeurer glacée devant lui ? Est-ce ainsi que se comporte une femme amoureuse ? Lui aussi avait pu croire qu'elle ne l'aimait plus. Mais, dans son rêve, elle avait reconnu ses lèvres.

Les baisers de Joffrey ! Comment avait-elle pu les oublier ? Elle se souvenait de sa surprise, à son premier baiser, jadis, puis de son éblouissement. Longtemps, jeune femme, elle avait préféré ce vertige plus doux des lèvres, à celui de la possession. Dans ses bras, sous sa bouche, elle goûtait à cet anéantissement de l'amante qui n'est plus rien qu'un bonheur sans nom, par la grâce du bien-aimé.

Par la suite, aucunes lèvres d'homme n'avaient su la combler à ce point. Elle jugeait le baiser comme une intimité qu'elle n'avait pas le droit de partager avec un autre que lui. À la rigueur l'acceptait-elle comme les préliminaires indispensables d'une aventure plus poussée. Des baisers qu'on lui prenait, elle se hâtait de glisser vers l'aboutissement des rites, le plaisir auquel elle se savait habile et ardente. Des amants l'avaient contentée, mais des lèvres d'aucun elle ne se souvenait avec agrément.

Tout au long de sa vie, elle avait gardé pour elle, et presque sans le savoir, la qualité unique de ces baisers dévorants et merveilleux qu'ils échangeaient, riant et jamais rassasiés, au temps si lointain de Toulouse... et que le sommeil qui, parfois, dépouille de tous les voiles, venait de lui rendre comme par miracle.

Chapitre 22

Et il était là, si sombre sous son masque, qu'on aurait dit un homme d'acier, dans le matin blême, embrumé par la fumée des chandelles éteintes.

Apparition subite qui laissait les passagers inquiets. Ils s'éveillaient à peine de leur lourd sommeil ballotté. Ils avaient froid. Des enfants toussaient et claquaient des dents. Des matelots armés de mousquets entouraient le Rescator.

Il promena sur les émigrants son regard qui semblait plus perçant d'être dissimulé entre les fentes du masque.

– Les hommes ! Veuillez vous rassembler et monter sur le pont.

– Que voulez-vous de nous ? demanda Manigault en bouclant sa redingote froissée.

– Vous le saurez tout à l'heure. Rangez-vous par là, je vous prie.

Il remonta la travée en examinant les femmes. Devant Sarah Manigault, il quitta sa raideur pour la saluer avec courtoisie.

– Madame, je vous serais également obligé de bien vouloir nous accompagner, ainsi que vous, madame, ajouta-t-il tourné vers la femme du papetier.

Ce choix et ce cérémonial spécial n'étaient pas sans troubler les plus courageuses.

– C'est bon, je viens, se décida Mme Manigault en se drapant dans son châle noir. Mais je voudrais bien savoir ce que vous nous réservez.

– Rien d'agréable, madame, je vous le confirme, et j'en suis le premier marri, mais il faut que vous soyez présente.

Il s'arrêta encore devant tante Anna et devant Abigaël, les invitant d'un geste à aller se ranger près du groupe des hommes qui attendaient encadrés par les matelots en armes. Puis il marcha jusqu'à Angélique, muette d'appréhension. Il affecta une révérence plus profonde et un sourire plus ironique.

– Madame, vous aussi, ayez l'obligeance de me suivre.

– Que se passe-t-il ?

– Accompagnez-moi et votre curiosité sera satisfaite.

Elle se tourna vers Honorine pour la prendre dans ses bras, mais il s'interposa.

– Non. Pas d'enfants sur le pont. Croyez-moi. Le spectacle n'est pas pour eux.

Honorine se mit à hurler en donnant toute sa voix. Alors, le Rescator eut un geste inattendu. Il plongea la main dans l'aumônière de cuir, pendue à sa ceinture, et en retira un saphir bleu, gros comme une noisette et qui jetait des feux surprenants. Il le tendit à l'enfant. Honorine se tut, subjuguée. Elle s'empara du saphir et ne vit plus rien autour d'elle.

– Quant à vous, reprit-il en s'adressant de nouveau à Angélique, venez et ne vous imaginez pas que votre dernière heure est arrivée. Vous serez de retour, près de votre fille, sous peu.

Sur le pont du gaillard d'avant, l'équipage était rassemblé. Parmi le bariolage des vêtements dont le choix était laissé à la fantaisie de chacun, on distinguait nettement les Méridionaux aux ceintures et aux foulards vifs, les Anglo-Saxons en bonnets de laine et dont beaucoup portaient des gilets de fourrure. Deux Noirs, un Arabe tranchaient près des visages rousselés aux cheveux pâles des Anglais. Cependant, le quartier-maître et ceux qui avaient la responsabilité de chaque équipe de gabiers étaient vêtus, ce matin-là, de redingotes rouges soutachés de galons d'or, dont l'uniforme soulignait leur rôle de sous-officiers à bord. L'Indien au teint de cuivre, près de Nicolas Perrot barbu et poilu, achevait de compléter un tableau des races humaines qui ne manquait pas de pittoresque. Angélique ne les aurait pas crus si nombreux. Le plus souvent dispersés dans les vergues et les haubans, on s'habituait à ne connaître d'eux que des silhouettes simiesques et agiles, perdues dans la haute forêt des bois et des voiles, leur domaine, dont les éclats de rire, les appels et les chants passaient au-dessus des têtes.

Redescendus aujourd'hui de leurs hauteurs, ils semblaient mal à l'aise sur le plancher, pourtant mouvant, du pont. Ils perdaient la légèreté stupéfiante et acrobatique de « ceux des voiles », redevenaient soudain gauches et empruntés. On voyait qu'ils avaient tous des faces profondément marquées, plutôt graves que riantes et leurs yeux à tous, clairs ou sombres, avaient ce feu particulier des regards habitués à sonder l'horizon, à se méfier, tandis que l'arcade sourcilière s'avance et les abrite de l'éclat du soleil. Angélique devina que ses compagnes étaient, comme elle, péniblement impressionnées. C'est une chose que de voir de joyeux marins déambulant sur les quais de La Rochelle, c'en est une autre que de les découvrir sous le ciel de leur solitude, séparés de toutes les douceurs de la terre et, par cela même, plus âprement hommes que tous ceux qui, chaque jour, côtoient dans les rues des femmes et des enfants, et s'asseyent le soir à leur foyer. Elles éprouvaient, à les voir ainsi face à face, de la pitié et de l'effroi. C'étaient des gens d'une autre espèce humaine. Pour eux, seul le métier de mer comptait, les terriers leur étaient complètement étrangers.

Le vent s'engouffrait dans le grand manteau sombre du Rescator. Il s'était placé un peu en avant. Elle pensa qu'il était le maître de ces hommes étranges et étrangers, qu'il réussissait à faire plier les fortes têtes, à se faire entendre des plus ténébreux esprits enfermés dans ces corps grossiers.

Quel ascendant ne fallait-il pas posséder sur la vie, les éléments et sur soi-même, pour s'imposer à ces cœurs errants, ces cervelles brûlées, ces insociables, ennemis de toute la terre ?

Le vent et sa grande symphonie dans les cordages étaient les seuls bruits à régner sur le navire. Les hommes, immobiles et les yeux baissés, paraissaient pétrifiés par un inexplicable sentiment commun à eux seuls. Leur accablement finissait par gagner même les Protestants, les terriens, rassemblés à l'autre bout du pont, près de la balustrade. Ce fut vers eux que se tourna le Rescator, lorsqu'il parla.

– Monsieur Mercelot, hier soir vous réclamiez justice pour l'outrage dont votre fille avait été victime. Soyez satisfait. Justice est faite.

Il eut un geste qui leur fit à tous lever les yeux. Un murmure d'horreur leur vint aux lèvres. Au-dessus d'eux, pendu à la vergue du mât de misaine, à trente pieds, un corps se balançait doucement.

Abigaël voila son visage de ses mains. Sur un signe, la corde qui retenait le condamné se déroula vivement. Le cadavre atterrit au milieu du pont, et resta là, étendu, sans vie. Les lèvres tuméfiées du Maure Abdullah découvraient en s'entrouvrant l'éclat de ses dents blanches. La même clarté, morte et nacrée, filtrait sous ses paupières à demi closes. Ses membres puissants avaient l'abandon du sommeil, mais sa chair avait pris une teinte grisâtre et la vue de sa nudité faisait frissonner tous les spectateurs sous le vent glacial du matin. Angélique revoyait l'homme nu, prosterné dans sa misère, et elle entendait sa voix rauque lorsqu'il avait murmuré en arabe, aux pieds de son maître.